Question du temps, pensée des processus
Extrait du Institut des Hautes Etudes pour la Science et la Technologie
http://ihest.fr/la-mediatheque/collections/seances-publiques/ouverture-officielle-du-cycle-276/question-du-t
emps-pensee-des
Ouverture officielle du cycle 2012-2013
Question du temps, pensée
des processus
- La Médiathèque - Collections - Séances publiques - Ouverture du cycle national 2012-2013 -
Date de mise en ligne : lundi 15 juillet 2013
Copyright © Institut des Hautes Etudes pour la Science et la Technologie -
Tous droits réservés
Copyright © Institut des Hautes Etudes pour la Science et la Technologie Page 1/14
Question du temps, pensée des processus
François JULLIEN, philosophe, chaire sur l'altérité, Collège d'études mondiales, Fondation Maison des sciences de
l'homme
Question du temps, pensée des processus
Penser l'impensé de la pensée européenne
Après des études de philosophie, j'ai fait le choix d'un pas de côté par la Chine pour sortir de la pensée européenne,
héritière des grecs. Qu'est-ce qu'être héritiers des grecs ? Peut-on connaître vraiment cet héritage si l'on n'en sort
pas ? J'ai donc choisi de passer par la Chine, la voie la plus commode pour sortir de l'Europe. En effet, sortir de
l'Europe implique de s'extraire de la langue indo-européenne (nous sommes liés à l'Inde par le sanskrit) mais aussi
de sortir des rapports d'histoire. On ne peut donc sortir de la pensée européenne ni par le monde arabe, ni par l'Inde.
Il ne s'agit pas d'aller plus loin mais ailleurs. En Chine, le régime linguistique est tout autre que l'indo-européen. On y
trouve une autre famille de langues avec une écriture qui n'est pas phonétique mais idéographique. En outre, nous
n'avons rencontré le monde chinois que tardivement, au début de la Renaissance, quand les européens sont allés
en Chine pour convertir.
J'ai été en Chine pour trouver des conditions d'extériorité, ce que Foucault appelait si bien l'hétérotopie de la Chine.
La Chine est un ailleurs qui sert d'une part à dépayser la pensée et d'autre part, par effet de retour, à réinterroger les
partis pris de la raison européenne. Comment pense-t-on quand on rompt avec nos grandes notions philosophiques
que sont l'Être, Dieu, la vérité ou la liberté ? Que se passe-t-il dans la pensée quand nous rompons ces amarres,
quand nous ne pouvons plus remonter dans l'histoire de nos questions, quand nous n'avons plus la même langue qui
les articule ? Mon chantier consiste donc à interroger ce que nous ne songeons pas à interroger, ce qui nous paraît
aller de soi, constituer notre évidence, ce sur quoi nous n'avons donc pas prise et qu'à partir de ce dehors chinois
nous pouvons à nouveau faire émerger. Je passe par la Chine pour essayer d'aménager des prises obliques sur
notre impensé, ce à partir de quoi nous pensons et que par là-même nous ne pensons pas. En tête Des mots et des
choses, Foucault écrivait : « les utopies rassurent, les hétérotopies inquiètent ». C'est cette inquiétude que j'essaie
de promouvoir dans la philosophie, non pas en cherchant en Chine des solutions à nos problèmes, non pas en me
sinisant, mais en cherchant par ce décalage à redécouvrir la pensée européenne dans ce qui a fait son inventivité,
sa fécondité, ses choix propres, comme par exemple le choix du temps.
Copyright © Institut des Hautes Etudes pour la Science et la Technologie Page 2/14
Question du temps, pensée des processus
La pensée du temps en Europe
Si l'on peut se disputer au sujet du temps, une chose est sûre : cette notion s'impose à nous. Notre langage est
habité par cette notion (« Je n'ai pas le temps », « Quel temps fait-il ? ») comme si le temps était une évidence. Or,
je voudrais montrer que la notion de temps est une invention, ce qui la rend d'ailleurs d'autant plus intéressante. Elle
n'est pas une banalité de la pensée mais une invention, tramée depuis les grecs, avec ses contradictions et ses
difficultés. La notion de progrès qui lui fait suite ne va, elle non plus, pas de soi. Le propre de la philosophie est de
faire apparaître ce que l'on croit aller de soi comme n'allant pas de soi et donc de le questionner.
Les trois entrées européennes dans la question du
temps
Je commencerai par évoquer nos entrées dans la pensée du temps en vous rappelant cette phrase clé d'Augustin,
qui scelle le destin énigmatique de la question du temps. Au livre XI des Confessions, Augustin écrit : « Qu'est-ce
donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer,
je ne le sais plus. » Bon rhétoricien, Augustin a l'art de mettre en tension et de dramatiser cette chose toute simple
qui est que quand je parle du temps, je crois savoir ce que c'est et dès que je m'arrête pour y penser, il m'échappe.
