Systèmes de pensée en Afrique noire
12 | 1993
Fétiches II
Verbe coranique et magie en terre d'Islam
Between al-Bûnî's Magical Formulae and al-Gazâlî's Islamic Prayers: Talismanic
Texts
Pierre Lory
Édition électronique
URL : http://span.revues.org/1337
DOI : 10.4000/span.1337
ISSN : 2268-1558
Éditeur
École pratique des hautes études.
Sciences humaines
Édition imprimée
Date de publication : 1 novembre 1993
Pagination : 173-186
ISSN : 0294-7080
Référence électronique
Pierre Lory, « Verbe coranique et magie en terre d'Islam », Systèmes de pensée en Afrique noire [En
ligne], 12 | 1993, mis en ligne le 12 décembre 2013, consulté le 24 février 2017. URL : http://
span.revues.org/1337 ; DOI : 10.4000/span.1337
© École pratique des hautes études
VERBE CORANIQUE ET MAGIE EN TERRE D'ISLAM
par
Pierre Lory
De nombreuses formes de pensée magique de par le monde
accordent au verbe, proféré ou écrit, une part essentielle dans la
symbolique et dans le déroulement du rite. Il arrive très fréquemment
que ce verbe ait déjà, dans la cosmogonie, une fonction instauratrice:
c'est par la parole que le Dieu origine de l'univers produit à l'existence
les choses et les individus, qu'il les ordonne et les dirige. Par cette
imitation sacrée qui fonde souvent la pratique culturelle et/ou la magie,
l'homme de connaissance et de pouvoir peut à son tour manier cette
parole instauratrice, dont la fonction n'est pas uniquement de fournir
une information comme le fait le discours usuel, mais d'exercer une
action sur le déroulent des processus vitaux.
Ces considérations renvoient un écho tout particulier en climat
culturel islamique, où la Parole joue un rôle religieux de premier plan.
Le Coran est reçu comme un message divin
«°dicté°»
pour ainsi dire au
prophète Muhammad par l'Ange, et dont chacun des mots, des phrases
et des versets a été voulu et construit par l'intention divine. En récitant
à son tour le texte du Coran, le simple croyant ré-actualise la descente
du Verbe sur terre; il prend en quelque sorte la position de l'ange de
la révélation. Les mots qu'il articule ne sont pas assimilables à une
Fétiches II. Puissance des objets, charme des mots,
Systèmes de pensée en Afrique noire, 12, 1993
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simple récitation liturgique, car ils sont tout chargés du pouvoir de
l'énergie divine même qui les a proférés. Par cette récitation du Coran,
le Musulman pratiquant s'approprie l'énergie divine, il se laisse
compénétrer par son efficience surnaturelle. On comprendra sans peine
que cette valeur quasi sacramentelle accordée à la lecture du Coran ait
s les premières générations de l'Islam glissé vers des pratiques plus
utilitaires, et qu'on ait utilisé des versets à des fins de guérison ou de
divination.
L'idée que nous voudrions avancer et illustrer ici est qu'en climat
islamique, la parole n'est pas seulement un élément parmi d'autres
dans les pratiques «°occultes°», mais qu'elle y exerce une fonction
d'encadrement et de structuration de l'ensemble de la pensée et de
l'agir magique. Il existe certes, comme partout dans le Proche-Orient
antique et moderne, une magie sympathique où la pensée et les prati-
ques se meuvent selon des rapports d'analogie. De même, le rôle des
considérations astrologiques est omniprésent dans la plupart des textes
de quelque importance. Toutefois, il apparaît que la magie du verbe
précède et informe ces autres formes de raisonnement. C'est ainsi que
les signes du zodiaque, les planètes ou les maisons lunaires sont
«°mar-
qués°»
par des lettres distribuées sur chaque zone de l'espace dont elles
désignent les qualités spécifiques. En effet, elles ne représentent pas
seulement des signes, des repères pour l'action céleste qui est désignée,
mais sont des matrices de ces actions en quelque sorte, qui sont ontolo-
giquement supérieurs aux astres. La tradition soufie y voit souvent des
hiérarchies supérieures d'anges.
Cette prééminence de la magie littérale sur les autres formes
d'action occulte est surtout sensible dans les textes plus tardifs. Les
premiers grands traités de la littérature magique arabe (comme l'œuvre
de Ibn Wahshiyya, ou le Ghâyat al-hakîm du pseudo-Majrîtî) dépen-
daient encore notablement de modèles antiques, et faisaient une part
plus importante aux forces astrales ou aux
«°propriétés
intrinsèques°»
(khawâss) des substances. Les textes plus récents, et dont se servent le
plus souvent les praticiens modernes des sciences occultes, se fondent
par contre pour l'essentiel sur la composition de formules, de talis-
mans,
de rituels etc. à partir de noms divins, de certains versets, de
certaines lettres tirés du Coran; comme si toute magie dans le monde
Verbe coranique et magie en terre d'islam 175
représentait en quelque sorte un prolongement, une réverbération de la
parole divine adressée aux terriens. Nous référerons ici plus particuliè-
rement au Shams al-ma'ârif de Bûnî (13e siècle), et au Shumûs
al-anwâr d'Ibn al-Hâjj Tilimsânî (14e siècle)1.
