La chirurgie en questions - Médecins Sans Frontières

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Messages n° 144 - Dossier : La chirurgie en questions
Questions sur la chirurgie
Ce questionnaire a pour but de montrer les différentes tendances coexistantes à MSF
dans le domaine de la chirurgie. Nous l’avons divisé en quatre thèmes : nos
interventions, l’organisation et ses ressources, la qualité de nos pratiques et enfin
l’éthique. Cinq chirurgiens et une médecin ont bien voulu y participer :
- Jean-Paul Dixmeras, chirurgien français, consultant et vice-président du Conseil
d’administration de la section française de MSF.
- Pierre Gielis, chirurgien belge, consultant pour la section belge de MSF et Nathalie
Civet, médecin belge, coordinatrice chirurgie/anesthésie pour la section belge.
- Ibrahima Konate, chirurgien sénégalais, volontaire MSF depuis 2005.
- Stefan Krieger, chirurgien allemand, président de la section allemande de MSF.
- Khaled Menapal, chirurgien afghan, volontaire depuis 1992.
Sur nos interventions
- En chirurgie, quels sont pour vous les contextes qui correspondent le mieux à l’action
humanitaire ?
Khaled Menapal : La chirurgie qui correspond à l’action humanitaire, c’est d’abord la
chirurgie de guerre, avec la présence directe des équipes au plus près des victimes. J’y
ajouterais les contextes où on ne peut pas avoir accès aux victimes pour des raisons de
sécurité ou de confusion militaro-humanitaire : car malgré notre absence, on peut néanmoins
soutenir les structures existantes pour qu’elles restent fonctionnelles (Tchétchénie, Irak…).
Enfin, les contextes où les moyens locaux ne permettent pas de couvrir la chirurgie d’urgence
(y compris les cas d’urgence obstétricale) correspondent également pour moi à l’action
humanitaire.
Pierre Gielis et Nathalie Civet : Ces contextes sont ceux des urgences, des régions
dépourvues de tout accès aux soins, ou de tout accès libre aux soins, surtout en milieux
instables.
Stefan Krieger : Il s’agit pour moi des situations de guerre, d’après guerre, de toutes les
situations précaires, et des conflits chroniques.
Jean-Paul Dixmeras : Qu’elles soient d’ordre chirurgical ou autre, nos actions sont définies
par la Charte : « Les Médecins Sans Frontières apportent leurs secours aux populations en
détresse, aux victimes de catastrophes d’origines naturelles ou humaines, de situation de
belligérance… ». Nos missions chirurgicales actuelles rentrent dans ce cadre et peuvent être
classées selon les projets en : missions de chirurgie générale en milieu isolé ou dans le cadre
d’un hôpital général (en situation de conflit ou non), missions de réponse aux catastrophes
naturelles, centre de traumatologie, programme de reconstruction post-conflit. La charte
précise que les MSF « s’engagent à respecter les principes de déontologie de leur
profession ». Il en résulte que la bonne réponse à l’action humanitaire en chirurgie correspond
davantage à un niveau de savoir-faire – adapté à des exigences opérationnelles – qu’à un
contexte.
Ibrahima Konate : Les contextes qui répondent le mieux à l’action humanitaire sont les
situations de guerre, mais aussi les situations où les besoins en services urgents de santé ne
sont pas couverts.
- Au sein de MSF, la chirurgie doit-elle se limiter à des procédures « de base » orientées
sur le « life saving » et l’urgence ? Existe-il une place pour des programmes de chirurgie
programmée ou à haute technicité (chirurgie reconstructrice par exemple, comme en
Tchétchénie ou en Jordanie) ?
Khaled Menapal : Pourquoi ne pas faire de la chirurgie de haute technicité quand le contexte
le permet, et que cela correspond à une demande du terrain ? Il ne faut pas opposer ce type de
chirurgie à la chirurgie programmée, parce que d’après mon expérience en situation de guerre
ou d’urgence, il nous arrive d’avoir la chance de ne pas avoir de blessés de guerre à prendre
en charge : ce qui permet d’effectuer de la chirurgie froide ou programmée. J’ai aussi constaté
une mauvaise interprétation de la chirurgie d’urgence par l’équipe de coordination, qui ne
voulait pas pratiquer de la chirurgie non liée à la guerre. Je l’ai pratiquée quand même car
pour moi, l’essentiel était d’aider le plus grand nombre de malades (blessés de guerre ou pas)
toujours avec l’accord de l’équipe chirurgicale (anesthésiste, infirmier bloc opératoire).
Pierre Gielis et Nathalie Civet : Dans ses projets chirurgicaux et autres, MSF doit toujours
se souvenir que notre action n’est que temporaire et que quand nous partons, nous ne devons
pas laisser une organisation dont les responsables locaux ne pourront pas assurer la continuité.
