La philosophie grecque et la pensée de l'Orient Autor(en): Werner, Charles Objekttyp: Article Zeitschrift: Revue de théologie et de philosophie Band (Jahr): 26 (1938) Heft 107 PDF erstellt am: 24.05.2017 Persistenter Link: http://doi.org/10.5169/seals-380333 Nutzungsbedingungen Die ETH-Bibliothek ist Anbieterin der digitalisierten Zeitschriften. Sie besitzt keine Urheberrechte an den Inhalten der Zeitschriften. Die Rechte liegen in der Regel bei den Herausgebern. Die auf der Plattform e-periodica veröffentlichten Dokumente stehen für nicht-kommerzielle Zwecke in Lehre und Forschung sowie für die private Nutzung frei zur Verfügung. Einzelne Dateien oder Ausdrucke aus diesem Angebot können zusammen mit diesen Nutzungsbedingungen und den korrekten Herkunftsbezeichnungen weitergegeben werden. Das Veröffentlichen von Bildern in Print- und Online-Publikationen ist nur mit vorheriger Genehmigung der Rechteinhaber erlaubt. 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Cette opinion n'a pas été admise par les historiens modernes. Seuls, quelques auteurs, comme Roth et Gladisch, en Allemagne, ont repris la thèse de l'origine orientale de la philosophie grecque. Roth, en par¬ ticulier, a voulu démontrer que la philosophie grecque est venue de l'Egypte. Mais cette thèse est aujourd'hui complètement abandonnée. Les historiens de la philosophie s'accordent pour estimer que la pensée grecque n'a dû que peu de chose à la pensée de l'Orient, et qu'elle manifeste une création spontanée de l'esprit. C'est là ce qu'a forte¬ ment marqué l'éminent philologue et philosophe écossais, John Bur¬ net, dans le beau livre qu'il a consacré à la première philosophie grec¬ que. Il fait observer qu'on ne saurait affirmer que les Egyptiens ou les Babyloniens aient eu une philosophie. Le seul peuple de l'antiquité qui ait eu, à côté des Grecs, une philosophie, c'est le peuple hindou. Mais il serait téméraire de prétendre que la philosophie grecque est venue de l'Inde ; on peut penser, au contraire, que c'est la philosophie hindoue qui est venue de la Grèce. Quant à la théologie mystique des Oupanishads et du bouddhisme, elle appartient sans doute en propre doivent servir d'introduction à un ouvrage sur la philosophie qui paraîtra prochainement. grecque NB. Ces pages no CHARLES WERNER l'Inde ; mais c'est une théologie, plutôt qu'une véritable philosophie. Peut-être y a-t-il, dans cette manière de voir, un jugement trop tranché. Pour notre part, nous voudrions accorder une plus grande importance à la spéculation qui s'est développée dans l'Inde pendant les siècles qui ont précédé la naissance du Bouddha, et qui élabora la notion de l'Etre un et universel, caché sous l'apparence changeante du monde. Mais il reste vrai que cette spéculation, qui d'ailleurs n'a à pas eu d'influence sur la philosophie grecque, appartient autant à la théologie qu'à la philosophie proprement dite. D'une manière géné¬ rale, la pensée orientale, dans la mesure où elle a voulu donner une explication de l'univers, s'est exprimée par des mythes ; elle s'est revêtue d'une enveloppe de formes sensibles. Cette pensée émanait de la collectivité ; elle représentait la force de la tradition. C'est en Grèce que sont apparues pour la première fois de grandes personna¬ lités, qui ont rompu avec la manière traditionnelle de penser et qui ont converti les associations religieuses en des écoles, adonnées à la pure recherche de la vérité. Ce sont ces hommes, dont Pythagore est resté le type, qui se sont formé de l'univers une conception originale, posant les problèmes d'une façon nouvelle et s'efforçant d'en indiquer la solution du point de vue de la seule pensée rationnelle. Il est vrai qu'en Grèce même la spéculation philosophique a été précédée d'une spéculation religieuse, qui nous a été conservée dans la Théogonie d'Hésiode et dans