La grammaire cosmique
Le nom d'une chose ou d'une personne est considéré, dans
nombre de systèmes magiques, comme l'expression de son essence
même. C'est également le cas pour nos textes de magie musulmane.
Mais celle-ci insère cette croyance dans une vision sous-jacente plus
générale, à savoir que l'ensemble des lois régissant l'univers obéissent
à une sorte de syntaxe universelle, comprenant ses noms (les essences),
ses adjectifs (les accidents), ses verbes (les processus de transfor-
mation). Or cette parole cosmique est parallèle à la parole humaine.
Pour présenter les choses autrement, on pourrait dire que la langue
humaine (il
s'agit
ici bienr de l'arabe) est un reflet du même ordre,
de la même composition, de la même sagesse divine qui structure le
monde entier. Ce qui engendre deux conséquences. D'une part, cela
implique que celui qui connaît les secrets de la langue humaine pénètre
dans les secrets les plus profonds de la création surtout si sa méditation
porte sur la parole la plus pure, la plus divine qui puisse s'écouter sur
terre,
à savoir le Coran. D'autre part, cela suggère que l'homme
connaissant la structure intime de cette langue, ayant compris que
chaque lettre est, à son plus haut degré, un ange, se trouve par le fait
même investi d'un pouvoir vaste (Sh. M.: 14,63,75).
Commençons par la définition de cette métalangue magique.
Comment l'aborder? Il n'existe bienr pas d'enseignement en tant
que tel. La tradition soufie orale et les quelques textes que nous possé-
dons font état de l'explication que des maîtres ont fourni sur tel ou tel
point particulier; mais il semble surtout que la
«°science
des
lettres°»
1 Shams al-ma' ârif wa-latâ'if
al-'awârif,
Matba'a Mustafa Muhammad, Le Caire,
s.d., ici Sh. M.; et Shumûs al-anwâr wa-kunûz al-asrâr, Al-Maktaba al-falakiyya al-
'ilmiyya, Beyrouth, s.d., ici Sh. A.
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s'acquière par de longues méditations individuelles, suscitant la germi-
nation progressive de significations ésotériques dans l'esprit du médi-
tant qui se présentent alors à lui comme autant d'inspirations, d'illumi-
nations intérieures accompagnées ou non de visualisations2.
Mais ce caractère inspiré et assez arbitraire de l'apprentissage de
la science des lettres n'a pas empêché cette dernière de se doter d'un
certain nombre de principes et de règles stables. Le monde a selon nos
textes été créé à partir des 28 lettres de l'alphabet arabe, qui ont
composé les 99 Beaux Noms de Dieu (qui sont les matrices de tous les
êtres créés), puis se sont réparties dans l'ensemble du cosmos. Chaque
constellation du Zodiaque, chaque corps céleste, chaque heure du
nycthémère se trouve affecté d'une ou plusieurs lettres qui sont ses
«°patrons°»,
son ange recteur. Réparties selon les Qualités Elémentaires
(lettres chaudes, sèches, froides, humides), les lettres structurent
également les lois physiques du monde sublunaire. Il n'est pas un
aspect de la vie matérielle ou psychique de chaque être humain qui ne
puisse être traduit selon cet alphabet cosmique, ce repérage servant
bien entendu aussi de diagnostic (Sh. M.: 5 & s., Sh. A.: 77 et Lory,
1989b).
La lecture attentive du Coran vient enrichir constamment ce type
de spéculation. On tiendra compte du rôle les lettres lumineuses (lettres
séparées mises en exergue de certaines sourates) opposées aux autres,
«°ténébreuses°».
On relèvera quelles lettres font partie de la première
sourate, la Fâtiha, et quelles autres en sont absentes. Partant de l'idée
plus ou moins exprimée que le verbe coranique attire la présence des
anges,
que ses sourates, versets ou lettres sont elles-mêmes, au plus
haut niveau de l'être, des entités angéliques (cf. Ibn Arabi, 1988:
454 & s., et Sh. M.: 14), la récitation répétée ou la composition de
talismans cherchera à comprendre et maîtriser cet influx d'en haut. La
Ibn Arabi, dans le 2ème chapitre des Futûhât al-Makkiyya consacré à la science
cachée des lettres, signale à plusieurs reprises que seul le dévoilement intuitif (kashf)
et non le raisonnement
discursif,
permet d'accéder aux secrets métaphysiques de
l'alphabet. Cf. à ce sujet la traduction française des principaux passages sur cette
science par Gril, dans Ibn Arabi 1988: 382-487. Non moins frappant dans le domaine
de cette science illuminative du langage est le cas du soufi marocain 'Abd al-'Aziz al-
Dabbâgh, évoqué infra, note 4.
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