L`histoire de l`avenir. Cieszkowski lecteur de Hegel

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Revue germanique internationale
8 | 2008
Théologies politiques du Vormärz
L’histoire de l’avenir. Cieszkowski lecteur de Hegel
Christophe Bouton
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/375
DOI : 10.4000/rgi.375
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 30 octobre 2008
Pagination : 77-92
ISBN : 978-2-271-06770-8
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Christophe Bouton, « L’histoire de l’avenir. Cieszkowski lecteur de Hegel », Revue germanique
internationale [En ligne], 8 | 2008, mis en ligne le 30 octobre 2011, consulté le 01 octobre 2016. URL :
http://rgi.revues.org/375 ; DOI : 10.4000/rgi.375
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L’histoire de l’avenir
Cieszkowski lecteur de Hegel
Christophe Bouton
Peut-on concevoir une histoire de l’avenir ? L’une des spécificités de la
philosophie de l’histoire est qu’elle considère que cette question, pour paradoxale
qu’elle soit, a néanmoins un sens. L’historien n’est prophète que du passé, il
explique rétrospectivement ce que les hommes auraient pu prévoir. Le philosophe
peut se faire prophète de l’avenir, dès lors qu’il décrit l’histoire future de l’humanité extrapolée à partir des événements passés. En témoigne l’un des derniers
opuscules kantien, Le Conflit des facultés (1798), dont la deuxième section se
propose d’esquisser les grandes lignes d’une « histoire augurale de l’humanité »
(wahrsagende Geschichte der Menschheit) 1. Kant situe son entreprise à égale
distance de la prédiction scientifique, basée sur les lois de la nature qui font en
l’occurrence défaut dans le domaine des actions humaines, et du discours prophétique (weissagend, prophetisch), qui prétend procéder d’une inspiration surnaturelle. Comment le philosophe peut-il élaborer une histoire du futur ? « Sous forme
de récit historique augural de ce qui nous attend dans l’avenir, c’est-à-dire comme
présentation possible a priori des événements qui doivent advenir. – Mais comment
une histoire a priori est-elle possible ? – Réponse : quand l’augure (Wahrsager) fait
et organise lui-même les événements qu’il annonce à l’avance 2 ». Cette réponse
formule l’idée que les hommes peuvent faire leur propre histoire, mais sur le mode
encore équivoque de l’ironie. Kant donne en effet dans la suite du texte l’exemple
de prophètes qui, à force de prédire la décadence de leur État, finissaient par la
provoquer. D’une manière générale, la prédiction se heurte selon lui à l’imprévisibilité de la liberté humaine, qui n’exclut pas une possible régression. La destruction du genre humain par une catastrophe naturelle n’est pas non plus impossible.
L’histoire augurale, débarrassée de tout esprit prophétique, se réduit à une peau
de chagrin et se borne à affirmer que le genre humain a toujours été en progrès
et continuera de l’être dans le futur, sans pouvoir légitimer le bien-fondé de cette
1. AK VII, 86, tr. fr. [in] Kant, Histoire et politique, annoté par M. Castillo et traduit par G.
Leroy, Paris, Vrin, 1999, p. 127.
2. AK VII, 79, trad. citée, p. 120.
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proposition, sinon par l’enthousiasme suscité par la Révolution Française, qui est
un « signe historique », « signum remorativum, demonstrativum, pronosticum 3 »,
manifestant la tendance morale de l’humanité au progrès.
Dans sa philosophie de l’histoire, Hegel reprend l’idée de progrès, issue des
Lumières, en lui donnant un sens politique. L’histoire mondiale est « le progrès
dans la conscience de la liberté 4 ». Mais il se refuse à toute considération sur
l’avenir. Après avoir caractérisé l’Amérique comme « le pays de l’avenir », il ajoute
que « le philosophe ne s’occupe pas de prophéties (der Philosoph hat es nicht mit
dem Prophezeien zu tun) 5 ». La préface des Principes de la philosophie du droit
emploie une métaphore éloquente pour dire l’incapacité de l’individu, fût-il philosophe, à dépasser son époque présente : autant prétendre sauter au-dessus du
rocher de Rhodes 6. L’impossibilité de connaître l’avenir sonne le glas de toute
tentative d’histoire prédictive. Hegel ne s’est guère expliqué sur les raisons de
cette impossibilité. Il mentionne pour l’essentiel l’historicité, l’inscription de l’individu dans son époque présente. Dans son Histoire de la philosophie, il donne un
argument épicurien : « Que le futur soit ou qu’il ne soit pas, cela ne nous concerne
pas ; il ne doit pas être pour nous un motif d’inquiétude. C’est là la juste pensée
concernant l’avenir 7. » Cieszkowski compare la thèse hégélienne sur l’avenir à
l’impossibilité kantienne de connaître l’absolu. L’avenir serait chez Hegel le dernier
bastion imprenable de l’absolu dans sa transcendance, un avatar de la chose en
soi, avec cette différence que dans le cas de Kant, l’interdit se déduit nécessairement du système critique, alors chez Hegel, « il s’agit d’un élément introduit de
l’extérieur et qui dérange l’ordonnance tout entière » (PzH, 9/16) 8. Le point de
départ des Prolégomènes à l’historiosophie de 1838 est la transgression de cet
interdit. Pour Cieszkowski, Hegel a porté la philosophie à son apogée, il a transformé l’amour du savoir en savoir, « Sophia par excellence » (PzH, 44/44). Mais il
faut en tirer toutes les conséquences, en élevant la philosophie hégélienne de
l’histoire, qui s’arrête au seuil de l’avenir, à une historiosophie, capable non seulement de comprendre les époques passées, mais aussi de connaître « l’essence de
l’avenir » (PzH, 10/16), et d’englober ainsi d’un seul regard la totalité organique
de l’histoire.
Kant disait que le meilleur moyen de connaître l’avenir est de le faire. Cieszkowski prend au pied de la lettre cette déclaration, en définissant la troisième
grande époque de l’histoire de l’humanité, l’avenir, par la catégorie de l’action.
3. AK VII, 84, trad. citée, p. 124.
4. Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte [in] G.W.F. Hegel, Werke, éd. E. Moldenhauer et K. M. Michel, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1992 [noté Werke], t. 12, p. 32. La première
édition de ce texte, due à Eduard Gans et parue en 1837, était connue de Cieszkowski.
5. Die Vernunft in der Geschichte, Hamburg, Felix Meiner, 1994, p. 210. Cette phrase ne se
retrouve pas dans l’édition Suhrkamp, qui précise toutefois que l’histoire porte seulement sur « ce
qui a été et sur ce qui est » (Werke 12, p. 114).
6. Grundlinien der Philosophie des Rechts, Werke 7, p. 26.
7. Werke 19, p. 331, tr. fr. P. Garniron, Paris, Vrin, 1975, p. 730.
8. Cette notation signifie : Prolegomena zur Historiosophie (Berlin, 1838), reprint Hamburg,
Meiner, 1981, p. 9, tr. fr. M. Jacob, Prolégomènes à l’historiosophie, Paris, Éditions Champ Libre,
1973, p. 16. Nous avons suivi en la modifiant parfois cette traduction.
