L`histoire de l`avenir. Cieszkowski lecteur de Hegel

Revue germanique internationale
8 | 2008
Théologies politiques du Vormärz
L’histoire de l’avenir. Cieszkowski lecteur de Hegel
Christophe Bouton
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/375
DOI : 10.4000/rgi.375
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 30 octobre 2008
Pagination : 77-92
ISBN : 978-2-271-06770-8
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Christophe Bouton, « L’histoire de l’avenir. Cieszkowski lecteur de Hegel », Revue germanique
internationale [En ligne], 8 | 2008, mis en ligne le 30 octobre 2011, consulté le 01 octobre 2016. URL :
http://rgi.revues.org/375 ; DOI : 10.4000/rgi.375
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L’histoire de l’avenir
Cieszkowski lecteur de Hegel
Christophe Bouton
Peut-on concevoir une histoire de l’avenir ? L’une des spécificités de la
philosophie de l’histoire est qu’elle considère que cette question, pour paradoxale
qu’elle soit, a néanmoins un sens. L’historien n’est prophète que du passé, il
explique rétrospectivement ce que les hommes auraient pu prévoir. Le philosophe
peut se faire prophète de l’avenir, dès lors qu’il décrit l’histoire future de l’huma-
nité extrapolée à partir des événements passés. En témoigne l’un des derniers
opuscules kantien, Le Conflit des facultés (1798), dont la deuxième section se
propose d’esquisser les grandes lignes d’une « histoire augurale de l’humanité »
(wahrsagende Geschichte der Menschheit)1. Kant situe son entreprise à égale
distance de la prédiction scientifique, basée sur les lois de la nature qui font en
l’occurrence défaut dans le domaine des actions humaines, et du discours prophé-
tique (weissagend, prophetisch), qui prétend procéder d’une inspiration surnatu-
relle. Comment le philosophe peut-il élaborer une histoire du futur ? « Sous forme
de récit historique augural de ce qui nous attend dans l’avenir, c’est-à-dire comme
présentation possible a priori des événements qui doivent advenir. – Mais comment
une histoire a priori est-elle possible ? – Réponse : quand l’augure (Wahrsager)fait
et organise lui-même les événements qu’il annonce à l’avance 2». Cette réponse
formule l’idée que les hommes peuvent faire leur propre histoire, mais sur le mode
encore équivoque de l’ironie. Kant donne en effet dans la suite du texte l’exemple
de prophètes qui, à force de prédire la décadence de leur État, finissaient par la
provoquer. D’une manière générale, la prédiction se heurte selon lui à l’imprévi-
sibilité de la liberté humaine, qui n’exclut pas une possible régression. La destruc-
tion du genre humain par une catastrophe naturelle n’est pas non plus impossible.
L’histoire augurale, débarrassée de tout esprit prophétique, se réduit à une peau
de chagrin et se borne à affirmer que le genre humain a toujours été en progrès
et continuera de l’être dans le futur, sans pouvoir légitimer le bien-fondé de cette
1. AK VII, 86, tr. fr. [in] Kant, Histoire et politique, annoté par M. Castillo et traduit par G.
Leroy, Paris, Vrin, 1999, p. 127.
2. AK VII, 79, trad. citée, p. 120.
proposition, sinon par l’enthousiasme suscité par la Révolution Française, qui est
un « signe historique », « signum remorativum, demonstrativum, pronosticum 3»,
manifestant la tendance morale de l’humanité au progrès.
Dans sa philosophie de l’histoire, Hegel reprend l’idée de progrès, issue des
Lumières, en lui donnant un sens politique. L’histoire mondiale est « le progrès
dans la conscience de la liberté 4». Mais il se refuse à toute considération sur
l’avenir. Après avoir caractérisé l’Amérique comme « le pays de l’avenir », il ajoute
que « le philosophe ne s’occupe pas de prophéties (der Philosoph hat es nicht mit
dem Prophezeien zu tun)5». La préface des Principes de la philosophie du droit
emploie une métaphore éloquente pour dire l’incapacité de l’individu, fût-il philo-
sophe, à dépasser son époque présente : autant prétendre sauter au-dessus du
rocher de Rhodes 6. L’impossibilité de connaître l’avenir sonne le glas de toute
tentative d’histoire prédictive. Hegel ne s’est guère expliqué sur les raisons de
cette impossibilité. Il mentionne pour l’essentiel l’historicité, l’inscription de l’indi-
vidu dans son époque présente. Dans son Histoire de la philosophie, il donne un
argument épicurien : « Que le futur soit ou qu’il ne soit pas, cela ne nous concerne
pas ; il ne doit pas être pour nous un motif d’inquiétude. C’est là la juste pensée
concernant l’avenir 7. » Cieszkowski compare la thèse hégélienne sur l’avenir à
l’impossibilité kantienne de connaître l’absolu. L’avenir serait chez Hegel le dernier
bastion imprenable de l’absolu dans sa transcendance, un avatar de la chose en
soi, avec cette différence que dans le cas de Kant, l’interdit se déduit nécessaire-
ment du système critique, alors chez Hegel, « il s’agit d’un élément introduit de
l’extérieur et qui dérange l’ordonnance tout entière » (PzH, 9/16) 8. Le point de
départ des Prolégomènes à l’historiosophie de 1838 est la transgression de cet
interdit. Pour Cieszkowski, Hegel a porté la philosophie à son apogée, il a trans-
formé l’amour du savoir en savoir, « Sophia par excellence »(PzH, 44/44). Mais il
faut en tirer toutes les conséquences, en élevant la philosophie hégélienne de
l’histoire, qui s’arrête au seuil de l’avenir, à une historiosophie, capable non seule-
ment de comprendre les époques passées, mais aussi de connaître « l’essence de
l’avenir » (PzH, 10/16), et d’englober ainsi d’un seul regard la totalité organique
de l’histoire.
