autour des palais selon une dynamique centre/périphérie, celles-ci se sont ensuite
redistribuées autour des cités elles-mêmes (toujours en cherchant à se rapprocher des
palais et des fortifications – et sans doute de la gestion des systèmes d'irrigation), si bien
que ces sociétés nouvelles ont été peu à peu portées par une dynamique de développement
économique, politique et cultuel autonome qui a progressivement transformé la société
tribale en une société antique (Benevolo 1980 ; et Tilly 1992 pour des développements plus
récents).
S'ils souhaitaient vivre en bonne entente, les individus des sociétés tribales devaient soit se
connaître personnellement, soit tuer « l'autre » avant d'être tués par un groupe rival, soit
accorder à cet « autre » le statut d'« invité » ou de « visiteur » pour différer le moment où
l'autre les tuerait ou serait tué par eux. Il était en revanche impossible d'être à l'aise dans le
voisinage d'étrangers, ne serait-ce que parce que la catégorie même d'« étranger » n'existait
pas (Simmel 1950; Stichweh 1977, 2010) ; en lieu et place, les sociétés primitives
désignaient « l'autre » comme un « barbare » qu'on devait tenir à distance.
L'apport de la cité antique (et moderne) fut d'enseigner l'art de vivre dans le voisinage
d'étrangers, transformant de fait l' « étranger » en un « inconnu » avec lequel on pouvait
choisir à tout moment de faire connaissance. Ces « inconnus » anonymes qui caractérisent
la vie urbaine achètent l'un à l'autre des biens et (pari plus risqué encore) ils se vendent
mutuellement des biens ; ils envoient leurs enfants dans des écoles où officient des
enseignants que les parents ne connaissent pas (et qui ne connaissent pas les parents) ;
dans les tribunaux, les délinquants acceptent des verdicts prononcés par des juges qu'ils
n'ont jamais rencontrés et qui, dans une large mesure, sont ignorants de leur milieu social.
Les habitants des villes sont qui plus est gouvernés par des personnes qu'ils ne connaissent
pas de visu, et dans les hôpitaux les traitements (et même les actes chirurgicaux) sont
pratiqués par des médecins dont les patients ne connaissent pas le nom... On pourrait
multiplier les exemples (Baecker 2004). Reste que l'étape qui consiste à accepter ce type de
sociabilité où « l'étranger » devient un citoyen anonyme est absolument décisive : elle
transforme la société tribale en société antique. Pour Max Weber, cette révolution n'était
possible qu'en passant de la religion polythéiste au monothéisme. Le dimanche, les
habitants de la cité pouvaient constater en se rendant à l'église que « l'autre » rend un culte
au même Dieu et donc qu'il accepte un « système symbolique que tous reçoivent en partage
(Parson/Shils 1951, 16-21).
On pourrait ici étendre l'idée de Weber en suggérant que le rôle de la ville dans une société
est d'être le « mécanisme symbiotique » (Luhmann 2012, 227-9) qui rattache le caractère
abstrait de la communication des décisions politiques, des transactions économiques, des
pratiques pédagogiques, des croyances religieuses, des traitements médicaux, de la
recherche scientifique et même de la production artistique, au concret des lieux, des sites,
des bâtiments, des places, des rues ainsi qu'au concret des gens qui circulent, s'arrêtent et
se rencontrent dans ces lieux. Par la ville, la réalité de la société est manifestée, la cité elle-
même constituant le symbole le plus évident de tout ce qui « se joue » dans la société. Qu'on
observe la vie d'une ville et on se rend en effet simultanément compte que l'on ne sait pas
exactement ce qui s'y « joue » ni comment les choses s'y « jouent », mais qu'on peut malgré
tout acquérir sur la ville à la fois des idées abstraites et du savoir ancré localement.
N'importe quel habitant d'une ville acquiert ainsi un point de vue – insuffisant – sur ce qui
advient dans la ville, tout en sachant que ce point de vue est partiel et ne peut servir que
comme point de départ.