Il existe de la chirurgie programmée, mais elle doit aussi être limitée en technicité. Elle doit
répondre à une incapacité physique, ou à une menace sur l’intégrité physique. Nous avons un
devoir de formation, et il faut commencer à former et à s’assurer de l’application des
standards minimaux de la chirurgie (hygiène générale, stérilisation et transfusion, nombre
suffisant et formation du personnel et post-opératoire de qualité) avant d’augmenter la
technicité. Cette technicité ne pourra être intégrée de manière qualitative qu’une fois les bases
connues. La chirurgie reconstructrice (fistules obstétricales, séquelles de brûlures, séquelles
de poliomyélite, chirurgie de la main, de la face, etc.) peut exister parallèlement à une activité
chirurgicale régulière, mais de manière ponctuelle et parfaitement organisée, avec une
formation préalable et la définition d’une stratégie adaptée au contexte.
Stefan Krieger : Bien sûr, il existe une place pour ces activités ! La chirurgie reconstructrice
en situation de guerre ou d’après guerre, la chirurgie des brûlures et d’ostéomyélites, ou
encore la chirurgie de la main (guerre / après guerre) sont des activités qui ont toute leur place
à MSF.
Jean-Paul Dixmeras : En apparence au moins, le « life-saving » et l’urgence semblent
s’imposer d’eux-mêmes. Pour autant, cette vision me paraît simpliste, insatisfaisante et
insuffisante : d’une part parce que l’urgence n’est pas toujours accessible (je pense par
exemple aux problèmes posés par l’Irak ou l’Afghanistan aujourd’hui, mais aussi aux
difficultés d’accès dans certaines catastrophes naturelles) ; d’autre part parce qu’on ne peut
pas considérer un travail terminé au prétexte d’une survie assurée. Indiscutablement, dans la
mesure du possible technique et matériel, la réparation doit être poursuivie. Par rapport à
certains programmes tels que la nutrition ou la prise en charge du sida, la chirurgie a
« l’avantage » de donner des résultats définitifs. Profitons-en ! Un patient verticalisé ne
redeviendra pas grabataire, une « gueule cassée » ne sera plus jamais une frayeur pour luimême et son entourage.
Non, la chirurgie au sein de MSF ne doit pas se limiter à des procédures de base. Il y a une
place pour la haute technicité, toujours dans le respect des principes déontologiques de la
profession.
Ibrahima Konate : Oui je pense que la chirurgie programmée a largement sa place dans le
contexte humanitaire. Le « life saving » a certes connu ses moments de gloire au début, mais
la chirurgie depuis une vingtaine d’années a bénéficié de nombreux progrès. Il est
actuellement injustifié de ne pas essayer d’en faire plus. Les techniques de guerre mobilisent
plus de moyens et de technologie ; il est donc normal que la médecine humanitaire se
modernise afin d’obtenir des résultats plus satisfaisants.
- Y a-t-il des spécialités chirurgicales que vous estimez aujourd’hui négligées par MSF,
ou dans lesquelles vous souhaiteriez voir MSF s’investir ? Quelles sont-elles et
pourquoi ?
Khaled Menapal : La volonté de MSF d’en faire plus au sujet des fistules vésico-vaginales
me semble une initiative très importante : il faut en faire plus, développer davantage
d’expertise et installer des centres régionaux servant de centres de référence pour les missions
et les patients des régions où nous sommes impliqués.
Pour autant, il s’agit moins de spécialités négligées sur nos missions, que d’un manque
d’instruments de base ou de facilités. J’ai souvenir de situations où n’existaient pas de
possibilité de transfusion, pas de radiologie, et parfois même pas d’autoclave. Il m’est aussi
arrivé de travailler avec une table d’opération qui ne me permettait pas de changer la position
du malade. Il y a donc un standard minimum à respecter pour envisager la pratique
chirurgicale.
Mais considérant que la spécialité essentielle de MSF est la chirurgie de guerre, le problème
est que nous ne sommes pas présents au cœur des contextes d’intervention des forces
américaines et de leurs alliés. Pour moi, MSF doit faire plus de démarches contre cette
inaccessibilité aux victimes de guerre.
Pierre Gielis et Nathalie Civet : Depuis des années, quelques-uns de la section belge tentent
de promouvoir la chirurgie des fistules d’origine obstétricale. On connaît le handicap
physique, social et psychologique, le nombre de cas également, le désintérêt des familles, des
cultures et des croyances locales vis-à-vis de ces femmes, rejetées et abandonnées. Cette
même idée peut s’appliquer à d’autres pathologies, d’autres handicaps physiques : bec de
lièvre, les séquelles de brûlures, les séquelles de poliomyélite. Mais il ne faut pas sous-estimer
le fait que de telles pathologies sous-entendent une prise en charge pluridisciplinaire.