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L’ambition de l’historiosophie est donc de prolonger et de dépasser tout à la fois
la philosophie hégélienne de l’histoire, afin de déplacer son centre de gravité du
domaine du concept à celui de l’action. Par là même, elle soulève un certain
nombre de questions que je me propose d’instruire dans cette étude. Qu’est-ce
qui justifie la thèse de la connaissabilité de l’avenir défendue par Cieszkowski ?
Sa philosophie de l’action est-elle un prolongement de la philosophie de Hegel,
ou une rupture avec celle-ci ? Enfin, la question de Kant se pose à nouveau : à
quelles conditions une histoire de l’avenir est-elle possible ?
Le contexte historique et philosophique
Toute pensée de l’histoire comporte une historicité irréductible. À l’époque
des Lumières, à partir de la moitié du XVIIIe siècle, la représentation du futur se
modifie en profondeur. Reinhart Koselleck note que « c’est la philosophie de
l’histoire qui, la première, délivre les Temps modernes de leur propre passé, et
inaugure notre époque avec un futur nouveau » 9. Ce nouveau futur se caractérise
précisément par sa force de nouveauté. Au lieu de répéter le passé, il charrie
constamment des événements inédits, sources d’améliorations, le schème du
progrès se substitue à celui du cycle, le vieux modèle de l’Historia magistra vitae 10,
pour lequel le passé est une réserve d’exemples à imiter, est devenu caduc. Il n’y
a guère qu’un Schopenhauer pour affirmer en 1818, à contre courant de son
époque, que la clé de l’histoire est donnée dans la formule « eadem sed aliter » 11.
Pour la plupart des penseurs en Allemagne (Herder, Lessing, Kant, Fichte, Hegel),
l’histoire ne répète jamais le passé, elle invente le futur. Cette manière de penser
l’histoire perdure jusqu’à Marx au moins, qui maintient une conception dialectique
du progrès, selon laquelle l’histoire avance, même si c’est par le mauvais côté 12.
L’idée de progrès implique que la prééminence des « champs d’expérience »
sur les « horizons d’attente » s’inverse au profit de ces derniers 13. Les hommes
attendent de l’avenir une expérience différente, meilleure que celle qu’ils ont déjà
vécue. Plus le champ d’expérience diminue, plus l’horizon d’attente s’élargit. Parce
qu’au sein de cet horizon, l’avenir apporte de l’inédit, il change sans cesse le
contenu du présent, de sorte qu’il donne l’impression de s’accélérer. Au lieu de
s’étaler sur des décennies, les bouleversements se bousculent les uns à la suite des
autres. La Révolution Française illustre à merveille cette nouvelle conception de
9. Reinhart Koselleck, « Le futur passé des Temps modernes » [in] Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, tr. fr. J. et M.-C. Hook, Paris, Éditions de l’EHESS,
p. 31.
10. Cf. R. Koselleck, « “Historia magistra vitae”. De la dissolution du “topos” dans l’histoire
moderne en mouvement » [in] Le Futur passé, tr. citée, p. 37-62.
11. Cf. le Supplément XXXVIII au Monde comme volonté et comme représentation.
12. Sur la question du progrès chez Marx, voir les analyses d’Étienne Balibar, La Philosophie
de Marx, Paris, La Découverte, 2001, p. 75-102.
13. Cf. Cf. R. Koselleck, « “Champ d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories
historiques » [in] Le Futur passé, tr. citée, p. 307-329.
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l’histoire. Dans son discours du 10 mai 1793, Robespierre déclare : « Le temps
est venu d’appeler chacun à sa vraie mission. Le progrès de la raison humaine a
préparé cette grande révolution et vous, vous êtes ceux à qui est confiée la tâche
particulière d’en accélérer le cours » 14. L’avenir ainsi conçu se caractérise par trois
déterminations que nous retrouverons chez Cieszkowski : sa charge de nouveauté,
son degré d’inconnu, et sa dimension pratique, qui en fait non une simple attente,
mais une tâche, une mission à accomplir.
Heine prédit en Allemagne une révolution imminente et inéluctable, bien
plus terrible que celle de 1789. L’Allemagne a accompli sa révolution théorique
avec Kant, Fichte et Hegel, qui annoncent sa révolution politique comme l’éclair
le tonnerre :
La pensée précède l’action comme l’éclair le tonnerre. Le tonnerre en Allemagne est bien à la vérité allemand aussi : il n’est pas très leste, et vient en roulant un
peu lentement ; mais il viendra, et quand vous entendrez un craquement comme
jamais craquement ne s’est fait entendre dans l’histoire du monde, sachez que le
tonnerre allemand aura enfin touché son but. À ce bruit, les aigles tomberont morts
du haut des airs, et les lions, dans les déserts les plus reculés d’Afrique, baisseront
la queue et se glisseront dans leurs antres royaux. On exécutera en Allemagne un
drame auprès duquel la révolution française ne sera qu’une simple idylle 15.
Ce texte fut publié trois ans avant les Prolégomènes. Il est révélateur de
l’esprit de l’époque, que les historiens appelèrent rétrospectivement, après l’épisode révolutionnaire que connut Allemagne en mars 1848, le Vormärz. Cieszkowski
a le sentiment également de vivre à « l’ère critique des révolutions » 16. Son époque
est marquée à ces yeux par une série d’antagonismes qui la plongent dans une
crise profonde : Dieu et le monde, foi et savoir, religion et politique, Église et
État, individu et société, droit et moralité, idéalisme et matérialisme. Contrairement
à Hegel, il ne voit pas dans la Révolution Française une réconciliation de l’esprit
avec le monde présent. Cet événement met fin au Moyen Âge, mais n’instaure pas
encore un Nouvel Âge, car le principe de liberté n’est que négatif, il conduit à
l’individualisme débridé et au matérialisme athée 17.
Dès lors qu’elles ne sont pas réconciliées, les oppositions nourrissent une
crise qui engendre elle-même un besoin de philosophie 18, à laquelle l’historiosophie entend répondre. De quelle manière ? Par un prolongement de la philosophie
hégélienne en philosophie de l’action. Cette idée d’une clôture logique du système
devant être dépassée était dans l’air du temps. Le jeune Feuerbach avait ainsi écrit
à Hegel que le mot d’ordre de la nouvelle philosophie était selon lui la « réalisation » (Verwirklichung) et la « sécularisation » (Verweltlichung) de l’Idée. Il prédi14. Cité par R. Koselleck, « Le futur passé des Temps modernes » [in] Le Futur passé, tr.
citée, p. 22.
15. De l’Allemagne (1855), éd. de Pierre Grappin, Paris, Gallimard, « TEL », 1998, p. 153-154.
La première édition de ce texte est parue à Paris en 1835.
16. De la Pairie et de l’Aristocratie moderne, Paris, 1844, p. 161.
17. Cf. Horst Stuke, Philosophie der Tat. Studien zur Verwirklichung der Philosophie bei den
Junghegelianern und den wahren Sozialisten, Stuttgart, Ernst Klett, 1963, p. 93, 95, 102.