Prolongeons cet étonnement, cet échappement face à la question du temps. En Europe, nous avons trois entrées
dans la pensée du temps.
L'entrée physique
La première entrée à notre pensée du temps est l'entrée physique, celle qu'ouvre Aristote au livre IV de la Physique
après avoir traité de la question du lieu. Pour Aristote, le temps est le nombre du mouvement entre l'avant et l'après.
Le temps est ce qui mesure en tant que nombre (arythmos) ce déplacement d'un mobile qui va d'un point A à un
point B. On a donc pensé très tôt le temps par spatialisation. On voit bien comment cette question du temps
intervient après celle du lieu. Le lieu est l'espace où se meuvent les corps et le temps mesure ce déplacement des
corps. Cette entrée physique nous paraît aller de soi mais elle redevient étrange si l'on interroge la condition de cette
entrée, à savoir que ce soit sous l'angle de corps en mouvement que nous abordions ce que nous allons appeler à
partir de Descartes la Nature (physis).
En effet, si je me tourne vers la Chine pour interroger les impensés de la pensée européenne, je me rends compte
que les chinois ont abordé ce que nous appelons la Nature et qu'ils appellent le ciel terre, le cours des choses (il n'y
a donc pas le terme de physis pour soutenir cette conception de la nature), non pas en termes de corps ou de corps
en mouvement mais en termes de facteurs en corrélation. Il s'agit des fameux Yin et Yang, les deux versants d'une
même montagne éclairés ou laissés dans l'obscurité et qui vont de paire. Penser la nature en termes de corps était
donc déjà un choix grec. Ce choix a habité toute la logique de la physique européenne visant à arriver aux corps
premiers par décomposition ou analyse. Les chinois n'ont jamais été soucieux de l'atome et des premiers éléments
mais des premiers agents. Le mouvement des corps n'est pas leur affaire. Cette entrée physique n'apparaît donc pas
en Chine.
L'entrée métaphysique
La seconde entrée dans la pensée du temps est l'entrée métaphysique. Méta désigne l'au-delà. Le terme «
métaphysique » vient du titre attribué ultérieurement au traité d'Aristote faisant suite à la Physique. Le métaphysique
Copyright © Institut des Hautes Etudes pour la Science et la Technologie Page 3/14
Question du temps, pensée des processus
a pris un sens important dans notre culture comme étant le domaine d'au-delà de la nature, celui des fins dernières.
Avec cette entrée, le temps n'a plus été pensé par homologie avec le mouvement (le temps homogène et continu
que détermine Aristote) mais par opposition à l'éternité. Nous avons pensé le temps physique par homologie avec le
mouvement en pensant un temps homogène, de grandeur divisible et continue que l'on peut compter. Nous avons
pensé le temps métaphysique par opposition à l'éternité dans ses aspects conjoints de succession et d'altération
sans fin. Le mouvement d'une part dans la physique ; l'éternité de l'autre dans la métaphysique.
C'est à partir de ces deux piliers que nous avons institué en Europe, d'abord chez les grecs, la pensée du temps. Il y
a donc invention, construction. Concernant le temps métaphysique, on ne se réfère plus à Aristote mais à Platon
pour qui le temps est une image mobile de l'éternité. Plotin, poursuivant la pensée platonicienne, décrit une sorte de
pensée théorique du pêché originel ou de la scène d'ouverture de la Bible. Il y avait l'éternité (aiôn en grec),
c'est-à-dire ce qui est toujours. L'éternité est donc l'identité. Elle est sous-tendue par le verbe être, verbe grec par
excellence. L'éternité est ce qui est toujours, ce qui ne devient jamais. On retrouve la grande opposition grecque
entre être et devenir. C'est sur cette construction que la notion du temps est bâtie. Plotin raconte ainsi cette scène
d'une éternité qui était là et dont a chu le temps. Le temps faisant donc basculer de cette identité parfaite, de ce qui
est toujours le même dans l'être, dans ce qui devient, le devenir, donc la succession, l'altération, la corruption, la
mort. C'est une vision théorique de la chute biblique. Plotin ne connaît pas encore le christianisme mais il est habité
par une dramatisation de l'époque : l'idée que quelque chose se défait dans l'ordre de l'être et qui fait qu'il advient par
chute du temps, tombant de l'éternité, quelque chose qui devient, le monde du devenir, de la génération et de la
corruption.