Kant disait que le meilleur moyen de connaître l’avenir est de le faire. Ciesz-
kowski prend au pied de la lettre cette déclaration, en définissant la troisième
grande époque de l’histoire de l’humanité, l’avenir, par la catégorie de l’action.
3. AK VII, 84, trad. citée, p. 124.
4. Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte [in] G.W.F. Hegel, Werke, éd. E. Molden-
hauer et K. M. Michel, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1992 [noté Werke], t. 12, p. 32. La première
édition de ce texte, due à Eduard Gans et parue en 1837, était connue de Cieszkowski.
5. Die Vernunft in der Geschichte, Hamburg, Felix Meiner, 1994, p. 210. Cette phrase ne se
retrouve pas dans l’édition Suhrkamp, qui précise toutefois que l’histoire porte seulement sur « ce
qui a été et sur ce qui est » (Werke 12, p. 114).
6. Grundlinien der Philosophie des Rechts,Werke 7, p. 26.
7. Werke 19, p. 331, tr. fr. P. Garniron, Paris, Vrin, 1975, p. 730.
8. Cette notation signifie : Prolegomena zur Historiosophie (Berlin, 1838), reprint Hamburg,
Meiner, 1981, p. 9, tr. fr. M. Jacob, Prolégomènes à l’historiosophie, Paris, Éditions Champ Libre,
1973, p. 16. Nous avons suivi en la modifiant parfois cette traduction.
78 Théologies politiques du Vormärz
L’ambition de l’historiosophie est donc de prolonger et de dépasser tout à la fois
la philosophie hégélienne de l’histoire, afin de déplacer son centre de gravité du
domaine du concept à celui de l’action. Par là même, elle soulève un certain
nombre de questions que je me propose d’instruire dans cette étude. Qu’est-ce
qui justifie la thèse de la connaissabilité de l’avenir défendue par Cieszkowski ?
Sa philosophie de l’action est-elle un prolongement de la philosophie de Hegel,
ou une rupture avec celle-ci ? Enfin, la question de Kant se pose à nouveau : à
quelles conditions une histoire de l’avenir est-elle possible ?
Le contexte historique et philosophique
Toute pensée de l’histoire comporte une historicité irréductible. À l’époque
des Lumières, à partir de la moitié du XVIIIesiècle, la représentation du futur se
modifie en profondeur. Reinhart Koselleck note que « c’est la philosophie de
l’histoire qui, la première, délivre les Temps modernes de leur propre passé, et
inaugure notre époque avec un futur nouveau » 9. Ce nouveau futur se caractérise
précisément par sa force de nouveauté. Au lieu de répéter le passé, il charrie
constamment des événements inédits, sources d’améliorations, le schème du
progrès se substitue à celui du cycle, le vieux modèle de l’Historia magistra vitae 10,
pour lequel le passé est une réserve d’exemples à imiter, est devenu caduc. Il n’y
a guère qu’un Schopenhauer pour affirmer en 1818, à contre courant de son
époque, que la clé de l’histoire est donnée dans la formule « eadem sed aliter »11.
Pour la plupart des penseurs en Allemagne (Herder, Lessing, Kant, Fichte, Hegel),
l’histoire ne répète jamais le passé, elle invente le futur. Cette manière de penser
l’histoire perdure jusqu’à Marx au moins, qui maintient une conception dialectique
du progrès, selon laquelle l’histoire avance, même si c’est par le mauvais côté 12.