18. Voir le début de la Differenzschrift de Hegel.
L’histoire de l’avenir
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sait ainsi « une nouvelle histoire, une seconde création, où ce n’est plus le temps,
et en dehors de lui la pensée, mais la raison qui devient la forme générale de la
représentation des choses 19 ». Cieszkowski souligne lui aussi la nécessité d’opérer
le passage du concept à l’effectivité. Faut-il pour autant le classer, avec Feuerbach,
parmi les « hégéliens de gauche » ? Certains commentateurs, comme A. Cornu ou
R. Lauth, l’ont affirmé, en lui prêtant le projet de transformer la philosophie
hégélienne en une pensée radicale et révolutionnaire 20. Mais Cieszkowski, qui est
catholique, se situe lui-même à la droite de l’École hégélienne. Il s’agit pour lui
d’engager la philosophie hégélienne « sur le chemin du progrès conservateur, non
pas cependant du renversement radical », de réaliser « le prolongement évolutionnaire et non révolutionnaire » (evolutionäre, nicht revolutionäre Fortbildung) de
celle-ci 21. Comme Kant, Fichte et Hegel, Cieszkowski préfère la réforme à la
révolution.
La critique de Hegel
L’historiosophie se veut un prolongement de la philosophie hégélienne, à
laquelle Cieszkowski reproche de ne pas avoir élevé « la totalité organique et idéale
de l’histoire jusqu’à son articulation spéculative et son architectonique achevée »
(PzH, 3/11). La philosophie de l’histoire commet selon lui deux erreurs : la structure quadripartite et le silence sur l’avenir. Hegel distingue quatre grandes périodes
dans l’histoire du monde : le monde oriental, le monde grec, le monde romain et
le monde chrétien-germanique. Si elle veut être fidèle à l’esprit de la dialectique,
la philosophie spéculative doit décomposer l’histoire non pas en quatre mais en
trois périodes. Ou bien les lois de la dialectique sont universelles et nécessaires,
partout les mêmes, et elles s’appliquent aussi à l’histoire, ou bien elles ne sont pas
des lois du tout. La totalité de l’histoire doit donc être une trichotomie spéculative.
Selon Cieszkowski, Hegel a élaboré une tétrachotomie, pour deux raisons. D’une
part, plutôt que d’appliquer à l’histoire un schématisme ternaire abstrait, il a été
contraint de distinguer les mondes grec et romain du fait de leurs trop grandes
disparités dans tous les domaines (politique, art, religion et philosophie). On peut
rappeler en effet que les deux mondes historiques ont le même principe – quelques
hommes sont libres (les citoyens) – mais chez les Romains, la citoyenneté est
étendue (par l’édit de Caracalla de 212) bien au-delà des murs de Rome, à tous
les hommes libres de l’Empire, alors que les Grecs considéraient les autres peuples
comme des Barbares. Il y a là une différence qui n’est pas que quantitative. C’est
le respect de cette réalité empirique qui aurait conduit Hegel à renoncer à la
19. Cf. la lettre à Hegel du 22 novembre 1828, Correspondance, t. III, tr. fr. J. Carrère, Paris,
Gallimard, « TEL », 1990, p. 213.
20. Auguste Cornu, Karl Marx und Friedrich Engels, Leben und Werk, t. 1 : 1818-1844, BerlinWeimar, Aufbau-Verlag, 1954, p.130 sq., et Reinhard Lauth, « Einflüsse slawischer Denker auf die
Genesis der Marxschen Weltanschauung », Orientalia Christiana Periodica XXI (1955), p. 424-427.
21. Gott und Palingenesie, Berlin 1842, p. 96 sq., cité par H. Stuke, Philosophie der Tat, op.
cit., p. 86-87.
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Théologies politiques du Vormärz
trichotomie. Mais pour Cieszkowski, cette différence entre Grecs et Romains
n’autorise nullement une entorse au principe intangible de la dialectique. D’autre
part, Hegel aurait voulu se prémunir contre l’objection qui verrait dans une trichotomie l’affirmation de la fin de l’histoire, qui ne laisse aucune place à une évolution
ultérieure 22. Mais Cieszkowski rétorque que l’objection réapparaît : « avec cette
quatrième période où nous sommes, c’en est donc fini de l’histoire, l’humanité a
donc atteint son stade ultime ; et comme nous l’avons déjà dit, il n’est pas possible
d’écarter une telle objection » (PzH, 5/12). D’après Rudolf Haym, des disciples
de Hegel se demandèrent après sa mort « ce qui pourrait bien constituer le contenu
ultérieur de l’histoire universelle, après que l’esprit du monde a réussi à atteindre
son but, le savoir de lui-même, dans la philosophie hégélienne 23 ». Cette phrase
est sans doute vraie pour Cieszkowski, qui attribue manifestement à Hegel l’idée
de la fin de l’histoire, tout en pensant qu’on peut prolonger sa philosophie sans
tomber dans cet écueil. Pour cela, il faut comprendre la totalité de l’histoire selon
une trichotomie, sans pour autant clôturer l’histoire dans le savoir du Concept.
En d’autres termes, il faut penser l’histoire comme une totalité ouverte, qui laisse
la possibilité d’une progression dans l’avenir.
Pour résoudre cette difficulté, Cieszkowski ne se donne apparemment pas la
tâche facile, puisqu’il affirme la possibilité et la nécessité de connaître l’avenir. Le
second grief à l’encontre de Hegel porte en effet sur son refus de toute connaissance du futur. Selon Cieszkowski, « sans la possibilité de connaître le futur, sans
le futur conçu comme une partie intégrante de l’histoire et représentant la réalisation de la destinée (Bestimmung) humaine, il est impossible de parvenir à la
connaissance de la totalité idéale et organique ainsi que du processus apodictique
de l’histoire universelle » (PzH, 9/15). Mais connaître l’avenir n’est-ce pas la meilleure manière d’en affirmer la clôture ? Si je sais l’avenir, je le sais dans sa totalité,
de sorte que même si l’histoire actuelle n’est pas terminée, son déroulement ultérieur est prédéterminé et en un sens déjà joué à l’avance. Ce qui est déjà connu
est d’une manière ou d’une autre prédéterminé, et ce qui est prédéterminé est
déjà terminé. Ainsi, inclure l’avenir dans la philosophie organique de l’histoire,
c’est prendre le risque de le réduire à « une réalité virtuellement toujours déjà
passée 24 », à un futur antérieur, un futur passé.
Cieszkowski répond à l’objection de deux manières.
1) Tout d’abord, il prend soin de distinguer la connaissance de l’avenir des
« prédictions particulières » (einzelne Voraussagungen) (PzH, 11/17). L’historiosophie entend connaître l’essence de l’avenir, c’est-à-dire ses lois générales et nécessaires qui se manifesteront – puisque l’essence doit apparaître – dans des faits
contingents innombrables. La connaissance de l’avenir n’est pas un saut fantastique
au-dessus du rocher de Rhodes, elle est plus modestement une prévision du
22. Sur les limites de cette objection, nous nous permettons de signaler notre étude « Hegel
penseur de la “fin de l’histoire” ? », [in] Jocelyn Benoist et Fabio Merlini (dir.), Après la fin de
l’histoire. Temps, monde, historicité, Paris, Vrin, 1998, p. 91-112.
23. Rudolf Haym, Hegel und seine Zeit, Berlin,1857, p. 4-5.
24. Heinz Eidam, « Die vergessene Zukunft. Anmerkungen zur Hegel-Rezeption in August
von Cieszkowski “Prolegomena zur Historiosophie” (1838) », Hegel-Studien 31 (1996), p. 75.
L’histoire de l’avenir
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progrès futur dans ses grandes lignes, qui laisse les actions particulières libres et
imprévisibles. Comme le dit Lorenz von Stein, « il est possible de prédire ce qui
va arriver sous réserve de ne pas vouloir prophétiser chaque chose en détail 25 ».
Mais la connaissance de l’avenir se distingue également de celle des prophètes
(Seher, Propheten), qui détermine l’avenir selon le sentiment, c’est-à-dire un mode
de détermination « immédiat, naturel, aveugle et contingent », qui vise lui aussi
le particulier. Cieszkowski accorde donc pleinement à Hegel que la philosophie
ne fait pas de prophétie. Il cite saint Paul (I Cor. 13, 9) : « Nos prophéties
(Weissagen) ne sont que partielles » (PzH, 15/21). L’historiographie s’appuie bien
plutôt sur le deuxième mode de détermination de l’avenir, la pensée qui distingue
les lois, l’essentiel dans la clarté du concept. La détermination, dès lors qu’elle
reste dans le domaine de l’universel, n’est pas une prédétermination. Mais
comment une telle connaissance de l’avenir est-elle possible ?
2) La tentative de Cieszkowski d’inclure l’avenir dans la philosophie de
l’histoire n’est pas nouvelle. Condorcet consacre le dernier chapitre de son Esquisse
d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), la « dixième époque »,
à des conjectures relativement précises sur les « progrès futurs de l’esprit humain ».
On a vu que Kant s’est essayé prudemment à l’histoire prédictive dans son essai
de 1798. À la fin de son Système de l’idéalisme transcendantal de 1800, Schelling
a proposé une division de l’histoire universelle en trois périodes, dont la dernière,
située dans un avenir indéterminé, révélera le règne de la Providence (SW III,
604). Dans ses leçons sur Le caractère de l’époque actuelle, parues en 1806, Fichte
propose un plan a priori de l’histoire en cinq époques. Les deux premières appartiennent au passé, la troisième – celle du « péché consommé » – au présent, et les
deux dernières à l’avenir, qui verra le triomphe de la liberté et de la rationalité
pure 26. Finalement, le refus hégélien de tout discours sur l’avenir fait figure
d’exception dans les philosophies de l’histoire. La question est de savoir ce qui
autorise la connaissance de l’avenir. Il existe une réponse toute trouvée à cette
question. Pour prévoir l’avenir, il faut lire dans le passé. Condorcet expose cette
idée au début de la « dixième époque » de son Esquisse... :
Si l’homme peut prédire, avec une assurance presqu’entière, les phénomènes
dont il connaît les lois ; si lors même qu’elles lui sont inconnues, il peut, d’après
l’expérience du passé, prévoir avec une grande probabilité les événements de l’avenir,
pourquoi regarderait-on comme une entreprise chimérique celle de retracer avec
quelques vraisemblances le tableau des destinées futures de l’espèce humaine, d’après
les résultats de son histoire 27.
Soit l’homme connaît les lois des événements, et il peut les prédire avec une
certitude « presqu’entière 28 ». Ainsi en va-t-il de l’éclipse, exemple fétiche en la
25. Geschichte der sozialen Bewegung in Frankreich von 1789 bis auf unsere Tage (1850), réimp.
Darmstadt 1959, t. 3, p. 194, cité par R. Koselleck, Le Futur passé, tr. citée, p. 81.
26. Cf. Ve et VIe Leçons.
27. Éd. GF d’Alain Pons, Paris, Flammarion, 1988, p. 265.
28. Du fait que la certitude de la prédiction dépend de la connaissance des conditions, qui
n’est jamais exhaustive.
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Théologies politiques du Vormärz
matière. Soit il ne les connaît pas, et il peut suppléer à cette ignorance par
l’extrapolation du futur à partir du passé. Mais le défaut de cette méthode est
qu’elle ne repose apparemment sur aucun fondement nécessaire, ainsi que l’avait
pointé Hume. Qu’est-ce qui autorise en effet à penser que l’avenir répétera le
passé ? De plus, une telle vision de l’avenir semble exclure toute possibilité de
nouveauté, de progrès. Cieszkowski contourne ces difficultés en substituant à un
paradigme mécaniste de l’histoire – comme suite causale d’événements – un paradigme organiciste. Ainsi, l’histoire est analogue à un organisme qui contient tous
ses éléments comme dans un Tout. À la différence de l’organisme animal déployé
dans l’espace, l’histoire organique se déploie dans le temps, de sorte que les parties
futures peuvent se déduire de celles passées. Le philosophe doit s’inspirer de la
méthode de Cuvier, qui prétendait reconstruire l’organisme d’un animal disparu
à partir d’une seule dent :
Pourquoi ne reconstruirions-nous pas, à partir de la fraction déjà écoulée du
processus historique tout entier, sa totalité idéale en général et notamment la fraction
à venir encore manquante, qui doit nécessairement correspondre au passé et, associé
à lui dans son intégralité, constituera l’idée vraie d’humanité ? Les actions passées
(vergangenen Thaten), voilà nos fossiles, voilà nos vestiges antédiluviens, à partir
desquels nous devons élaborer l’élément universel de la vie de l’humanité. (PzH,
13/18-19)
La conception organiciste de l’histoire peut rendre compte de la prédiction
du futur à partir du passé, sans nier pour autant la part de nouveauté inhérente
au développement de tout organisme. Les événements futurs ne sont que les fruits
mûrs tombés de « l’arbre de l’histoire » (PzH, 23/27). Mais cette vision des choses
prête le flanc à une autre objection, tirée du système hégélien lui-même. Elle
semble assimiler en effet le domaine de l’histoire à celui de la nature, dominée
par « une nécessité aveugle et inconsciente » (PzH, 13/19, note). Car un organisme
est avant tout un être naturel, un être vivant. Dans sa philosophie de l’histoire 29,
Hegel établit une distinction bien tranchée entre le développement organique, qui
repose sur une actualisation immédiate et sans surprise de la puissance, et le
développement à l’œuvre dans l’histoire, qui est médiatisé par le travail sur soi de
l’esprit, la volonté, et l’activité des individus – en un mot la liberté. Le premier
développement réalise ce qui est déjà contenu en germe sur le mode de la nécessité,
le second est créateur, dans la mesure où l’actualisation de l’en soi n’est pas le
simple dévoilement de ce qui est déjà présent en lui, mais est aussi une transformation de celui-ci, la naissance d’une détermination entièrement nouvelle. Cieszkowski n’ignore pas que la philosophie hégélienne de l’histoire relève de la sphère
de l’esprit dans sa liberté créatrice, et non de celle de la nature. Il répond toutefois
en soulignant que la liberté n’exclut pas la notion de nécessité, elle est même « la
synthèse spéculative de la nécessité et de la contingence, de la loi et de sa manifestation » (PzH, 13/19, note). Comme Herder 30 ou Condorcet, il refuse de considérer que la nature seule aurait des lois, alors que l’histoire serait livrée au chaos.
29. Cf. Werke 12, p. 76 sq.
30. Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, livre XV, § 1.