les fragments de Phérécyde de Syros. La question peut donc être posée de savoir si la théologie grecque a subi l'influence de la théologie orientale. C'est là ce que pensait Gla¬ disch : la théologie grecque aurait subi de très bonne heure l'influence de l'Orient, et c'est par son intermédiaire que cette influence s'est exercée sur la philosophie. Mais cette thèse, elle aussi, est abandonnée. Assurément, la théologie grecque offre certaines ressemblances avec la théologie de l'Inde, de Babylone et de l'Egypte. Mais elle en offre aussi avec les mythes de contrées plus éloignées, comme la Polynésie, de sorte que, dans l'impossibilité où nous sommes d'établir une filia¬ tion directe, ces ressemblances s'expliquent par une même réaction de la conscience collective devant les forces naturelles. Ainsi l'opinion aujourd'hui régnante est que la pensée grecque possède, vis-à-vis de la pensée orientale, une autonomie presque com¬ plète et qu'elle manifeste une sorte de création. On pourrait résumer cette opinion par la parole d'un auteur anglais que Théodore Gom¬ perz a mise en tête de son grand ouvrage Les Penseurs de la Grèce : LA PHILOSOPHIE GRECQUE ET L'ORIENT m un petit peuple... qu'il a été donné de créer le principe du progrès. Ce peuple fut le peuple grec. Excepté les forces aveugles de la nature, rien ne se meut dans cet univers qui ne soit grec par son origine ». Cependant, tout en acceptant pleinement cette thèse, on peut la présenter d'une manière moins exclusive que ne l'ont fait certains auteurs. Sans vouloir contester en rien la profonde originalité de la « C'est à pensée grecque, et sans prétendre établir aucune filiation de doc¬ trines particulières, on doit admettre une influence générale de l'Orient sur la Grèce. Assurément, les Grecs n'ont pas reçu des Orien¬ taux une véritable philosophie, non plus qu'aucune véritable science. Mais ils en ont reçu des matériaux accumulés par une très longue expérience, et une certaine ébauche d'explication de l'univers. C'est par l'invitation à penser qu'ils ont reçue de l'Orient que les Grecs ont été mis sur la voie de l'explication rationnelle, où ils devaient rem¬ porter de si éclatants triomphes. Au sujet de cette influence exercée par l'Orient sur la pensée grec¬ que, contentons-nous de marquer, très brièvement, les points sui¬ vants. Tout d'abord, ont eu conscience de ce qu'ils devaient à la sagesse de l'Orient. Ils ont toujours parlé avec le plus grand respect de la science et de la civilisation orientales. Laissons de côté les témoignages de l'époque alexandrine. Mais nous avons des témoignages émanant d'une époque bien antérieure. L'opinion d'Hé¬ rodote est connue : il pensait que la religion et la civilisation grecques étaient venues de l'Egypte. Rappelons la parole que Platon, dans le Timée, fait adresser à Solon par un prêtre égyptien : « Vous, Grecs, vous êtes des enfants ». Aristote dit que les sciences mathématiques sont nées en Egypte, où les prêtres avaient le loisir nécessaire à l'étude. Aussi bien les Grecs ont-ils pensé que Thaïes et Pythagore avaient importé les mathématiques d'Egypte : c'est là ce qu'ont dit expressément Eudème pour Thaïes, et Isocrate pour Pythagore. Afin d'expliquer le savoir encyclopédique de Démocrite, on lui attribuait les Grecs eux-mêmes l'Inde et dans diverses autres contrées. Tous ces témoignages constituent un hommage bien significatif rendu par les Grecs à la pensée de l'Orient. En second lieu, c'est un fait que la philosophie grecque est née au contact de l'Orient. La philosophie est née dans les colonies fondées en Ionie, sur la côte de l'Asie mineure, où les Grecs se sont trouvés en des voyages dans 112 CHARLES WERNER contact avec les populations orientales. Le berceau de la philosophie a été la ville de Milet, la plus active et la plus riche des villes de l'Ionie. Vers