Stefan Krieger : La chirurgie en traumatologie est négligée, on accepte trop vite des limites.
Quant à la chirurgie des fistules, il nous faut faire plus et mieux, surtout dans le domaine de la
formation.
Jean-Paul Dixmeras : Paris ne s’est pas fait en un jour ! Dans de nombreux domaines, MSF
a dû faire appel à ses capacités d’innovations. La chirurgie ne fait pas exception. Chaque
spécialité chirurgicale pose des problèmes spécifiques qu’il faut définir puis résoudre. La
prise en charge des fistules vésico-vaginales est un bon exemple : la « clientèle » existe, mais
les praticiens sont rares et les résultats incertains ou incomplets. Il faudrait aussi se pencher
sur le problème des brûlés et de leurs séquelles, éventuellement sur l’urologie, les cataractes.
La liste n’est pas limitative.
Ibrahima Konate : La chirurgie orthopédique est très largement négligée. Elle devrait être
plus élaborée, mais les indications chirurgicales doivent être cadrées. Dans les missions
basées dans de grands hôpitaux tels que Bouaké, on peut faire de l’ostéosynthèse du moins en
traumatologie. Il faut simplement améliorer l’environnement. Nous savons tous que le
bénéfice est net, surtout pour des sujets généralement jeunes. En revanche, la chirurgie
élaborée comme les arthroplasties n’a pas encore sa place.
L’organisation et ses ressources
- Les décisions d’ouverture et de fermeture de programmes chirurgicaux répondentelles à des critères opérationnels bien définis ? Ces décisions sont-elles suffisamment
concertées et coordonnées ?
Khaled Menapal : A mon avis, les décisions les plus problématiques concernent les
fermetures de projet, car même si les conditions et le contexte évoluent dans le bon sens, dès
que MSF quitte un programme chirurgical, celui-ci ne fonctionne plus correctement. De plus,
un hôpital soutenu par MSF devient très vite une structure de référence, alors que les autorités
ne sont pas toujours capables de maintenir les structures hospitalières au niveau fonctionnel,
après notre départ. Encore faut-il avoir conscience qu’on ne peut pas rester éternellement sur
un projet. Il nous appartient donc de mieux préparer le terrain pour envisager un départ
acceptable.
Pierre Gielis et Nathalie Civet : Non, notamment à cause d’une mauvaise définition
générale des objectifs opérationnels, et de l’analyse du contexte d’un programme. S’ensuit le
même défaut au niveau de la définition d’un programme chirurgical.
Stefan Krieger : Non, il nous faut des critères plus clairs, acceptés par tous les centres
opérationnels, car la coordination est insuffisante.
Jean-Paul Dixmeras : Les décisions d’ouverture et de fermeture sont du ressort du
département des opérations. Ces décisions répondent à l’analyse d’un contexte humanitaire et
des besoins formulés par les équipes de terrain. Ce processus n’est pas mécanique. Il est
difficile et parfois imparfait, mais la réflexion doit être rapide, d’autant plus que le temps est
compté dans l’urgence. Un arbre décisionnel plus complexe risque donc d’entraîner un
manque de réactivité préjudiciable à notre efficacité.
Ibrahima Konate : Il y a sûrement un travail à faire à ce niveau. Pour un praticien, une
fermeture de mission n’est jamais une décision facile à accepter. Pour les missions en cours,
auxquelles j’ai participé, les programmes mis en place me paraissaient en tout cas justifiés.
- La spécialisation croissante des chirurgiens est-elle un frein au déploiement des
activités chirurgicales dans nos contextes d’intervention ?
Khaled Menapal : Il est sûr qu’avec le phénomène d’hyperspécialisation, on ne dispose pas
de chirurgiens capables de prendre en charge un large domaine de pathologies. On rencontre
d’ailleurs ce même type de problèmes quand on travaille avec du matériel de base, sans les
instruments sophistiqués disponibles en Europe ou en occident. Ce sujet a été évoqué par un
représentant du CICR, lors de la journée chirurgicale organisée à Paris le 9 décembre dernier.
Dans un autre registre, on constate aussi de moins en moins de jeunes chirurgiens dans nos
missions, et la moyenne d’âge élevée des participants à cette journée chirurgicale en
témoigne. Nous sommes donc confrontés à deux problèmes : des chirurgiens hyperspécialisés
et une jeune génération peu engagée dans l’humanitaire : il faut en être conscient et trouver
des solutions dans l’avenir.
Pierre Gielis et Nathalie Civet : Elle risque de l’être pour plusieurs raisons. En résumé,
l’hyperspécialisation demande une technologie sophistiquée, inapplicable dans les contextes
dans lesquelles travaille la section belge. Les jeunes chirurgiens n’ayant plus acquis de
connaissance et surtout de pratiques chirurgicales générales, risquent d’être perturbés par cette
chirurgie du pauvre. Ils sont livrés à eux-mêmes pour établir le diagnostic, sans généralement
pouvoir le confirmer par des examens techniques complémentaires pratiqués dans les pays
économiquement riches.
