proposition, sinon par l’enthousiasme suscité par la Révolution Française, qui est
un « signe historique », « signum remorativum, demonstrativum, pronosticum 3»,
manifestant la tendance morale de l’humanité au progrès.
Dans sa philosophie de l’histoire, Hegel reprend l’idée de progrès, issue des
Lumières, en lui donnant un sens politique. L’histoire mondiale est « le progrès
dans la conscience de la liberté 4». Mais il se refuse à toute considération sur
l’avenir. Après avoir caractérisé l’Amérique comme « le pays de l’avenir », il ajoute
que « le philosophe ne s’occupe pas de prophéties (der Philosoph hat es nicht mit
dem Prophezeien zu tun)5». La préface des Principes de la philosophie du droit
emploie une métaphore éloquente pour dire l’incapacité de l’individu, fût-il philo-
sophe, à dépasser son époque présente : autant prétendre sauter au-dessus du
rocher de Rhodes 6. L’impossibilité de connaître l’avenir sonne le glas de toute
tentative d’histoire prédictive. Hegel ne s’est guère expliqué sur les raisons de
cette impossibilité. Il mentionne pour l’essentiel l’historicité, l’inscription de l’indi-
vidu dans son époque présente. Dans son Histoire de la philosophie, il donne un
argument épicurien : « Que le futur soit ou qu’il ne soit pas, cela ne nous concerne
pas ; il ne doit pas être pour nous un motif d’inquiétude. C’est là la juste pensée
concernant l’avenir 7. » Cieszkowski compare la thèse hégélienne sur l’avenir à
l’impossibilité kantienne de connaître l’absolu. L’avenir serait chez Hegel le dernier
bastion imprenable de l’absolu dans sa transcendance, un avatar de la chose en
soi, avec cette différence que dans le cas de Kant, l’interdit se déduit nécessaire-
ment du système critique, alors chez Hegel, « il s’agit d’un élément introduit de
l’extérieur et qui dérange l’ordonnance tout entière » (PzH, 9/16) 8. Le point de
départ des Prolégomènes à l’historiosophie de 1838 est la transgression de cet
interdit. Pour Cieszkowski, Hegel a porté la philosophie à son apogée, il a trans-
formé l’amour du savoir en savoir, « Sophia par excellence »(PzH, 44/44). Mais il
faut en tirer toutes les conséquences, en élevant la philosophie hégélienne de
l’histoire, qui s’arrête au seuil de l’avenir, à une historiosophie, capable non seule-
ment de comprendre les époques passées, mais aussi de connaître « l’essence de
l’avenir » (PzH, 10/16), et d’englober ainsi d’un seul regard la totalité organique
de l’histoire.
Kant disait que le meilleur moyen de connaître l’avenir est de le faire. Ciesz-
kowski prend au pied de la lettre cette déclaration, en définissant la troisième
grande époque de l’histoire de l’humanité, l’avenir, par la catégorie de l’action.
3. AK VII, 84, trad. citée, p. 124.
4. Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte [in] G.W.F. Hegel, Werke, éd. E. Molden-
hauer et K. M. Michel, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1992 [noté Werke], t. 12, p. 32. La première
édition de ce texte, due à Eduard Gans et parue en 1837, était connue de Cieszkowski.
5. Die Vernunft in der Geschichte, Hamburg, Felix Meiner, 1994, p. 210. Cette phrase ne se
retrouve pas dans l’édition Suhrkamp, qui précise toutefois que l’histoire porte seulement sur « ce
qui a été et sur ce qui est » (Werke 12, p. 114).
6. Grundlinien der Philosophie des Rechts,Werke 7, p. 26.
7. Werke 19, p. 331, tr. fr. P. Garniron, Paris, Vrin, 1975, p. 730.
8. Cette notation signifie : Prolegomena zur Historiosophie (Berlin, 1838), reprint Hamburg,
Meiner, 1981, p. 9, tr. fr. M. Jacob, Prolégomènes à l’historiosophie, Paris, Éditions Champ Libre,
1973, p. 16. Nous avons suivi en la modifiant parfois cette traduction.
78 Théologies politiques du Vormärz