la fin du septième siècle, son tyran, Thrasybule, réussit à conclure une alliance avec Alyatte, roi des Lydiens. Par l'intermé¬ diaire des Lydiens, Milet fut mise en relation avec Babylone et l'Egypte : elle avait son temple à Naucratis. C'est peut-être à la science babylonienne que Thaïes emprunta l'idée du retour pério¬ dique des éclipses, grâce à laquelle il prédit l'éclipsé de soleil qui mit fin à la guerre entre les Lydiens et les Mèdes. L'essor de la pensée grecque a donc eu pour siège la côte de l'Asie mineure. Milet a donné Thaïes, Anaximandre et Anaximène ; Ephèse a donné Heraclite ; l'île de Samos a donné Pythagore ; Colo¬ phon a donné Xénophane. Ensuite, lors de l'invasion perse, le théâtre de la philosophie s'est déplacé vers l'ouest ; il s'est fixé dans l'Italie méridionale et la Sicile, où les Ioniens fondèrent des villes. Pythagore s'établit à Crotone, Xénophane à Elèe, qui donna son nom à l'école éléate ; Empedocle appartient à la Sicile. Puis survient un renouveau de la pensée ionienne. Milet, comme pour achever par un don royal sa contribution à la philosophie, produit Leucippe, le fondateur de l'ato¬ misme ; Clazomènes produit Anaxagore, qui ouvrit à Athènes l'école où fut enseigné Socrate. Diogene, parodié en même temps que Socrate dans les Nuées d'Aristophane, est d'Apollonie en Crète. Quant à Démocrite, il était d'Abdère, cette ville fondée par les Ioniens en Thrace, et lui-même, grand philosophe, semble annoncer le philosophe plus grand encore qui viendra des confins de la Macédoine. Ce n'est qu'après tout ce premier et si beau développement que la philosophie grecque s'établit à Athènes : mais alors Athènes était devenue le rendez-vous des nations, et la philosophie put y garder le contact avec l'Orient. Cette première union du génie grec et du génie oriental est repré¬ sentée surtout par le grand nom de Pythagore. La théorie pythagori¬ cienne de l'âme a subi l'influence de l'Orient. Cette théorie vient de l'orphisme, et l'orphisme n'est pas purement grec : il est né de l'in¬ troduction en Grèce du culte thrace de Dionysos. Les communautés orphiques ont surtout fleuri dans l'Italie méridionale et la Sicile, où les Ioniens, venus d'Asie mineure, étaient nombreux. C'est sous l'in¬ fluence de l'orphisme que Pythagore a conçu l'âme comme la vraie substance immortelle. Et le développement qu'il a donné à sa théorie marque un accord profond entre sa pensée et la pensée de l'Orient. LA PHILOSOPHIE GRECQUE ET L'ORIENT 113 L'idée de la transmigration des âmes, l'idée de la parenté des hommes et des animaux, avec l'interdiction de manger de la viande, toutes ces idées se retrouvent dans l'Inde. Il n'est donc pas étonnant que les Grecs aient pensé que Pythagore avait reçu l'enseignement de l'Orient. La tradition veut qu'il soit allé en Egypte et à Babylone, où il fré¬ quenta les mages persans, héritiers de Zoroastre. Quant à la seconde des grandes théories pythagoriciennes, la théorie du nombre, elle aussi nous est présentée comme ayant une origine orientale : Isocrate, nous l'avons déjà rappelé, affirme que Pythagore a rapporté d'Egypte les mathématiques. Ainsi les deux théories capitales du pythagorisme, la théorie de l'âme et la théorie du nombre, ont toutes deux subi l'in¬ fluence de l'Orient. La philosophie de Pythagore, et toute la première philosophie grecque, toute cette magnifique efflorescence, n'eût pas existé, si la pensée grecque n'avait plongé ses racines dans l'âme pro¬ fonde de l'Orient. l'Orient sur la la Grèce, nous devons reconnaître que pensée grecque a bien ajouté à la pensée orientale un élément nouveau, un élément essentiel, et qu'elle manifeste une sorte de création. Il ne s'agit pas, évidemment, d'une création ex nihilo, puisque la pensée grecque a trouvé dans la Cela dit, et une fois admise l'influence générale pensée orientale