Peut-on se passer de l'éternité ? Oui, si l'on va en Chine. Côté chinois, on ne s'est pas intéressé à l'éternité pour une
raison très simple : on ne dispose pas en chinois du verbe être. Le chinois ne peut pas dire « je suis » ou « je ne suis
pas ». Il peut dire « je suis là » ou « il y a moi » ou « je subsiste » mais pas « je suis ». Cette grande ressource de la
pensée grecque, ce verbe être (le plus petit de tous les mots mais qui est sous tous nos maux, comme le disait
Heidegger), est barré du côté chinois. Est donc barrée la grande voie de l'ontologie, du discours sur l'être, de
l'essence, bref de tout ce qui a été la voie principale de la philosophie en Occident. Les chinois n'ont pas été
intéressés par l'éternité mais par la durée sans fin, l'inépuisable. Ils pensent le monde en tant qu'énergie, souffle,
respiration. Il ne faut pas que l'énergie s'use, se tarisse. Elle doit se renouveler par interaction de facteurs. D'où une
physique énergétique par corrélation. Chaque physique a ses mérites. La physique occidentale a eu ses mérites
avec les notions de forces, de causalité. La physique chinoise a eu ses mérites avec le magnétisme. Les chinois ont
été très tôt sensibles aux effets du magnétisme, au phénomène des marées, à tout ce qui est corrélation à distance,
cette sorte de correspondance entre facteurs opposés mais corrélés. Donc le sans fin, l'inépuisable. C'est pour cela
que les chinois n'ont pas pensé l'immortalité de l'âme mais la longue vie (vivre longtemps, ne pas épuiser son
énergie par toutes les ressources que vous connaissez et qui aujourd'hui fascinent tant les occidentaux).
C'est ce qui fait aussi qu'ils n'ont pensé ni la création, ni l'aboutissement, ni la genèse, ni l'apocalypse. Il n'y a pas de
grand lever de rideau, ni de grand baisser de rideau mais un renouvellement continu d'énergie. C'est cela le monde
et c'est cela ma vie.
La conjugaison
La troisième entrée dans la pensée du temps en Europe est la conjugaison. Nous conjuguons, c'est-à-dire que nous
lions le temporel et le verbal. Nous avons des temps : passé, présent, futur avec toute leur diversité. Or, le chinois ne
conjugue pas. Quand vous apprenez le chinois, vous n'apprenez ni déclinaisons ni conjugaisons. Cela pourrait
sembler plus simple mais c'est en réalité très commode d'avoir des temps et des déclinaisons car cela donne une
morphologie et une syntaxe à la langue. Nous conjuguons donc nous séparons des temps : passé, présent, futur.
C'est donc notre langue qui crée le problème. Problème que pose déjà Aristote et qui est à l'origine de cette énigme
du temps, à savoir que le futur n'est pas encore, le passé n'est plus et le présent n'est que le point de passage du
futur dans le passé, donc sans extension, donc sans existence. Question pour les grecs : qu'est-ce que le temps ?
Copyright © Institut des Hautes Etudes pour la Science et la Technologie Page 4/14
Question du temps, pensée des processus
Quelle est cette essence du temps ? Le temps doit bien exister (puisque je divise) mais aucune des divisions
n'existent. C'est un divisible sans division. Étrange ! Vous remarquez d'ailleurs que le temps des grecs ne coïncide
pas avec notre flèche du temps. Le temps vient du futur, passe par le présent et va dans le passé. Notre image de la
flèche du temps est un renversement moderne qui va à l'encontre de la représentation héritée des grecs. La difficulté
est de penser le présent. Le présent n'est que le point (au sens géométrique) du passage du futur dans le passé. Où
vivons-nous puisque nous ne vivons que dans le présent mais que ce présent n'existe pas ? Cette question hante
encore notre conscience contemporaine.
La pensée du temps en Chine
Transportons nous en Chine et dans la langue chinoise qui ne conjugue pas. Comment les chinois ont-ils pensé ce
que nous appelons le temps ?
<dl class='spip_document_2408 spip_documents spip_documents_left' style='float:left;width:355px;'>
« S'en aller passé, présent s'en venir »
Par une formule qui est la plus banale en Chine : s'en aller, passé ; s'en venir, présent. Le temps est un aller-venir. Il
n'y a pas trois temps (passé, présent, futur) mais un aller-venir continu, une transition continue. Il y a du s'en aller et
du s'en venir. Nous vivons dans ce s'en aller, s'en venir, qui est la transition continue du monde. Il y a un mouvement
de renouvellement continu, s'en aller, s'en venir, passé, présent mais pas de futur. Le futur est très ambigu, y
compris chez nous. Cette expression commune en chinois « s'en aller passé, présent s'en venir » est très souvent
traduite en français par « passé, présent, futur » parce que l'on traduit par ce que l'on attend. Au lieu de traduire dans
ce qui résiste, on traduit par assimilation et le chinois n'est plus que le fac-similé de la pensée européenne.
Saison et durée
Copyright © Institut des Hautes Etudes pour la Science et la Technologie Page 5/14
1 / 14 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !