RELATION ET ETHIQUE DE LA RESPONSABILITE Frédérique Lerbet-Sereni Maître de conférences Laboratoire des Sciences de l’Education Université de Tours Juillet 1998 Introduction « Comment être pour que l’autre dont j’ai accepté la charge, réussisse son inscription ontologique, sociale et politique dans ce monde qui nous est commun ? A quoi suis-je obligé (au sens moral) dès lors que je deviens référent pour un autre ? » La réflexion sur cette relation de référence et sur la posture qu’elle engage, que je tente ici de mettre en forme, vise à donner consistance à une formalisation paradoxale de cette relation où morale et éthique, réciprocité et responsabilité, s’articulent contradictoirement. I- Relation de référence : repérage Etymologiquement, référent vient de refero, qui signifie « porter en arrière, rapporter, reporter, rétablir », et aussi « opposer en réplique, renouveler », ou encore « porter ailleurs ». Sous sa forme impersonnelle de refert, il signifie « être important, importer, intéresser ». Le référent peut être ainsi défini comme celui à qui l’on se reporte, qui est important, tant pour recevoir la réplique, l’opposition, que pour accompagner le renouvellement et la possibilité de porter ailleurs, de se transporter. La place singulière qu’occupe une personne du groupe qu’une autre personne a reconnue comme référente, engage réciproquement l’une et l’autre dans la construction du travail identitaire de chacun, qui est de l’ordre de « intégrer/s’intégrer » à partir de la relation à l’autre et au groupe de référence représenté. Cette place confère en outre une responsabilité immédiate à celui qui l’accepte, dont H. Jonas voit « l’archétype intemporel (dans) celle des parents à l’égard de l’enfant », à travers « le nouveau né dont la simple respiration adresse un « on doit » irréfutable à l’entourage, à savoir : qu’on s’occupe de lui »1. Place propre des parents, elle se trouve aussi être occupée par de multiples acteurs de la vie socio-professionnelle : l’enseignant, qui doit faciliter l’affiliation de l’élève à l’institution scolaire (dont les normes préfigurent celles de la sphère sociale en général) et à la culture qui lui permettront d’interroger le monde et d’y construire sa place en propre ; le formateur, qui accompagne la construction d’une identité professionnelle et/ou sociale ; le directeur de recherches, qui est conjointement garant de la qualité heuristique du travail fourni en tant que représentant de la communauté scientifique et passeur pour que l’étudiant s’autorise une pensée personnelle inventive, mais aussi, à bien y réfléchir, tous ceux qui font profession des métiers de l’humain, à un titre ou à un autre (politique, journaliste, monde juridique et 1 H. Jonas, Le principe responsabilité, Paris, Le Cerf, 1990, p. 179, 180. 1 policier, monde médical). H. Jonas propose d’ouvrir encore la perspective, pour l’inscrire d’emblée et sans restriction à chacun d’entre nous dans son rapport à l’autre des générations qui nous succèdent, chacun d’entre nous étant en somme géniteur puisque membre de « la famille humaine », dès lors que nous nous autorisons à vivre. S’il y a lieu d’engager irréfutablement notre responsabilité à l’égard de l’autre pour qu’il puisse être, c’est pourtant en se gardant bien de tenter de savoir « quel » il sera. Si nous avons à l’introduire au monde, c’est également pour lui permettre de construire à son tour ce monde. Ainsi énoncée, la place que j’appelle de référent se pose bien comme portant en elle-même une tension paradoxale, qui la contraint à relever à la fois de la conformité pré-établie en tant qu’elle est représentante du monde, et de la dimension critique nécessaire pour introduire du jeu, le jeu nécessaire à la passe d’affiliation de l’autre dès lors que l’on ne la réduit pas à « s’intégrer », mais que l’on y adjoint « intégrer »2. Réciprocité et asymétrie Dès lors qu’il s’agit d’intégration, la relation se place sous le sceau de la réciprocité, sous peine de se trouver réduite à un rapport d’assimilation ou d’exclusion. Cette réciprocité, entendue là au sens de J.-M. Labelle3, est le garant de l’engagement de l’une et l’autre entité dans cette question d’intégration qui vise le travail sur l’identité comme processus socialement inscrit. Là où l’intégration travaille l’identité (ipse), l’assimilation ne reconnaît que la mêmeté (idem) et l’exclusion seulement l’altérité (alter). Toutefois, il ne s’agit pas d’une réciprocité qui poserait les deux entités comme équivalentes. Leur place différenciée dans la relation interdit précisément de procéder à cette réduction. La relation, certes, est réciproque, c’est-à-dire que chacun s’y engage pleinement, authentiquement, et sait qu’en retour il en sera autre, par des jeux d’intégration réciproque des expériences vécues. Mais dans la