L’idée de progrès implique que la prééminence des « champs d’expérience »
sur les « horizons d’attente » s’inverse au profit de ces derniers 13. Les hommes
attendent de l’avenir une expérience différente, meilleure que celle qu’ils ont déjà
vécue. Plus le champ d’expérience diminue, plus l’horizon d’attente s’élargit. Parce
qu’au sein de cet horizon, l’avenir apporte de l’inédit, il change sans cesse le
contenu du présent, de sorte qu’il donne l’impression de s’accélérer. Au lieu de
s’étaler sur des décennies, les bouleversements se bousculent les uns à la suite des
autres. La Révolution Française illustre à merveille cette nouvelle conception de
9. Reinhart Koselleck, « Le futur passé des Temps modernes » [in] Le Futur passé. Contri-
bution à la sémantique des temps historiques, tr. fr. J. et M.-C. Hook, Paris, Éditions de l’EHESS,
p. 31. 10. Cf. R. Koselleck, « Historia magistra vitae”. De la dissolution du “topos” dans l’histoire
moderne en mouvement » [in] Le Futur passé, tr. citée, p. 37-62.
11. Cf. le Supplément XXXVIII au Monde comme volonté et comme représentation.
12. Sur la question du progrès chez Marx, voir les analyses d’Étienne Balibar, La Philosophie
de Marx, Paris, La Découverte, 2001, p. 75-102.
13. Cf. Cf. R. Koselleck, « “Champ d’expérience” et “horizon d’attente” : deux catégories
historiques » [in] Le Futur passé, tr. citée, p. 307-329.
79L’histoire de l’avenir
l’histoire. Dans son discours du 10 mai 1793, Robespierre déclare : « Le temps
est venu d’appeler chacun à sa vraie mission. Le progrès de la raison humaine a
préparé cette grande révolution et vous, vous êtes ceux à qui est confiée la tâche
particulière d’en accélérer le cours » 14. L’avenir ainsi conçu se caractérise par trois
déterminations que nous retrouverons chez Cieszkowski : sa charge de nouveauté,
son degré d’inconnu, et sa dimension pratique, qui en fait non une simple attente,
mais une tâche, une mission à accomplir.
Heine prédit en Allemagne une révolution imminente et inéluctable, bien
plus terrible que celle de 1789. L’Allemagne a accompli sa révolution théorique
avec Kant, Fichte et Hegel, qui annoncent sa révolution politique comme l’éclair
le tonnerre :
La pensée précède l’action comme l’éclair le tonnerre. Le tonnerre en Allema-
gne est bien à la vérité allemand aussi : il n’est pas très leste, et vient en roulant un
peu lentement ; mais il viendra, et quand vous entendrez un craquement comme
jamais craquement ne s’est fait entendre dans l’histoire du monde, sachez que le
tonnerre allemand aura enfin touché son but. À ce bruit, les aigles tomberont morts
du haut des airs, et les lions, dans les déserts les plus reculés d’Afrique, baisseront
la queue et se glisseront dans leurs antres royaux. On exécutera en Allemagne un
drame auprès duquel la révolution française ne sera qu’une simple idylle 15.
Ce texte fut publié trois ans avant les Prolégomènes. Il est révélateur de
l’esprit de l’époque, que les historiens appelèrent rétrospectivement, après l’épi-
sode révolutionnaire que connut Allemagne en mars 1848, le Vormärz. Cieszkowski
a le sentiment également de vivre à « l’ère critique des révolutions »16. Son époque
est marquée à ces yeux par une série d’antagonismes qui la plongent dans une
crise profonde : Dieu et le monde, foi et savoir, religion et politique, Église et
État, individu et société, droit et moralité, idéalisme et matérialisme. Contrairement
à Hegel, il ne voit pas dans la Révolution Française une réconciliation de l’esprit
avec le monde présent. Cet événement met fin au Moyen Âge, mais n’instaure pas
encore un Nouvel Âge, car le principe de liberté n’est que négatif, il conduit à
l’individualisme débridé et au matérialisme athée 17.
Dès lors qu’elles ne sont pas réconciliées, les oppositions nourrissent une
crise qui engendre elle-même un besoin de philosophie 18, à laquelle l’historioso-
phie entend répondre. De quelle manière ? Par un prolongement de la philosophie
hégélienne en philosophie de l’action. Cette idée d’une clôture logique du système
devant être dépassée était dans l’air du temps. Le jeune Feuerbach avait ainsi écrit
à Hegel que le mot d’ordre de la nouvelle philosophie était selon lui la « réalisa-
tion » (Verwirklichung) et la « sécularisation » (Verweltlichung) de l’Idée. Il prédi-
14. Cité par R. Koselleck, « Le futur passé des Temps modernes » [in] Le Futur passé, tr.
citée, p. 22.
15. De l’Allemagne (1855), éd. de Pierre Grappin, Paris, Gallimard, « TEL », 1998, p. 153-154.
La première édition de ce texte est parue à Paris en 1835.
16. De la Pairie et de l’Aristocratie moderne, Paris, 1844, p. 161.
17. Cf. Horst Stuke, Philosophie der Tat. Studien zur Verwirklichung der Philosophie bei den
Junghegelianern und den wahren Sozialisten, Stuttgart, Ernst Klett, 1963, p. 93, 95, 102.
18. Voir le début de la Differenzschrift de Hegel.
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