une vaste matière préexistante ; de si donc, lorsqu'on miracle grec », on entend une création ex nihilo, il n'y a pas eu de tel miracle. Mais il y a bien eu création, apparition d'un principe nouveau : l'esprit. La pensée grecque, c'est la naissance de l'esprit. De l'âme, sombre et profonde, telle qu'elle existait en Orient, s'est dégagé, en Grèce, l'esprit : l'esprit comme conscience de lui-même, comme certitude de sa nature infinie ; l'esprit comme conscience de son indépendance à l'égard de toutes les choses extérieures, comme certitude de sa liberté. La liberté : voilà ce qui est né en Grèce, et voilà ce que les Grecs ont défendu contre l'Orient. Ce n'est pas en vain que les noms de Marathon, des Thermopyles, de Platée et de Salamine brillent dans l'histoire d'un éclat incomparable ; ce qu'ils représentent, c'est la victoire de la liberté, c'est la liberté assurée pour toute l'humanité future. Cette naissance de l'esprit et de la liberté, on peut essayer de l'ex¬ pliquer par diverses considérations, en indiquant les circonstances qui s'y sont montrées favorables. On peut invoquer, avec Taine, parle du « REV. DE THÉOL. ET PHIL. N. S. t. XXVI (n° I07; I938). 8 114 CHARLES WERNER l'heureuse configuration géographique de la Grèce, les qualités du sol et du climat. On peut remarquer que la pensée grecque n'a pas été opprimée, à ses débuts, par une théologie ayant des dogmes déter¬ minés. On peut parler des conditions politiques, si différentes de celles de l'Orient. Mais aucune de ces explications, ni toutes ensemble, ne font comprendre la naissance de l'esprit. Selon la parole d'Amiel, toutes les origines sont des secrets. Que si l'on voulait pourtant dire quelque chose, il faudrait s'inspirer de la philosophie grecque ellemême. Il faudrait rappeler la pensée d'Aristote : la perfection n'est pas un résultat, mais un principe. L'esprit, dans sa perfection, dans sa totalité, existe à l'origine de toutes choses. La création n'a été possible qu'au moyen d'une rupture, qui fait apparaître, comme déchaîné, le chaos des forces élémentaires. Mais l'esprit garde la puis¬ sance irrésistible de revenir à lui-même, à son intériorité, à sa liberté. Ce retour, qui devait se produire, s'est produit en Grèce : c'est en Grèce que l'esprit s'est retrouvé lui-même, qu'il s'est reconnu lui-même, et qu'il a reconnu l'univers comme étant sa propre substance. C'est parce que la pensée grecque a manifesté pour la première fois la liberté de l'esprit, qu'elle a créé la science, comme indépendante de toutes les circonstances particulières, comme universelle, comme purement rationnelle. La science orientale avait été un ensemble de recettes pratiques; nous le voyons bien parles monuments qui nous en ont été conservés. Qu'il s'agisse des inscriptions babyloniennes ou des papyrus égyptiens, nous ne trouvons rien de plus que des constata¬ tions empiriques, répondant à certains problèmes pratiques, jamais la pure spéculation rationnelle. Les Grecs eux-mêmes, quelle qu'ait été leur vénération pour la sagesse orientale, ont senti la différence entre leur science, désintéressée, et la connaissance utilitaire qui l'avait précédée. Dans son traité sur l'arithmétique, Aristoxène, dis¬ ciple d'Aristote, dit que Pythagore fut le premier à étendre cette science au delà des besoins du commerce. En fait, c'est Pythagore qui a démontré le théorème célèbre qui porte son nom et qui a donné naissance à la géométrie, comme science rationnelle. Platon, dans un passage bien connu de la République, oppose l'esprit grec, avide de savoir (cpi\op.a9éç), à l'esprit phénicien et égyptien, avide de gain (cpiXoxpnnaTOv). Aristote, au commencement de la Métaphysique, parle de la joie que nous procure la connaissance en elle-même, indé¬ pendamment de toute utilité, et il exprime très bien le caractère de la pensée grecque, en