mesure où cet engagement même repose sur la reconnaissance partagée d’un statut de référence pour l’un, il convient bien d’en reconnaître également la spécificité, qui ne peut plus alors se réduire à l’ordre de la réciprocité. Car ce que le référent engage n’est pas du même ordre que ce que l’autre engage. Ce que le référent engage pourrait se dire comme son acceptation à assumer sa place de personne d’autorité, au sens de celui qui est auteur de ses conduites et de ses pensées, et au sens de celui qui est garant et représentant de la loi du groupe. Par là, il permettra à celui qui le reconnaît comme autorité d’avancer, de progresser, d’agir, en confiance, sur le chemin de l’intégration et de l’affiliation. La relation qui est en jeu ici, en écho à celle de réciprocité des personnes, est celle de responsabilité exercée unilatéralement de l’un sur l’autre4. Qu’à l’issue du processus d’affiliation, on puisse envisager une co-responsabilité des personnes à l’égard du monde, comme le suggère H. Arendt5, certainement. C’est même le but de toute affiliation réussie. Mais je me situe ici au coeur même du processus en train de 2 Mon propos concerne ici la relation de référence. Il va de soi que, dans le même temps, le référent doit opérer pour lui-même ce double travail d’intégration entre « intégrer/s’intégrer », dont l’inachèvement seul est au fond garant de sa disponibilité à accompagner celui de l’autre, disponibilité de l’ordre de la plasticité, ou de la porosité. 3 J. M. Labelle, La réciprocité éducative, Paris, PUF, 1996. 4 Cf. H. Jonas, opus cité, 1990, p. 185 : « La responsabilité au sens le plus originaire découle du fait d’être auteur de l’être auquel participent, par delà les géniteurs actuels, tous ceux qui consentent à l’obligation de la procréation en ne rétractant pas leur fiat dans leur propre cas, donc tous ceux qui s’autorisent à vivre ». 5 H. Arendt, La crise de la culture, Paris, Folio, Gallimard, 1972. 2 s’élaborer, et de ses conditions de possibilité d’élaboration : elles me semblent donc relever conjointement de la réciprocité de la relation dans sa bilatéralité ou bivocité, pour reprendre F. Jacques6, et de la responsabilité en relation, dans une univocité fondamentale, celle du référent, univocité largement silencieuse. Dans le même temps, le référent, en tant qu’auteur singulier et autonome, est engagé dans cette relation en termes d’éthique personnelle ; en tant que garant des lois du groupe, il s’attache à conforter ce qui fait tenir ensemble ce groupe, ce lien d’origine, qui lui confère des obligations morales. La posture de référence facilitatrice de procès d’affiliation aurait ainsi partie liée avec la réciprocité et la responsabilité, ainsi qu’avec la morale et l’éthique, dans des articulations nécessairement paradoxales en écho au paradoxe « intégrer/s’intégrer » ; ce que je vais tenter d’élucider. II- Premières oppositions contradictoires A) Ethique et morale en contexte Il paraît banal d'admettre que la question de l’éthique semble aujourd’hui apparaître en force, via les media, sur la scène politique et sociale, à travers par exemple les débats sur la « bio-éthique », sans qu’on puisse toujours bien voir en quoi l’éthique se distingue de la morale. Ce qui semble émerger en première instance, ce serait le fait qu’aucune norme pré-établie, au sens juridique du terme, ne serait susceptible d’être appliquée telle quelle à ces questions, dans la mesure où, pour la première fois dans notre histoire, l’homme est en mesure techniquement d’intervenir dans les processus fondamentaux de l’inscription dans la transmission généalogique, à savoir donner artificiellement la vie et la mort, tout en demeurant dans la légalité. Cela engage de façon renouvelée les problématiques de l’identité, celle de l’homme singulier dans le monde et celle de l’humanité, et rebondit récursivement sur la nécessité de repenser le Droit, dans la mesure où la question de l'identité individuelle, dans ce qu’elle a de fondamentalement social, est indissociable de la question du droit comme système de règles moralement nécessaires pour que les hommes parviennent à vivre ensemble ; ce que D. de Béchillon énonce par exemple ainsi : « L’appartenance sociale forge et constitue l’identité même du sujet, laquelle peut s’analyser sous la forme d’une reconnaissance, par la société et selon les formes du Droit, de l’ « accrochage » de la personne à l’espèce humaine »7. Ce serait alors la question de l’avenir de l’humanité, des doutes quant à « l’espèce humaine » au moment de légiférer, qui nécessiteraient le glissement de la norme morale à l'éthique, comme à une éthique de la question, renvoyant chacun à son for intérieur pour penser et agir en intériorisant cette nécessité devenue problématique des hommes futurs. Dans le même temps, l’universalité des valeurs se trouve battue en brêche par un relativisme culturel alors qu'on veut corollairement amener l’homme, occidental du moins, à prendre conscience de son inscription dans le monde à l’échelle planétaire8. Cela étant, le débat morale/éthique devient (au moins implicitement) prégnant pour chaque citoyen, en tant que citoyen du monde et en tant que sujet inscrit dans une généalogie à l'échelle aussi de l'humanité. Il l'est encore bien davantage pour 6 F. Jacques, L’espace logique de l’interlocution, Paris, PUF 1985. Cf. Denys de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de Droit ? , Paris, Odile Jacob, 1997, p. 88. 8 Cf. E. Morin, Terre-Patrie, Paris, Seuil, 1993. 7 3 ceux qui ont à accompagner le procès d’intégration intrapersonnelle et sociale, et de construction identitaire, d’un autre. B) Ethique et/ou morale 1) La perspective de Ricoeur Ricoeur le rappelle d’emblée : « Rien dans l’étymologie ou dans l’histoire de l’emploi des termes n’(...) impose (la distinction entre morale et éthique) »9. Les deux termes, qu’ils viennent du grec ou du latin, renvoient à l’idée de moeurs, de ce qu’il convient de faire, soit parce qu’on l’estime bon, soit parce que cela « s’impose comme obligatoire ». P. Ricoeur propose donc « par convention, (de réserver) le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes caractérisées à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte »10. La visée éthique placerait celle-ci du côté du sens, de l’orientation vers une vie bonne. La norme morale s’imposerait du dehors de moi, et me contraindrait. Là où la morale me contraint, l’éthique me libère11. Là où la morale est pour moi hétéroréférencée, l’éthique renvoie à mon autoréférence. Là où la morale me dicte de ne pas agir ainsi pour ne pas apparaître tel ou tel aux yeux des autres, l’éthique me dicte de ne pas agir ainsi pour ne pas être tel ou tel à mes propres yeux. Pour Ricoeur, l’éthique n’est cependant pas à connotation solipsiste. La « vie bonne » n’a pas de sens en elle-même : elle doit être pensée et mise en actes « avec et pour les autres, dans des institutions justes ». Elle présente ainsi une double polarité individuelle et collective, la première sous le sceau de l’ « estime de soi » comme vertu solitaire, la seconde sous celui de la « justice » comme vertu d’une pluralité humaine de caractère politique telle que les institutions peuvent en rendre compte. L’éthique, par l’estime de soi, est à la fois la source de la morale, et en dernier ressort, le recours auquel il faut revenir quand on se trouve pris dans les apories de la morale et du devoir telles qu’elles peuvent entraver la vie bonne. Les institutions sont autant de « tiers inclus entre le « je » et le « tu » », tiers inclus à la fois de l’ordre de la pluralité et de l’anonyme »12, nécessaires pour référer la notion d’obligation dans son universalité. La morale, par ce qu’elle m’impose de l’extérieur, qui m’échappe en tant qu’auteur, mais que je dois reconnaître parce que je la partage avec les autres si je veux réussir à vivre avec eux, renvoie ainsi à la dimension « s’intégrer » du processus de socialisation. L’éthique, en tant que mouvement interne auto-référé, se situerait plus particulièrement du côté du mouvement complémentaire et antagoniste évoqué par « intégrer ». Entre les deux, à leur point d’articulation, on rencontrerait alors les institutions, posées par Ricoeur comme ce qui va permettre la relation/séparation entre 9 P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 200. Ibidem. 11 Cf. Spinoza, qui distingue entre l’éthique, qui est le fait du sage, et où l’obéissance fait place à l’amour, et la morale, qui peut être celle du philosophe, où des règles de vie et les préceptes de la raison peuvent guider pour assurer, à défaut de sagesse ou de béatitude, une vie au moins raisonnable; celle de tout le monde, qui est en fait celle des ignorants, provenant d’une inculcation mémorisée; et celle des moralisateurs, des « superstitieux qui savent flétrir les vices plutôt qu’enseigner la vertu » et qui vivent dans la tristesse et le ressentiment. 12 « Un plaidoyer pour l’anonyme, au sens propre du terme, est ainsi inclus dans la visée la plus ample de la vraie vie ». P. Ricoeur, Ibidem, p. 228. 