L’histoire de l’avenir
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Cette dernière a également ses lois, même si elles sont moins manifestes et plus
difficiles à connaître. Alors que Herder considérait que les lois de l’histoire
n’étaient connues que de Dieu seul, Cieszkowski pense qu’elles peuvent se déduire
du mouvement dialectique de l’Idée logique. L’histoire présente ainsi deux facettes
selon lui, d’un côté des lois aussi nécessaires que celles de la nature, qui découlent
de l’essence universelle de l’Idée, de l’autre des événements contingents, qui ne
sont que les manifestations particulières de ces lois. De cette manière, la possibilité
de prévoir l’avenir semble pleinement justifiée :
de même que l’astronome qui prédit une éclipse à venir ne dépasse aucunement les
limites de sa science et ne pénètre en aucune façon pour cela sur le terrain des
prophéties (Weissagungen), de même, en étudiant l’essence de l’avenir historique,
nous ne ferons que suivre les droits éternels et cohérents de l’Idée (PzH, 14/19,
note).
L’idée de développement organique n’exclut donc pas l’existence de lois
nécessaires, bien au contraire. Cette thèse nous reconduit toutefois directement à
l’aporie précédente. Affirmer que l’avenir est prévisible, quand bien même cette
prévision se cantonnerait à des lois universelles, n’est-ce pas faire de celui-ci un
« futur antérieur » toujours déjà accompli ? Si les lois éternelles qui régissent les
événements humains passés, présents et futurs sont connues au même titre que
celles des éclipses, l’histoire n’est-elle pas réduite à un cycle monotone, à une
branche de la nature, dans laquelle Hegel disait qu’« il n’y a rien de nouveau sous
le soleil 31 » ? La connaissance de l’histoire dans son organicité étant censée être
totale, une telle prédiction encourt le risque de retomber dans les apories de la
« fin de l’histoire », déplacée du présent au futur. L’histoire est terminée, non pas
au sens où nous en aurions déjà atteint la fin, mais dans la mesure où nous
pouvons anticiper par la pensée son étape ultime, qui est connue et donc virtuellement déjà accomplie.
L’histoire comme tâche et action
Comment concilier connaissance de l’avenir et ouverture de l’histoire, loi
éternelle et liberté ? Telles sont les données du problème. La solution de Cieszkowski, que j’ai déjà évoquée ci-dessus, est à la fois simple et imparable : il s’agit
de définir la troisième époque future de l’histoire par la catégorie d’action. Après
avoir affirmé l’organicité de l’histoire, Cieszkowski décrit les trois manières de
déterminer l’avenir, par le sentiment (prophétie), la pensée (philosophie de l’histoire) et la volonté (action). Ces trois modalités de détermination de l’avenir
délimitent les trois époques de l’histoire, l’Antiquité, le monde chrétien-germanique, relégué en deuxième position, et le monde futur. L’Antiquité inclut la Chine,
la Grèce et Rome et s’étend jusqu’aux grandes invasions. Cette période est le
monde de l’extériorité, de l’objectivité, du pressentiment et de la sensibilité, elle
31. Werke 12, p. 74.
86
Théologies politiques du Vormärz
est dominée par la beauté, qui trouve son expression suprême dans l’art classique
des Grecs. Le monde chrétien-germanique est le monde de la vérité, révélée par
le christianisme, il est caractérisé par l’intériorité, la subjectivité, la réflexion et le
savoir. La philosophie a supplanté l’art dans l’expression la plus haute de l’esprit,
la vérité. Cieszkowski situe son temps au seuil de la troisième époque, celle de
l’avenir, placée sous la bannière du bien et de l’action destinée à l’accomplir. Il
s’agit selon lui de « réaliser les idées du beau et de la vérité dans la vie pratique »,
de « rendre effectives dans notre monde les idées du bien absolu et de la téléologie
absolue – telle doit être la grande tâche de l’avenir » (PzH, 29/32).
L’idée que l’histoire soit une tâche à accomplir est loin d’être anodine. Elle
s’inscrit dans la conception nouvelle de l’avenir inaugurée à la fin des Lumières
et se rattache à ce que nous avons appelé, avec R. Koselleck, le principe de
faisabilité de l’histoire 32. Cieszkowski a la conviction que les hommes peuvent et
même doivent faire leur propre histoire. La détermination de l’avenir par la volonté
est le propre de « ceux qui accomplissent l’histoire » (die Vollführer der Geschichte)
(PzH, 16/21). L’humanité « a pour destination (Bestimmung) de réaliser son
concept et l’histoire est précisément la mise en œuvre de ce processus de réalisation » (PzH, 21/25). La réalisation du concept de l’humanité n’est que le fruit
tardif d’un tel développement. La faisabilité de l’histoire n’est pas un principe
éternel, il comporte une historicité, au sens où il ne devient effectif que dans
certaines conditions, à partir d’une époque déterminée située dans le futur proche.
Ce n’est que dans la troisième période que l’humanité peut prendre en mains sa
propre histoire :
Mais aujourd’hui après avoir atteint la véritable conscience de soi, l’humanité
doit accomplir des actions (Thaten) qui lui sont vraiment propres, en se conformant
à l’art et à l’idée pour ainsi dire ; et il ne faut pas dire ici que la providence doive
sortir de l’histoire et laisser cette dernière à son propre sort ; on peut dire seulement
que l’humanité elle-même est arrivée précisément à ce degré de maturité où ses
propres décisions (Bestimmungen) deviennent tout à fait identiques au plan de la
providence divine et où les grandes individualités de l’histoire mondiale, ces héros,
qui personnifient les nations et les représentent si bien que leurs propres biographies
peuvent passer à juste titre pour l’histoire dans son ensemble, doivent être non plus
des instruments aveugles (blinde Werkzeuge) du hasard et de la nécessité, mais des
artisans lucides (bewusste Werkmeister) de leur propre liberté (PzH, 20/24-25).
Le principe de faisabilité de l’histoire désigne à la fois la possibilité pour
l’homme d’accomplir son avenir, par la volonté et l’action qui en découle, et une
époque déterminée de l’histoire de l’humanité, située dans l’avenir. Odo Marquard
pense que les philosophies de l’histoire auraient attribué aux hommes la responsabilité des événements historiques, afin de disculper Dieu des crimes et des
souffrances qui jalonnent l’histoire. La théodicée historique serait un athéisme « ad
majorem gloriam Dei » 33. Mais on voit bien ici que la faisabilité de l’histoire par
32. Cf. notre livre Le Procès de l’histoire. Fondements et postérité de l’idéalisme historique de
Hegel, Paris, Vrin, 2004, en particulier p. 287 sq.
33. Cf. Schwierigkeiten mit der Geschichtsphilosophie (1973), Frankfurt a. M., Suhrkamp,
L’histoire de l’avenir
87
les hommes n’est pas une exclusion de Dieu du cours de l’histoire. Cieszkowski
donne une interprétation théologique de la célèbre formule hégélienne, emprunté
à Schiller, selon laquelle Weltgeschichte ist Weltgericht 34. Ainsi, « tout comme
l’histoire universelle est le tribunal du monde, Dieu, pour sa part, est le juge de
l’histoire universelle ». L’historiosophie confirme la présence de la « raison divine
dans le cours universel de l’histoire » (PzH, 69-70/66-67). Chez Hegel, le juge du
tribunal de l’histoire est l’esprit absolu en tant qu’il exerce son droit absolu, fondé
sur l’idée de liberté. Cieszkowski voit en l’esprit absolu hégélien la figure de Dieu
principe de l’histoire, ce qui ne l’empêche pas, comme nous le verrons plus bas,
de penser également que le procès de l’histoire est guidé par l’idée de liberté.