établissant sa fameuse distinction entre la LA PHILOSOPHIE GRECQUE ET L'ORIENT 115 science et la simple connaissance empirique : cette dernière étant la connaissance des choses particulières, et nous indiquant le fait, mais non pas la raison du fait ; la science étant la connaissance de l'universel, et nous donnant la raison et la cause. Telle est la différence entre la Grèce et l'Orient : la pensée orientale, c'est la connaissance empirique, dominée par des préoccupations utilitaires ; la pensée grecque, c'est la science, désintéressée et valable universellement. Ayant ainsi conçu la science comme entièrement désintéressée, les Grecs ont pu, non pas seulement créer, mais porter en quelque sorte à sa perfection la science royale, la philosophie. Il est peut-être dans la destinée des sciences physiques de ne pas pouvoir être envi¬ autrement que sous un certain angle d'utilité. Bacon, Des¬ cartes et tous les modernes ont rompu avec la notion purement spécu¬ lative que les Grecs avaient proposée de la science, et ils ont pensé que la science devait être pratique, qu'elle devait assurer à l'homme la domination sur la nature. Mais, s'il est vrai que la science de la matière est capable d'une telle application, la philosophie, comme science de l'esprit, reste à jamais pur regard sur les choses éternelles, et c'est elle, non pas la physique, mais la métaphysique, que les Grecs ont surtout cultivée. Après les premiers essais de spéculation cherchant le principe dans quelqu'un des éléments matériels, la pensée grecque a reconnu que la vraie substance des choses est le principe qui se trouve dans l'homme : l'esprit. Elle a reconnu que le bien auquel nous aspirons, la justice, est à l'origine du monde, lequel est gouverné par une loi d'harmonie. En développant cette idée, elle a atteint, dans les systèmes de Platon et d'Aristote, une hauteur qui n'a pas été dépassée et elle a donné pour toujours le modèle de la connaissance la plus profonde et la plus vraie. Ce n'est d'ailleurs pas seulement dans le domaine de la science et de la philosophie que s'est manifesté le principe de liberté qui anima la pensée grecque : c'est aussi dans le domaine de l'art et dans le domaine de la politique. Vis-à-vis de l'art oriental, l'art grec exprime la liberté de l'esprit, qui prend possession de la matière et lui imprime une forme parfaitement adéquate à sa propre nature. C'est pourquoi, tandis que les figures égyptiennes sont figées dans une rigide immo¬ bilité, les figures grecques ont toute la liberté et l'harmonie du mou¬ vement. C'est pourquoi encore elles expriment le sentiment, la vie de l'âme dans son intériorité. L'art oriental est anonyme ; il émane de la tradition. Mais l'art grec est une innovation, par laquelle l'indisagées ii6 CHARLES WERNER vidu manifeste vis-à-vis de la collectivité sa manière originale de sentir et de penser. Et c'est aussi cette libération que nous trouvons en politique et qui a produit la notion de citoyen. Les sociétés de l'Orient avaient été une confuse agglomération, une sorte de trou¬ peau, courbé sous le joug d'un despote. C'est en Grèce que la per¬ sonne humaine a pris conscience de son libre pouvoir de décréter la loi : non pas une loi arbitraire, mais une loi s'accordant avec les lois éter¬ nelles qui règlent l'univers. Selon la parole d'Aristote, l'homme est un être politique : la raison, dont il a le privilège, est un principe uni¬ versel, qui produit le libre accord des individus. La société grecque a été, pour la première fois, une société d'hommes libres, participant à la souveraineté de l'Etat. Cependant la pensée grecque, née au contact de l'Orient, a gardé ce contact, et s'est replongée dans le milieu oriental. Platon, après la mort de Socrate, est allé en Egypte, où il s'est arrêté assez longue¬ ment, avant de gagner Cyrène, puis l'Italie