Stefan Krieger : Je crois plutôt qu’il nous faut envisager la création d’un centre de formation
chirurgical à MSF. Ceci permettrait de standardiser et d’améliorer un certain nombre de nos
pratiques.
Jean-Paul Dixmeras : Non, la spécialisation croissante des chirurgiens n’est pas un frein au
déploiement d’activités chirurgicales dans nos contextes d’intervention, au contraire ! Les
qualités et les connaissances demandées au chirurgien exerçant dans un centre de chirurgie
générale en milieu isolé ne sont pas celles demandées au chirurgien exerçant dans un centre
de chirurgie réparatrice. Plus il y a de missions chirurgicales, plus les besoins sont variés. Plus
le « carnet d’adresses » est rempli, plus il est possible de proposer des postes adaptés aux
aptitudes de chacun.
Ibrahima Konate : Je crois personnellement que cette hyperspécialisation pourrait au
contraire donner une meilleure prise en charge et justifier à long terme les actions menées sur
le terrain. Cependant il faut au préalable que la politique de prise en charge de nos patients
soit clairement précisée, c'est-à-dire chercher à apporter des solutions optimales éthiquement,
scientifiquement, et économiquement acceptables. D’autre part, ne pas tenir compte du profil
du futur chirurgien sera un problème pour répondre aux besoins de nos missions à long terme.
Le système de formation continue pourrait être un très bon moyen de donner des
connaissances suffisantes pour une meilleure pratique sur le terrain.
- A propos de la notion de « main chirurgicale », diriez-vous que la pratique chirurgicale
est exclusivement l’affaire des chirurgiens diplômés ? En ce sens, doit-on former des
médecins généralistes à des pratiques chirurgicales ?
Khaled Menapal : Je suis réservé sur cette question, car il existe quand même des dangers
dès lors que des complications surviennent.
Pierre Gielis et Nathalie Civet : Au niveau de notre section, nous avons formé des médecins
en chirurgie d’urgence et de base, surtout gynécologique et obstétricale. Nous formons aussi
des chirurgiens et gynéco-obstétriciens aux techniques de réparation des fistules vaginales.
Cela dépend des contextes et des besoins locaux dans lesquels vous travaillez, des possibilités
professionnelles des médecins locaux, de leur qualité et motivation. Ce faisant, vous avez plus
de chance d’assurer une certaine continuité lors de la fermeture de la mission. Dans de
nombreux pays africains, notamment en RDC ou les pays de l’est africain anglophone, les
médecins généralistes reçoivent une formation basique en chirurgie élémentaire et gynécoobstétricale en particulier (Tropical Doctor). Le problème est d’évaluer leur compétence
réelle, d’assurer une formation de qualité (en temps et en objectifs d’apprentissage) et un
suivi.
Stefan Krieger : Les chirurgiens expatriés doivent être diplômés, mais il faut aussi sur place
former des médecins généralistes à des pratiques indispensables (césariennes, laparotomie,
fixations externes, etc.).
Jean-Paul Dixmeras : Réduire la chirurgie à un geste opératoire est une vision primaire.
L’activité chirurgicale nécessite une équipe et du matériel. Que peut faire un chirurgien
isolé ? Quelles sont les limites d’un praticien formé à un acte ? Ne s’agit-il pas d’une fausse
sécurité et ne risque-t-on pas d’atteindre un niveau d’incompétence ? La chirurgie nécessite
un long compagnonnage et une pratique quotidienne. Dans un désert médical, le problème du
chirurgien ne se pose pas seul. Celui de l’accès aux soins se pose aussi. Nous n’avons pas
forcément la capacité de l’assurer et il ne nous appartient pas de nous substituer aux structures
étatiques. Laissons aux ministères de la Santé la gestion de leur politique !
Ibrahima Konate : Pour prendre le relais, le fait d’initier le médecin généraliste est dans le
principe une bonne chose. Il faut cependant bien définir les limites et établir un programme de
formation continue.
- D’après vous, la responsabilité médicale du patient (suivi péri-opératoire) incombe-telle au chirurgien ou à l’anesthésiste ?
Khaled Menapal : Je ne peux pas donner la responsabilité totale à l’un ou à l’autre, c’est un
travail d’équipe, mais à mon avis le chirurgien engage sa responsabilité finale dans toutes les
phases de suivi du patient. Parce qu’en cas de complication ou de négligence au cours de son
séjour, c’est le chirurgien qui sera tenu pour responsable par le patient, sa famille ou ses
proches. Si les choses se passent bien, toute l’équipe en bénéficie, mais si les choses se
passent mal, le chirurgien ne peut pas se défausser sur l’anesthésiste ou l’infirmier postopératoire, c’est lui qui sera considéré comme responsable par la famille du malade. Je parle
des contextes de chirurgie de guerre ou d’urgence, pas des contextes européens et
occidentaux.