Cette lecture est compatible avec le principe de faisabilité. Car Dieu n’a présidé
au destin de l’humanité que pour les deux premières périodes, qui se sont déroulées sans le concours des hommes. Dans la troisième, l’humanité devient autonome
et décide de son progrès : « nous devons établir notre terre promise de nos propres
mains ! 35 ». C’est parce que l’humanité a atteint un degré suffisant de maturité
que Dieu peut lui confier la charge de réaliser le plan de la providence.
La conception pratique de l’avenir implique dès lors une refonte du concept
d’action (Tat). Faust propose de remplacer la parole biblique « Au commencement
était le verbe » par une autre plus appropriée à ces yeux : « Au commencement
était l’action (Tat) » (Faust, v. 1237). Cieszkowski transforme à son tour la formule
de Goethe : « À la fin sera l’action » (PzH, 78/75). L’action est l’emblème, la
matrice de la troisième époque future. Mais quel est le contenu de ce concept ?
Cieszkowski lui attribue trois déterminations principales : l’action est un type
d’événement, une synthèse et une modalité de la liberté. Il faut tout d’abord
distinguer entre le fait (factum, Thatsache), et l’action (actum, That). Le fait est un
événement passif (passive Begebenheit), immédiat, qui existe indépendamment de
notre volonté et de notre action. La conscience ne peut que l’enregistrer et le
réfléchir en elle-même après coup, elle intervient toujours post factum. En ce sens,
le fait est une praxis inconsciente, il s’apparente aux événements naturels qui
échappent à la maîtrise de l’homme. L’action est en revanche un événement actif
(active Begebenheit), qui est le résultat d’une praxis consciente, parce qu’il n’est
pas étranger à la pensée, mais est conscient avant d’être réalisé 36.
Cieszkowski reprend à Hegel la théorie des individus historico-mondiaux,
ces « héros » qui jouent le rôle des artisans de l’histoire, en insistant cependant
sur la lucidité, la conscience avec laquelle ils accomplissent leur tâche. Le grand
homme représente l’idée historique universelle telle qu’elle s’incarne dans l’esprit
de son propre peuple, en lui l’histoire de l’individu coïncide avec celle de l’huma19974, et notre article « Ist die Geschichtsphilosophie eine neue Theodizee ? », in Myriam Bienenstock (éd.), Der Geschichtsbegriff : Eine theologische Erfindung ?, Würzburg, Echter, 2007, p.69-82.
34. Cf. Principes de la philosophie du droit, § 340, Werke 7, p. 503.
35. The Desire of all Nations, trad. anglaise abrégée de Notre Père [Ojcze Nasz, paru anonymement en polonais à Paris en 1848], par J. W. Rose, London 1919, p. 71, cité par H. Stuke,
Philosophie der Tat, op. cit., p. 110.
36. Cf. PzH, 17-18/22-23.
88
Théologies politiques du Vormärz
nité 37. Nulle « ruse de la raison » ne vient instiller le doute quant à la liberté réelle
des acteurs de l’histoire. L’action historique est pour Cieszkowski une action
pensée, voulue, elle relève d’une « téléologie subjective et consciente » (PzH,
17/21). Les acteurs sont aussi les auteurs de leur histoire. Faut-il voir pour autant
dans le rejet de la conception des individualités historiques en termes d’instruments
aveugles une critique de Hegel 38 ? Rien n’est moins sûr. Cieszkowski ne le dit
pas. L’expression « instrument aveugle » fait plutôt songer à Herder, qui refuse à
l’homme tout pouvoir d’agir sur l’histoire : « homme tu ne fus jamais, presque
contre ta volonté qu’un petit instrument aveugle ! » – placé, il est vrai, entre les
mains de la providence 39. Hegel parle dans certains passages de « maillons et
d’instruments inconscients » (bewusstlose Werkzeuge und Glieder) 40, dans d’autres
d’instruments tout court au service de l’action historique, comprise comme œuvre
(Werk) et tâche (Geschäft) des grands individus :
En tant qu’une telle tâche prenant en charge l’effectivité apparaît comme action
(Handlung) et, par là, comme œuvre d’[individus] singuliers, ceux-ci sont, eu égard
au contenu substantiel de leur travail, des instruments, et leur subjectivité, qui est
ce qu’ils ont en propre, est la forme vide de leur activité 41.
Loin de s’opposer à Hegel sur ce point, Cieszkowski fait siennes les catégories
de tâche et d’action pour analyser le processus historique. Il ajoute cependant la
distinction entre faits et actes. L’époque présente est pour lui ce point d’inflexion,
où le regard de la conscience peut scruter aussi bien le passé que l’avenir grâce
à l’historiosophie, qui rend possible et nécessaire la conversion des faits en actes.
Alors que dans le fait, la théorie est postérieure à la pratique, dans l’action, la
relation s’inverse, la théorie précède la pratique qui la réalise. Comme tel, l’agir
(Thun) est « la véritable synthèse substantielle de l’être et de la pensée » (PzH,
18-19/23). Cette notion de synthèse permet de déduire la catégorie d’action et
l’époque de l’avenir des deux précédentes. Dans la première période, l’art pose
l’identité de l’être et de la pensée de manière naturelle et sensible, il exprime
« l’être de l’identité de l’être et de la pensée ». La philosophie affirme l’identité
de l’être et de la pensée sur le mode du concept, elle est « la pensée de l’identité
de l’être et de la pensée » (PzH, 103-104/95-96). Ces deux synthèses sont unilatérales et incomplètes, l’art sacrifie la pensée au sensible, la philosophie fait abstraction du sensible au profit de la pensée. Dans les deux cas, il y a prépondérance
d’un des deux moments sur l’autre. La première période est thétique, la seconde
est antithétique, au sens où la philosophie s’oppose à l’art et lui fait payer son
culte du sensible. Les deux premières époques de l’histoire appellent donc une
véritable synthèse de ces deux synthèses inachevées, une synthèse suprême dans
laquelle être et pensée seront réunis sans aucune primauté.
37. Cf. PzH, 38-42/39-42.
38. Comme le fait H. Stuke, Philosophie der Tat, op. cit., p. 113.
39. Une autre philosophie de l’histoire, tr. fr. M. Rouché [in] Histoire et cultures, Paris, GF,
2000, p. 104, éd. Suphan, t. V p. 532.
40. Grundlinien der Philosophie des Rechts, § 344, Werke 7 p. 505.
41. Encyclopédie, § 551, Werke 10 p. 353, tr. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 332.
L’histoire de l’avenir
89
Cieszkowski mentionne à ce propos la solution de Schiller, développée dans
les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. Ce dernier reproche aux Lumières
d’avoir glorifié le pouvoir de l’entendement et de la raison aux dépens de la
sensibilité. Au sauvage (Wilder), qui représente l’excès du sensible sur la raison,
répond le défaut inverse du barbare (Barbar), la tyrannie de la raison sur les affects.