méridionale et la Sicile. Lorsqu'il revint à Athènes et fonda l'Académie, son école fut ouverte du côté de l'Orient ; nous savons qu'il eut même des élèves venus de Chaldée. L'influence de l'Orient sur l'Académie fut renforcée par l'arrivée d'Eudoxe. Cet astronome, ami de Platon, était de Cnide en Asie mineure ; il avait séjourné dans diverses régions de l'Orient et, lorsqu'il vint joindre son école à l'école platonicienne, il apportait avec lui toute la science des pays étrangers. Platon lui-même, dans son dernier ouvrage, a modifié sa doctrine sous l'influence orientale. La théorie que l'on trouve au dixième livre des Lois d'une Ame mauvaise, qui régnerait sur le monde en même temps que l'Ame bonne, cette théorie vient sans doute de Zoroastre. Mais c'est d'Aristote que devait partir l'impulsion décisive pour le mélange de la pensée grecque et de la pensée orientale. Après ses longues années d'études à Athènes sous la direction de Platon, il s'établit à Assos en Troade, et c'est là qu'il prit conscience de sa pensée originale. Il ne quitta l'Asie mineure que lorsqu'il fut rap¬ pelé en Macédoine pour l'éducation d'Alexandre. C'est alors qu'il conçut l'idée de la science et de la civilisation grecques comme de¬ vant conquérir tout le monde oriental. Il inculqua cette idée à son royal disciple. L'expédition d'Alexandre a été la pensée grecque marchant à la conquête de l'Orient ; conquête où elle allait non pas LA PHILOSOPHIE GRECQUE ET L'ORIENT 117 seulement donner, mais aussi recevoir. La ville d'Alexandrie, fondée par l'élève d'Aristote, a été le théâtre de cette fusion, grâce à laquelle la philosophie grecque reçut, dans le système de Plotin, son suprême achèvement. Plus tard encore, la conquête d'Alexandre a contribué à produire l'islamisme, lequel a porté la philosophie d'Aristote aux nations occidentales. Remarquons d'ailleurs qu'immédiatement après Aristote la philo¬ sophie grecque a trouvé ses principaux représentants dans le monde oriental. Epicure, sans doute, était Athénien ; cependant il naquit dans l'île de Samos, qui avait été le berceau de Pythagore. Zenon, le fondateur du stoïcisme, était de l'île de Chypre ; Cléanthe était d'Assos ; Chrysippe était de Cilicio, peut-être de la ville même où saint Paul devait naître trois siècles plus tard. Détachés de leurs patries que les conquérants se disputaient, les Stoïciens ne reconnais¬ saient plus le cadre étroit des cités grecques ; ils se considéraient comme citoyens de l'univers, frères de tous les hommes, et même des esclaves. Par là, ils ont préparé les voies à une nouvelle et plus pro¬ fonde idée de la liberté. Cette idée, elle aussi, devait venir de l'Orient. C'est de l'Orient qu'est venue la bonne nouvelle que la liberté n'appartient pas seule¬ ment à quelques hommes capables de science, mais qu'elle appartient à tous les hommes, par le simple élan de la charité. Telle est l'idée qui a produit les temps modernes, et dont le développement, sans doute, est encore loin d'être achevé. Nous avons le droit d'espérer un avenir où la liberté existera véritablement sur la terre. Pour préparer cet avenir, la philosophie grecque peut nous apporter l'aide la plus précieuse. En surgissant de la nuit orientale, cette philosophie a montré lumineusement la toute-puissance de l'esprit, qui sort de la nature et s'accroît perpétuellement, triomphant de toutes les limites. En même temps, par le contenu de ses doctrines, elle fait comprendre, mieux que toutes les autres philosophies, la réalité primordiale de l'esprit, sa domination sur la matière, et que toutes choses sont appelées à la suprême perfection. Par cet enseignement qu'elle nous donne, la philosophie grecque est la source inépuisable de sagesse, à laquelle nous devons retourner pour apprendre à connaître, dans leur vérité, l'univers et nous-mêmes. Charles WERNER.