Pierre Gielis et Nathalie Civet : Nos équipes doivent former un « team », donc la
responsabilité péri-opératoire appartient aux deux, au chirurgien et à l’anesthésiste.
Stefan Krieger : A mon avis les deux sont toujours responsables.
Jean-Paul Dixmeras : Qui est responsable vis-à-vis du patient ? C’est une vielle histoire.
Autrefois le chirurgien était « seul » et dirigeait et l’intervention et le « sommeil » du patient.
La question ne se posait pas. Anesthésie et Réanimation sont heureusement devenues une
spécialité à part entière, et les responsabilités entre médecins-anesthésistes et chirurgiens
s’exercent à la fois conjointement et distinctement. Pour le suivi post-opératoire, là encore il
faut séparer la réanimation du suivi post-opératoire chirurgical, replaçant chacun dans son
rôle. Toutefois, il ne faut pas oublier qu’en France au moins tout acte médical ne peut être
effectué que sous la responsabilité d’un médecin, l’inverse tenant de l’exercice illégal de la
médecine : Il faut donc dans ce domaine distinguer médecin et non médecins. Mais cette
remarque, je le répète, s’applique en France. Quid ailleurs ?
Ibrahima Konate : Elle est l’affaire de toute une équipe, principalement du chirurgien et de
l’anesthésiste.
La qualité de nos pratiques
- Croyez-vous qu’il existe au sein de MSF une réelle volonté d’évaluer systématiquement
la qualité de nos activités ?
Khaled Menapal : Elle n’est pas systématique, parce que nous ne disposons pas d’un
système de contrôle et que nous éprouvons des difficultés à recueillir des données dans nos
programmes. Si nous ne sommes pas capables d’établir un rapport d’activité chirurgicale
standard et de procéder à l’enregistrement des cas, comment pouvons-nous faire une
évaluation de nos activités ? Nous devons prendre des mesures sérieuses et claires pour
atteindre cet objectif (Inshallah !). Quant aux instruments de base, au système de stérilisation,
aux rayons X, au laboratoire, aux possibilités de transfusion ou encore à l’incinération, on doit
fixer un standard minimum acceptable.
Pierre Gielis et Nathalie Civet : Elle est insuffisante.
Stefan Krieger : Je ne suis pas sûr que cette volonté existe. En tout cas en chirurgie, il nous
faut un système de contrôle de qualité de notre travail. Car trop nombreux sont les cas où
chacun fait comme il l’entend, et où l’on fait n’importe quoi.
Jean-Paul Dixmeras : Il existe une réelle volonté d’évaluer systématiquement la qualité des
activités. Pour preuve, le travail effectué pour établir une codification et une transmission
régulière des données. C’est un premier pas ou plus modestement une approche. Cette
codification, qui a le mérite d’exister, permet une évaluation du travail sans faire ressortir les
conditions dans lesquelles il a été effectué. Quelle est la durée de séjour d’une péritonite
appendiculaire aujourd’hui à l’hôpital de Bouaké ? Nous ne pouvons pas répondre à cette
question. Nous ne disposons pas de structures occidentales et nous devons « inventer » nos
statistiques en fonction de nos conditions variées d’exercice. Il n’y a pas comparaison
possible. La solution passe par le dossier médical.
Ibrahima Konate : Cette volonté existe mais elle est très timide. Une grande quantité
d’informations reste inexploitée.
- Le dossier médical et l’enregistrement des données médicales (compte-rendu
opératoire, etc.) sont relativement négligés. Que pensez-vous de cette affirmation ?
Khaled Menapal : Je suis tout à fait d’accord avec cela.
Pierre Gielis et Nathalie Civet : C’est une réalité.
Stefan Krieger : Elle est tout à fait juste et il s’agit surtout d’un constat inacceptable. En tant
que chirurgiens, nous devons améliorer ce volet de nos activités. Il nous faut des données
fiables pour mieux soigner nos malades.
Jean-Paul Dixmeras : Les conditions sont aujourd’hui réunies pour l’établissement d’un
dossier électronique individuel. Chaque mission dispose du matériel et des moyens de
communication. Il fallait concevoir le logiciel : c’est chose faite, et l’expérimentation
commence sur le terrain. Il y aura certainement des adaptations à faire. Mais au-delà des
difficultés de mise en œuvre, ce projet permettra non seulement un recueil des données
extrêmement précis et individuel, mais aussi de définir avec exactitude le cadre de la mission
chirurgicale, les profils recherchés, les besoins et les évolutions. Ce dossier médical est un
point fondamental pour l’évolution de la chirurgie au sein de notre association.