Il faut rétablir le sensible dans ses droits, en développant une éducation esthétique
favorisant le libre jeu de la sensibilité et de l’entendement dans l’expérience du
beau. Si Cieszkowski accorde à Schiller la nécessité d’une éducation esthétique
nouvelle de l’homme, il pense que cette solution est insuffisante et anachronique,
dans la mesure où l’art n’est plus le but suprême de l’humanité, comme il pouvait
l’être à l’époque des Grecs. L’art a été détrôné par la philosophie, qui doit
elle-même céder la place à l’action. La pensée doit retrouver l’être sans retomber
au stade esthétique, sans s’aliéner dans le sensible : « cet être restitué ne sera pas
l’être antérieur, passif et déjà là, mais l’être créé, produit à la lumière de la
conscience et qui constitue l’agir absolu ». L’action est l’identité existante et pensée
de l’être et de la pensée, elle est « une pratique synthétique post-théorique » (PzH,
111-112/102). C’est parce que l’être n’est pas trouvé comme un fait mais produit
comme un acte qu’il peut pleinement s’accorder à la pensée sans que celle-ci
s’aliène en lui. L’identité de l’en soi et du pour soi est l’être « hors de soi »
(Aus-sich), qui signifie « produire hors de soi sans pour autant s’aliéner (sich
entfremden), donc nullement sortir de soi ni même rester en dehors de soi (ausser
sich) » (PzH, 116/105). Agir, c’est convertir, traduire la pensée en être, produire
un acte hors de soi qui constitue l’identité même du soi. Dans l’esprit de Cieszkowski, l’action est la forme la plus accomplie de l’identité, affirmée par Hegel,
du rationnel et de l’effectif, qu’il faut dès lors comprendre de manière dynamique.
C’est par la praxis consciente des hommes que « l’effectivité se rend toujours plus
conforme à la rationalité » (PzH, 145/130). L’acte est l’identité véritable de l’effectif
et du rationnel.
L’action est un événement spécifique, un événement qui est une synthèse
achevée de la pensée et de l’être. Sa troisième caractéristique a trait à la liberté,
que Cieszkowski définit par l’idée de synthèse de la nécessité et de la contingence.
Comme pour celle unifiant la pensée et l’être, cette synthèse se réalise selon des
modalités plus ou moins parfaites. Dans la création artistique, la liberté est dominée par la contingence, qui provient des idiosyncrasies de l’artiste ainsi que des
matériaux sensibles. Cieszkowski oppose à cette « liberté contingente » la « liberté
nécessaire », propre à la philosophie, qui est affranchie de ces contingences par la
pensée, au prix toutefois d’une soumission à la dialectique spéculative de l’objet.
La liberté hégélienne est en ce sens marquée par une « prépondérance de la
nécessité », conséquence de l’idéalisme absolu (PzH, 94/88). La « liberté libre »
est la réunion parfaite, équilibrée, de la contingence et de la nécessité, c’est l’action
comprise comme synthèse accomplie de la pensée et de l’être. L’action est nécessaire en tant qu’elle découle de la pensée, de la théorie, et néanmoins contingente,
dans la mesure où elle s’expose au hors-de-soi de l’être et du sensible. Cieszkowski
reformule l’idée hégélienne selon laquelle la liberté est le fil conducteur de l’histoire du monde. Les trois époques incarnent chacune une modalité de la liberté :
liberté contingente (art), liberté nécessaire (philosophie), liberté libre (action).
90
Théologies politiques du Vormärz
Retour sur la fin de l’histoire
En définissant l’essence de la troisième époque future par la catégorie
d’action, Cieszkowski parvient à penser la totalité organique de l’histoire en échappant à l’objection de la « fin de l’histoire ». L’historiosophie entend « embrasser
idéalement la totalité de l’histoire universelle, sans interdire d’autre part la possibilité d’un perfectionnement futur (künftige Fortbildung) » (PzH, 33/35). Si la fin
de l’histoire doit avoir un sens dans la philosophie hégélienne, c’est à ses yeux en
tant que fin de la philosophie. Hegel incarnerait « le commencement de la fin de
la philosophie » (PzH, 101/93), selon une expression que Cieszkowski attribue à
Weisse, auteur d’une lettre fameuse dans laquelle il reproche à son maître une
contradiction entre la clôture du système et la reconnaissance d’un progrès ultérieur de l’esprit 42. Cieszkowski, qui partage le même souci de penser l’avenir
« après Hegel », entérine le constat de Weisse sur la « fin de la philosophie »,
mais n’y voit pas nécessairement une contradiction. Il procède en appliquant à la
philosophie les analyses que Hegel avait réservées à l’art. L’art est pour nous
« chose du passé », au sens où il n’exprime plus la forme suprême dans laquelle
la vérité vient à l’existence :
On peut bien espérer que l’art poursuivra toujours son ascension et deviendra
toujours plus parfait, mais sa forme a cessé d’être le besoin suprême de l’esprit.
Nous avons beau trouver toute l’excellence que nous voulons aux images des dieux
grecs, et voir exposés Dieu le Père, le Christ et Marie avec toute la perfection et
toute la dignité possibles – rien n’y fait, nous ne ployons plus pour autant le genou 43.
Cieszkowski relègue la philosophie au même statut secondaire que l’art. Dans
la deuxième période, qui va des commencements du christianisme au début du
e
XIX siècle, la philosophie est la forme dominante dans laquelle l’esprit manifeste
sa vérité. Avec le système hégélien, elle a atteint sa forme suprême sous la figure
de « l’idéalisme absolu », selon la formule de K. L. Michelet. Hegel a découvert
l’essentiel, il a achevé la philosophie, en l’élevant au savoir absolu. Toute évolution
ultérieure ne peut être qu’une limitation de la sphère philosophique et un dépassement d’elle-même – dans la sphère de l’action :
Le passage du point de vue classique de la philosophie, l’idéalisme absolu
précisément, à un nouveau domaine encore étranger, qui restera le sien tout en étant
autre, est tout à fait analogue au passage de l’art classique à l’art romantique. De
même que l’art, au cours de ce passage, avait perdu sa première place et sa suprématie
universelle, la philosophie, à présent, doit s’attendre à un sort semblable. Mais de
même qu’il n’en était résulté aucun préjudice pour le progrès ultérieur de l’art, à
son tour l’abdication de la philosophie en tant que telle ne doit être qu’un progrès
dans son développement (Entwicklungsschritt). (PzH, 123-124/112).
42. Datée du 11 juillet 1829, Correspondance, t. III, tr. citée. p. 224 : « vous-même, maître
vénéré, m’avez dit un jour que vous étiez entièrement convaincu de la nécessité de nouveaux progrès
et de nouvelles formes de l’esprit universel, même par delà la forme de la science achevée par vous,
sans d’ailleurs me donner un compte plus précis de ces nouvelles formes ». Sur l’objection de Weisse,
cf. Gérard Lebrun, L’Envers de la dialectique, Paris, Seuil, 2004, p. 233 sq.
43. Hegel, Werke 13, p. 142, tr. fr. J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, Cours d’esthétique, t. I,
Paris, Aubier, 1995, p. 143.
