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« je » et « tu » : que seule fonctionne la morale, et « je » et « tu » ne sont plus
différenciés. Ils sont les deux mêmes, interchangeables, d’une totalité close. Que seule
fonctionne l’éthique, et se profile l’impossible rencontre de visées particulières,
égoïstement référées, à jamais séparées.13 La rencontre non confuse, en termes de
relation/séparation, entre l’universalité et le relativisme, nécessite ainsi l’élaboration de
leur « tiers inclus », que Ricoeur réfère aux « institutions justes » : « justes » à la fois au
regard d’une visée éthique et d’une morale normée.
S’il y a donc lieu de distinguer entre morale et éthique, c’est pour mieux
envisager les articulations qui les relient, et qui, pour Ricoeur, se jouent dans un triple
mouvement qui part d’abord de l’intériorité du sujet et qui est de l’ordre de la visée
éthique, pour rejoindre les autres par le biais de la norme morale, afin de s’incarner en
retour récursif dans une sagesse pratique, à la fois socialisée et faisant sens pour la
personne singulière, et contextualisée dans ses actions (une praxis de l’auteur).
L’affirmation éthique devient paradoxalement l’aune à laquelle, en définitive, chacun
peut reconstruire pour lui-même et intégrer les conflits que génère la perspective
morale.
A ce qui s’impose à moi de l’extérieur répond ainsi ce qui s’impose à moi de
l’intérieur. A l’ordre moral toujours susceptible de déshumaniser
ses propres visées au profit de son propre maintien en tant que norme (une norme
pouvant, en définitive, devenir extérieure à tous les hommes), répond la visée éthique,
celle qui est juste dès lors qu’elle me permet d’être en accord avec moi-même, au plus
profond de moi, dans un souci de l’autre sans lequel n’existe pas l’estime de soi14.
2) La perspective de F. Imbert
La perspective de F. Imbert15, d’orientation psychanalytique dans ses
interprétations et analyses de la relation/séparation entre morale et éthique, permet de
déplacer cette problématique du champ de la philosophie morale à celui des métiers de
l’accompagnement, qui engagent ceux qui les pratiquent en tant que référents.
Pour Imbert, la morale renvoie à la règle, alors que l’éthique se réfère à la loi
symbolique. Là où la règle introduit un rapport d’appartenance et de contenance, la loi,
au contraire, vise à décontenancer et à arracher à « la possession jalouse des biens ». Le
gardien de la règle est animé « d’une pulsion à contenir le hors-la-loi, à le lier, ou à le
mettre à mort », parce qu’il représente la figure insoutenable de l’Autre. La sanction
qu’il recevra est destinée à resacraliser la règle, dans une perspective tout à fait
durkheimienne, de telle sorte qu’aucun accès à un « devenir-autre » ne soit possible.
Quand l’éducateur se situe davantage dans une visée éthique, il est « acteur de
violence symbolique », par laquelle il contribue à « ouvrir un champ symbolique
suffisamment articulé pour que chacun puisse s’y repérer dans sa différence et disposer
de l’espace nécessaire à son auto-mouvement ». Il fait en somme acte de transmission
13 Ibidem. Cela renvoie à l’émergence de « sujets ».
14 On retrouve là l’une des formes du combat entre Créon et Antigone, à ceci près que Créon se pose non pas
tant en garant de l’ordre moral qu’en tant que tyran garant d’une règle qu’il a énoncée lui-même. Toutefois,
Antigone incarne bien cette dimension éthique, qui veut que ce qu’elle fait s’impose à elle, quelles qu’en soient
les conséquences, même la mort. La question des institutions en tant que tiers nécessaire inclus, c’est-à-dire
intériorisé par tous, peut être perçue dans cette pièce à travers le recours aux dieux : Antigone est à la fois
animée d’un mouvement autonome qu’elle est prête à payer de sa vie et d’un mouvement politiquement
pertinent, qui interdit à un seul de nier les lois de tous, ici celles qu’imposent les dieux dans le culte des morts.
Cf. Sophocle, Antigone, Paris, Les Belles Lettres, 1994, traduction A. Dain et P. Mazon.
15 Cf. plus particulièrement F. Imbert, La question de l’éthique dans le champ éducatif, Pi Matrice, 1987 et
Médiations, institutions et loi dans la classe, Paris, ESF, 1994.