Ibrahima Konate : C’est exact, et cela se traduit par une perte considérable d’informations.
- Le recours à l’ostéosynthèse (fixations internes) pour traiter les fractures est une
pratique contestée. Peut-on recourir à cette technique sous certaines conditions ou
pensez-vous qu’il faille l’interdire d’office ?
Khaled Menapal : Tout d’abord, dans les contextes de guerre, l’introduction de
l’ostéosynthèse (fixations internes) est une contrindication, parce que toutes les plaies de
guerre sont par définition contaminées. Mais il est possible de l’introduire quand on ne parle
plus de chirurgie de guerre mais de complications, de cals vicieux, de pseudarthrose ou de
chirurgie froide. Toutefois, en suivant les principes de base en chirurgie générale ou en
chirurgie de guerre, on évitera le plus souvent ces cas de cals vicieux ou de pseudarthrose, et
donc les fixations internes. Si on opte malgré tout pour l’ostéosynthèse, on devra s’assurer
d’une stérilisation optimale du bloc et du matériel, comme d’une possibilité de contrôle
radiographique. Parce que les conséquences des infections par ostéosynthèse sont plus graves
pour le malade que le fait de souffrir d’une réduction insuffisante.
Pierre Gielis et Nathalie Civet : Notre expérience et nos observations ne laissent aucune
alternative : à proscrire.
Stefan Krieger : On peut y recourir quand les circonstances le permettent. Mais il nous faut
en tout cas le niveau technique et hygiénique nécessaire à cette pratique, évalué de surcroît
par un spécialiste indépendant, n’appartenant pas à MSF !
Jean-Paul Dixmeras : L’ostéosynthèse pour traiter les fractures est une pratique contestée.
J’ai assez d’ancienneté pour me souvenir de l’expérience somalienne sur les fixateurs
externes. Reposons le problème… S’est-on assuré de disposer : de chirurgiens compétents ?
De locaux adéquats ? D’une stérilisation irréprochable ? D’une main-d’œuvre qualifiée ? Du
matériel de diagnostic (radio, labo) ? D’une kinésithérapie efficace ? Etc. Si les critères
occidentaux qui conditionnent ce type de chirurgie sont réunis et si les indications sont
respectées, pourquoi cette chirurgie ne pourrait-elle pas être pratiquée ? Reste à réunir ses
conditions et ce n’est sans doute pas le plus facile.
Ibrahima Konate : Je pense qu’on peut la pratiquer dans certains contextes, à conditions de
s’en donner les moyens, pratiques et économiques.
- Pour répondre aux urgences, les kits chirurgicaux dans leur forme actuelle vous
donnent-ils satisfaction?
Khaled Menapal : J’ai appris la chirurgie dans un pays pauvre et avec des moyens de base, et
à l’arrivée de MSF à l’hôpital Jamhuriat où j’exerçais en tant que jeune chirurgien, la
disponibilité d’instruments et de matériels consommables nous a grandement aidés. Si on
dispose de kits complets, je suis satisfait. Mais j’ai connu des situations où la chignole n’avait
pas de mandrin pour fixer le système de forage. Il m’est aussi arrivé de découvrir qu’on
n’avait pas d’autoclave. J’ai vu enfin des casaques stérilisées au Poupinel. Il faut éviter de
telles situations !
Pierre Gielis et Nathalie Civet : Une restructuration des kits est en cours et doit permettre
une meilleure adaptation aux différents contextes d’intervention.
Stefan Krieger : Actuellement, je pense que les kits chirurgicaux disponibles sur le terrain
sont satisfaisants. J’en profite toutefois pour encourager les équipes à évaluer leur contenu
régulièrement.
Jean-Paul Dixmeras : Nous disposons actuellement de trois kits (le kit 25, le kit 300 et le kit
hôpital 3 mois). Ces trois kits correspondent grosso modo à un seul scénario : un hôpital
existant, avec une infrastructure, une équipe de base, auxquels manqueraient des instruments,
la stérilisation et le consommable. Nos différents contextes d’intervention ne sont pas toujours
inscriptibles dans ce cas de figure : l’infrastructure n’existe pas ou n’est plus fonctionnelle, le
matériel de base manque, etc. Par ailleurs le kit 25 est petit, le matériel est disponible en
quantité limitée ; à l’inverse le kit 300 est souvent trop grand. Quant au kit hôpital, il
correspond en fait à un kit 300 complété par du matériel de dispensaire. Une approche
modulaire – aboutissant in fine à un hôpital complet de 200 lits avec un bloc opératoire – me
paraît donc plus appropriée.