L’histoire de l’avenir
91
La « fin de la philosophie » n’est pas la « fin de l’histoire » pour au moins
deux raisons. D’une part, la fin de la philosophie n’est pas le terme de la philosophie. Celle-ci continuera à connaître une progression, tout aussi importante que
celle de l’art après les Grecs. Le principal a été découvert par Hegel, mais la
philosophie aura sa période post-classique, tout comme l’art classique a été
remplacé par l’art romantique. C’est pourquoi le système hégélien n’est que le
commencement de la fin de la philosophie, commencement qui d’ailleurs n’en finit
pas de durer jusqu’à aujourd’hui ! D’autre part, la fin de la philosophie est également le commencement de l’action. Par l’action, la pensée passe hors d’elle-même
dans un domaine étranger, tout en restant en elle-même, car ce domaine est la
synthèse suprême de l’être et de la pensée. Pour Cieszkowski, ce serait donc un
contresens complet de voir dans la fin de l’histoire, telle qu’elle peut être conçue
à partir de la philosophie hégélienne, la fin de toute activité, « la cessation de
l’Action au sens fort du terme », comme l’affirmera A. Kojève 44. La troisième
époque de l’histoire universelle, celle de l’avenir, est caractérisée au contraire par
une tendance universelle à l’action. Par là même, le statut de la philosophie est
modifié en profondeur. Elle perd sa prépondérance et descend de son piédestal,
pour se mettre au service de l’action. Cieszkowski se sépare ici de Hegel et annonce
la critique que le jeune Marx adressera à la philosophie idéaliste : « vous ne pouvez
supprimer la philosophie sans la réaliser », ni « réaliser la philosophie sans la supprimer ». Supprimer (aufheben) la philosophie signifie la mettre « au service de l’histoire 45 ». Pour Cieszkowski, « la philosophie, à l’avenir, doit consentir à être
essentiellement appliquée, et, de même que la poésie de l’art est passée dans la
prose et la pensée, la philosophie doit descendre des hauteurs de la théorie jusque
dans le champ de la praxis » (PzH, 129/116). La fin de l’histoire n’est donc ni la
fin de l’action, ni la fin de la philosophie, elle désigne une nouvelle ère de l’esprit
marquée, dans le domaine de la pensée, par la « philosophie pratique » et, dans
l’effectivité, par l’action.
L’avenir comme champ d’action
Cette promotion de la pratique a pu être interprétée, à juste titre, comme
un retour à Fichte 46. Cieszkowski a retourné la critique hégélienne de la philosophie de Fichte comme idéalisme subjectif 47 contre Hegel lui-même, dont le système
exprimerait l’identité seulement pensée de la pensée et de l’être. Il faut toutefois
ajouter cette différence non négligeable que l’avenir n’est pas pour Cieszkowski
44. Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, rééd. « TEL », 1985, p. 435, note.
45. Critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction, tr. fr. M. Simon, Paris, Aubier,
éd. bilingue, 1976, p. 75-77, 55.
46. Cf. PzH, 114/104, qui se réfère aux « indications très profondes » de Fichte, H. Stuke,
Philosophie der Tat, op. cit. p. 82, qui parle de « fichtéanisation de Hegel », et Franck Fischbach,
« Le “Fichte” des jeunes-hégéliens et la “philosophie de l’action” de Cieszkowski et Hess », Kairos
17 (2001), p. 97-128.
47. Développée dans la fin de la Differenzschrift.
92
Théologies politiques du Vormärz
un simple idéal faisant l’objet d’une aspiration et d’un progrès à l’infini, mais une
époque effective de l’histoire du monde censée s’accomplir par les actions des
hommes 48. L’historiosophie est-elle une rupture avec la philosophie hégélienne ou
un prolongement de celle-ci ? Elle en est assurément un prolongement, dans la
mesure où la philosophie hégélienne de l’histoire accorde une place centrale à la
notion d’action. Ainsi, « l’histoire de l’esprit est son ouvrage (Tat), car il n’est que
ce qu’il met en œuvre (tut), et son ouvrage (Tat) est de se faire ob-jet de sa
conscience (ici en l’occurrence, en tant qu’esprit), de s’appréhender en s’explicitant
pour lui-même 49 ». L’action n’est pas réservée à l’esprit du monde, elle s’incarne
dans des individus concrets, s’il est vrai qu’« au sommet de toutes les actions
(Handlungen), donc aussi des actions historico-mondiales, se tiennent des individus, en tant que subjectivités qui effectuent le substantiel 50 ». La vraie rupture tient
selon nous moins à la conception de l’histoire qu’au statut de la philosophie vis-à-vis
de l’histoire. Pour Hegel, la philosophie n’a pas à dire comment le monde doit être
à l’avenir, elle pense après coup dans le concept ce qui s’est produit dans l’effectivité.
L’image de la chouette de Minerve, qui ne prend son envol qu’au crépuscule,
symbolise le caractère rétrospectif et non prospectif de la philosophie. Selon K.
L. Michelet en revanche, « la chouette de Minerve laisse à nouveau la place au
chant du coq annonçant un jour nouveau qui se lève 51 ». Cieszkowski partage cette
conception d’une philosophie en Janus, tournée non seulement vers le passé, mais
aussi vers l’avenir, attitude qui permet à celle-ci d’agir sur la vie politique et sociale.
Mais sa position vis-à-vis de l’avenir est-elle si éloignée dans les faits de celle de
Hegel ? L’historiosophie parvient-elle à franchir de rocher de Rhodes, à sauter
par-dessus son présent ? En réalité, le rôle de la philosophie appliquée est d’agir
sur le présent et le futur proche, mais non pas de prédire l’avenir, même dans ses
grandes lignes et encore moins dans sa totalité. Cieszkowski ne peut qu’esquisser
l’essence de l’avenir dans la catégorie générale de l’action, qui interdit précisément
toute prévision plus déterminée. L’avenir ne se prophétise pas ni ne se prédit, il se
veut et se fait. Entre la prédiction scientifique et la prophétie surnaturelle, il n’y a
que très peu de place pour une prédiction philosophique. La troisième époque
future de l’histoire universelle est dès lors extrêmement pauvre en contenu, c’est
un horizon vide ouvert pour l’action. L’historiosophie est restée à l’état de « prolégomènes », dont le développement concret, annoncé en conclusion, n’a jamais été
réalisé et ne pouvait l’être, justement à cause de la nouvelle conception de l’avenir
qui s’y fait jour, non plus comme horizon d’attente, mais comme champ d’action.
L’impossibilité de connaître l’avenir, soulignée avec force par Hegel, peut ainsi
s’expliquer par sa dimension pratique, en vertu de laquelle il relève, par-delà le
savoir, de la liberté infiniment créatrice de l’esprit.
48. Comme le concède H. Stuke, Philosophie der Tat, op. cit., p. 121.
49. Grundlinien der Philosophie des Rechts, § 343, Werke 7, p. 504, trad. modifiée de J.-F.
Kervégan, Paris, PUF, 1998, p. 412. Sur l’importance du motif de l’action dans la philosophie
hégélienne, voir F. Fischbach, L’être et l’acte, Paris, Vrin, 2002, chap. II.
50. Grundlinien der Philosophie des Rechts, § 348, Werke 7, p. 506, tr. fr. p. 415.
51. Jahrbuch für wissenschaftliche Kritik, no 88, mai 1831, p. 697. Michelet pensait que le refus
d’une philosophie de l’avenir découlait d’un trait particulier de la personnalité de Hegel et non de
son système (cf. sa recension des Prolegomena dans le Jahrbuch für wissenschaftliche Kritik, no 99 et
100, nov. 1838, p. 785-798, citée par H. Eidam, art. cité, p. 84, n. 40).
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