Question du temps, pensée des processus
a pris un sens important dans notre culture comme étant le domaine d'au-delà de la nature, celui des fins dernières.
Avec cette entrée, le temps n'a plus été pensé par homologie avec le mouvement (le temps homogène et continu
que détermine Aristote) mais par opposition à l'éternité. Nous avons pensé le temps physique par homologie avec le
mouvement en pensant un temps homogène, de grandeur divisible et continue que l'on peut compter. Nous avons
pensé le temps métaphysique par opposition à l'éternité dans ses aspects conjoints de succession et d'altération
sans fin. Le mouvement d'une part dans la physique ; l'éternité de l'autre dans la métaphysique.
C'est à partir de ces deux piliers que nous avons institué en Europe, d'abord chez les grecs, la pensée du temps. Il y
a donc invention, construction. Concernant le temps métaphysique, on ne se réfère plus à Aristote mais à Platon
pour qui le temps est une image mobile de l'éternité. Plotin, poursuivant la pensée platonicienne, décrit une sorte de
pensée théorique du pêché originel ou de la scène d'ouverture de la Bible. Il y avait l'éternité (aiôn en grec),
c'est-à-dire ce qui est toujours. L'éternité est donc l'identité. Elle est sous-tendue par le verbe être, verbe grec par
excellence. L'éternité est ce qui est toujours, ce qui ne devient jamais. On retrouve la grande opposition grecque
entre être et devenir. C'est sur cette construction que la notion du temps est bâtie. Plotin raconte ainsi cette scène
d'une éternité qui était là et dont a chu le temps. Le temps faisant donc basculer de cette identité parfaite, de ce qui
est toujours le même dans l'être, dans ce qui devient, le devenir, donc la succession, l'altération, la corruption, la
mort. C'est une vision théorique de la chute biblique. Plotin ne connaît pas encore le christianisme mais il est habité
par une dramatisation de l'époque : l'idée que quelque chose se défait dans l'ordre de l'être et qui fait qu'il advient par
chute du temps, tombant de l'éternité, quelque chose qui devient, le monde du devenir, de la génération et de la
corruption.
Peut-on se passer de l'éternité ? Oui, si l'on va en Chine. Côté chinois, on ne s'est pas intéressé à l'éternité pour une
raison très simple : on ne dispose pas en chinois du verbe être. Le chinois ne peut pas dire « je suis » ou « je ne suis
pas ». Il peut dire « je suis là » ou « il y a moi » ou « je subsiste » mais pas « je suis ». Cette grande ressource de la
pensée grecque, ce verbe être (le plus petit de tous les mots mais qui est sous tous nos maux, comme le disait
Heidegger), est barré du côté chinois. Est donc barrée la grande voie de l'ontologie, du discours sur l'être, de
l'essence, bref de tout ce qui a été la voie principale de la philosophie en Occident. Les chinois n'ont pas été
intéressés par l'éternité mais par la durée sans fin, l'inépuisable. Ils pensent le monde en tant qu'énergie, souffle,
respiration. Il ne faut pas que l'énergie s'use, se tarisse. Elle doit se renouveler par interaction de facteurs. D'où une
physique énergétique par corrélation. Chaque physique a ses mérites. La physique occidentale a eu ses mérites
avec les notions de forces, de causalité. La physique chinoise a eu ses mérites avec le magnétisme. Les chinois ont
été très tôt sensibles aux effets du magnétisme, au phénomène des marées, à tout ce qui est corrélation à distance,
cette sorte de correspondance entre facteurs opposés mais corrélés. Donc le sans fin, l'inépuisable. C'est pour cela
que les chinois n'ont pas pensé l'immortalité de l'âme mais la longue vie (vivre longtemps, ne pas épuiser son
énergie par toutes les ressources que vous connaissez et qui aujourd'hui fascinent tant les occidentaux).
C'est ce qui fait aussi qu'ils n'ont pensé ni la création, ni l'aboutissement, ni la genèse, ni l'apocalypse. Il n'y a pas de
grand lever de rideau, ni de grand baisser de rideau mais un renouvellement continu d'énergie. C'est cela le monde
et c'est cela ma vie.
La conjugaison
La troisième entrée dans la pensée du temps en Europe est la conjugaison. Nous conjuguons, c'est-à-dire que nous
lions le temporel et le verbal. Nous avons des temps : passé, présent, futur avec toute leur diversité. Or, le chinois ne
conjugue pas. Quand vous apprenez le chinois, vous n'apprenez ni déclinaisons ni conjugaisons. Cela pourrait
sembler plus simple mais c'est en réalité très commode d'avoir des temps et des déclinaisons car cela donne une
morphologie et une syntaxe à la langue. Nous conjuguons donc nous séparons des temps : passé, présent, futur.
C'est donc notre langue qui crée le problème. Problème que pose déjà Aristote et qui est à l'origine de cette énigme
du temps, à savoir que le futur n'est pas encore, le passé n'est plus et le présent n'est que le point de passage du
futur dans le passé, donc sans extension, donc sans existence. Question pour les grecs : qu'est-ce que le temps ?
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