Ibrahima Konate : En gros oui, mais il y a des améliorations à apporter et des protocoles à
établir.
- L’intégration d’un centre de réhabilitation et de kinésithérapie dans nos missions
chirurgicales ne doit-elle pas devenir un standard ?
Khaled Menapal : On doit d’abord améliorer l’équipement de nos missions actuelles et le
standardiser. Ca n’est qu’après qu’on pourra envisager cette étape. Il ne faut pas oublier que
dans les contextes de guerre, on ne peut pas augmenter les effectifs pour des raisons de
sécurité, et que les professionnels de la réhabilitation et de la kinésithérapie sont souvent
difficiles à trouver in situ. C’est donc un objectif qu’il me paraît bon de se fixer, mais je doute
qu’on puisse l’atteindre dans un avenir proche. Et si on s’oriente dans cette voie, on peut
utiliser l’expérience du CICR dans ce domaine.
Pierre Gielis et Nathalie Civet : Pour cela, nous préconiserions le standard ; mais il faut
adapter le niveau de kinésithérapie en fonction du projet.
Stefan Krieger : Dans tous les cas !
Jean-Paul Dixmeras : Il y a l’activité chirurgicale et il y a son environnement. De même
qu’un chirurgien sans équipe n’est pas fonctionnel, une chirurgie isolée n’est pas concevable.
L’environnement chirurgical nécessite des moyens. La kinésithérapie en est un parmi
d’autres. Hier s’est imposée la présence d’un anesthésiste. Aujourd’hui on ne peut plus
ignorer la prise en charge de la douleur, la radiologie, le laboratoire, le soutien psychologique.
Pour ce qui concerne réhabilitation et kinésithérapie, il va de soi que le besoin est différent
selon le type de mission chirurgicale. Mais qui oserait concevoir un centre de traumatologie
sans réhabilitation et kinésithérapie ?
Ibrahima Konate : Ce serait une bonne chose.
L’éthique
- Notre obligation de moyens techniques et diagnostiques est-elle à la hauteur de nos
ambitions ? En d’autres termes, n’a-t-on pas parfois tendance à entretenir « le culte de
la précarité », au prétexte de coûts élevés ?
Khaled Menapal : Il faut considérer les standards existants dans les pays où l’on travaille, et
si on peut toujours améliorer les choses, il n’est pas réaliste de croire qu’on appliquera les
standards occidentaux dans ces contextes. C’est d’ailleurs un problème général qui dépasse le
cadre de la chirurgie.
Pierre Gielis et Nathalie Civet : La qualité dans notre pratique doit être le maître mot. Les
conditions précaires dans lesquelles travaille la section belge ne permettent pas beaucoup
d’ambition. Exemple : nous ne travaillons pas à l’hôpital St Joseph à Port-au-Prince, mais à
Choscal où les conditions sont différentes, avec la possibilité de référer à St Joseph les
patients que nous ne pouvons pas traiter. Les actes chirurgicaux sont différents dans chaque
institution et il se crée ainsi une complémentarité. Les possibilités de la chirurgie en zone de
guerre ou en région perturbée et précaire ne sont pas celles d’une région politiquement stable.
Mais cela ne signifie pas que nous devons lésiner sur les moyens : la qualité de l’acte médical
doit être assurée.
De plus, le réel frein à l’introduction de technicité est pour nous la connaissance des prérequis à la chirurgie : hygiène, stérilisation, mais aussi le nombre et la formation du personnel
infirmier, qui peut alors assurer un suivi post-opératoire de qualité.
A quoi sert la plus haute chirurgie, si la phase post-opératoire est un échec lamentable ? Nous
avons aussi un devoir à ce niveau, et dans les contextes dans lesquels nous travaillons, nous
avons déjà des difficultés à assurer ce pré-requis indispensable.
Stefan Krieger : Il faut adapter nos standards, en chirurgie comme en médecine tropicale. On
traite les patients infectés par le virus du sida avec des médicaments modernes, n´est-ce pas ?
alors, pourquoi faire différemment en chirurgie ?
Jean-Paul Dixmeras : La question pourrait être : Où se situe le raisonnable ? Nous avons
actuellement des coûts moyens d’intervention extrêmement bas, inférieurs à 200 US$ par
intervention. Le projet d’Amman [programme de chirurgie reconstructrice pour les blessés
irakiens – ndlr] qui réunit haute technicité et difficultés d’accès va se traduire par un coût
moyen situé autour de 8000 US$ par intervention, bien en deçà des tarifs occidentaux. Nous
avons des obligations techniques : radiologie, laboratoire, échographie… Sans perdre de vue
le devoir de rendre des comptes à nos donateurs, il faut que nous nous donnions les moyens
de nos ambitions. Car une pratique moyenâgeuse n’est pas acceptable.
Et si l’expérience montre que le coût moyen d’une intervention est inversement proportionnel
au nombre de cas traités, on aurait tort de se baser sur ce critère pour fermer une mission à
faible activité chirurgicale.
Ibrahima Konate : Ce constat est vrai, et très frustrant pour le praticien.
- On entend dire que le consentement du patient n’est pas systématiquement respecté.
Quelle est votre réaction ?
Khaled Menapal : Il y a des différences d’ordre culturel, religieux et de pratiques, auxquelles
nous devons nous adapter. Il nous faut comprendre la logique de ces pratiques, et dans un
deuxième temps trouver une sorte de compromis entre le consentement du patient et la
logique de ce que l’on propose pour le soigner. Mais pour éviter les problèmes, il reste
toutefois nécessaire de convaincre le patient et ses proches que ce que l’on fait pour lui est
juste et approprié. Personnellement, je n’ai pas vu de cas où les vœux du patient n’étaient pas
respectés. Il est essentiel pour moi, surtout dans les contextes de guerre, de bien communiquer
et obtenir la confiance du patient et de ses proches.
Pierre Gielis et Nathalie Civet : L’information et le consentement du patient, ainsi que ceux
des proches, sont une obligation. De notre expérience sur le terrain, le consentement du
patient et de sa famille ont toujours été demandés, sauf si le patient est inconscient et que la
famille est absente.
Stefan Krieger : Je crois que ça peut arriver, mais ça ne le devrait pas. Nous pensons parfois
savoir mieux que nos malades. C’est un réflexe de « colonialisme chirurgical » qui n’est pas
acceptable. Il nous faut dans tous les projets une fiche de consentement MSF, acceptée par
tous les centres opérationnels.
Jean-Paul Dixmeras : Qui aurait intérêt à ce que le consentement du patient ne soit pas
systématiquement respecté ? Personne. En revanche, il n’est pas toujours facile – au-delà des
termes techniques et des difficultés de traduction – de s’assurer d’une bonne compréhension
du patient. L’autorisation écrite d’opérer doit être systématique, comportant selon les
traditions ethnoculturelles ou religieuses, l’aval de l’intéressé et/ou de son tuteur, au sens
large, recueilli en présence d’un membre du staff local, sous forme de signature ou
d’empreinte digitale. L’urgence ne doit pas déroger à cette règle. L’autorisation d’opérer ne
remplace pas le dialogue. Mais elle peut constituer un document dans le cadre de poursuites
médico-légales, dans lesquelles l’intérêt financier ne serait pas exclu.
Ibrahima Konate : Tout dépend des acteurs sur le terrain. Au regard de mon expérience,
nous essayons toujours de convaincre.
- Ne fait-on pas courir de gros risques aux patients quand le niveau technique et
organisationnel minimal requis pour la chirurgie réglée et fonctionnelle est le même que
pour des opérations d’urgence ?
Khaled Menapal : Si on peut pratiquer la chirurgie d’urgence dans des conditions minimales
et de base, je ne vois pas un risque supplémentaire à effectuer de la chirurgie réglée, encore
faut-il avoir des conditions acceptables, en termes de stérilisation, d’effectifs, de suivi postopératoire, de kit de base, de matériel d’anesthésie… Et à partir du moment où nous sommes
convaincus qu’on ne part pas à l’aventure et que nous respectons l’éthique.
Pierre Gielis et Nathalie Civet : La qualité pour l’urgence et l’électif doit être de rigueur. Si
nous ne sommes pas sûrs de pouvoir réussir une opération élective, il ne faut pas la réaliser :
le patient qui relève de la chirurgie élective peut continuer à vivre sans l’opération, attendre
des circonstances plus favorables ou être référé vers une structure plus sophistiquée. En cas
d’urgence, sans référence possible, si la chirurgie est le seul moyen de sauver la vie, en
préparant le patient au mieux et en fonction des possibilités, l’opération doit être tentée
malgré le risque. L’information du patient et de son entourage est obligatoire.
Stefan Krieger : Nous ne devons pas pratiquer d’opérations planifiées si nous n’avons pas le
niveau requis, ni en personnel ni technique. C’est la même chose pour la chirurgie d’urgence.
Jean-Paul Dixmeras : Je m’étonne de la formulation de cette question. C’est dans le cadre
des urgences que l’on rencontre les patients les plus difficiles, dont le traitement demande le
plus de matériel et d’expertise. Traiter les urgences n’autorise pas à admettre une « casse »
justifiée par le fait que si l’on ne fait rien, le patient mourra de toute façon. Assumer les
urgences implique une obligation de moyens. C’est cette même obligation de moyens qui
autorise la pratique de la chirurgie programmée.
Ibrahima Konate : Il est clair que chaque situation doit être gérée de façon adaptée, pour
obtenir de meilleurs résultats.
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