10 4 « je » et « tu » : que seule fonctionne la morale, et « je » et « tu » ne sont plus différenciés. Ils sont les deux mêmes, interchangeables, d’une totalité close. Que seule fonctionne l’éthique, et se profile l’impossible rencontre de visées particulières, égoïstement référées, à jamais séparées.13 La rencontre non confuse, en termes de relation/séparation, entre l’universalité et le relativisme, nécessite ainsi l’élaboration de leur « tiers inclus », que Ricoeur réfère aux « institutions justes » : « justes » à la fois au regard d’une visée éthique et d’une morale normée. S’il y a donc lieu de distinguer entre morale et éthique, c’est pour mieux envisager les articulations qui les relient, et qui, pour Ricoeur, se jouent dans un triple mouvement qui part d’abord de l’intériorité du sujet et qui est de l’ordre de la visée éthique, pour rejoindre les autres par le biais de la norme morale, afin de s’incarner en retour récursif dans une sagesse pratique, à la fois socialisée et faisant sens pour la personne singulière, et contextualisée dans ses actions (une praxis de l’auteur). L’affirmation éthique devient paradoxalement l’aune à laquelle, en définitive, chacun peut reconstruire pour lui-même et intégrer les conflits que génère la perspective morale. A ce qui s’impose à moi de l’extérieur répond ainsi ce qui s’impose à moi de l’intérieur. A l’ordre moral toujours susceptible de déshumaniser ses propres visées au profit de son propre maintien en tant que norme (une norme pouvant, en définitive, devenir extérieure à tous les hommes), répond la visée éthique, celle qui est juste dès lors qu’elle me permet d’être en accord avec moi-même, au plus profond de moi, dans un souci de l’autre sans lequel n’existe pas l’estime de soi14. 2) La perspective de F. Imbert La perspective de F. Imbert15, d’orientation psychanalytique dans ses interprétations et analyses de la relation/séparation entre morale et éthique, permet de déplacer cette problématique du champ de la philosophie morale à celui des métiers de l’accompagnement, qui engagent ceux qui les pratiquent en tant que référents. Pour Imbert, la morale renvoie à la règle, alors que l’éthique se réfère à la loi symbolique. Là où la règle introduit un rapport d’appartenance et de contenance, la loi, au contraire, vise à décontenancer et à arracher à « la possession jalouse des biens ». Le gardien de la règle est animé « d’une pulsion à contenir le hors-la-loi, à le lier, ou à le mettre à mort », parce qu’il représente la figure insoutenable de l’Autre. La sanction qu’il recevra est destinée à resacraliser la règle, dans une perspective tout à fait durkheimienne, de telle sorte qu’aucun accès à un « devenir-autre » ne soit possible. Quand l’éducateur se situe davantage dans une visée éthique, il est « acteur de violence symbolique », par laquelle il contribue à « ouvrir un champ symbolique suffisamment articulé pour que chacun puisse s’y repérer dans sa différence et disposer de l’espace nécessaire à son auto-mouvement ». Il fait en somme acte de transmission 13 Ibidem. Cela renvoie à l’émergence de « sujets ». On retrouve là l’une des formes du combat entre Créon et Antigone, à ceci près que Créon se pose non pas tant en garant de l’ordre moral qu’en tant que tyran garant d’une règle qu’il a énoncée lui-même. Toutefois, Antigone incarne bien cette dimension éthique, qui veut que ce qu’elle fait s’impose à elle, quelles qu’en soient les conséquences, même la mort. La question des institutions en tant que tiers nécessaire inclus, c’est-à-dire intériorisé par tous, peut être perçue dans cette pièce à travers le recours aux dieux : Antigone est à la fois animée d’un mouvement autonome qu’elle est prête à payer de sa vie et d’un mouvement politiquement pertinent, qui interdit à un seul de nier les lois de tous, ici celles qu’imposent les dieux dans le culte des morts. Cf. Sophocle, Antigone, Paris, Les Belles Lettres, 1994, traduction A. Dain et P. Mazon. 15 Cf. plus particulièrement F. Imbert, La question de l’éthique dans le champ éducatif, Pi Matrice, 1987 et Médiations, institutions et loi dans la classe, Paris, ESF, 1994. 14 5 d’une violence surmontée, celle de la séparation fusionnelle originaire de la dyade mère/enfant et de l’interdit de l’inceste, séparation nécessaire pour que l’autre naisse à son propre désir et à sa parole. L’éducation morale vise alors à ce qu’il n’y ait aucun écart entre l’opinion individuelle et collective par une mise en conformité impositive. La prise en compte de la dimension éthique dans l’éducation relève d’une tâche inachevable, d’un « incessant travail d’articulation par la mise en pratique de la loi et d’un montage institutionnel d’un réseau de médiation où puisse s’opérer l’interpelleation du désir ». Elle s ‘emploie à reconnaître qu’il n’existe pas de modèle unique pour un sujet parlant, et invite à travailler avec l’incertitude et la création, toujours, à réinscrire, dans une perspective nettement rousseauiste. L’enjeu de la morale serait ainsi l’ « édification d’un Moi qui n’a d’autre fonction que de lier et d’assujettir, et qui aspire à la jouissance du sur-place », d’individus animés d’une volonté de maîtrise et de l’anéantissement de tout ce qui échappe »16(tels que le désir, l’angoisse ou la parole). L’enjeu de l’éthique serait de délier le sujet de ses « captations imaginaires, idéologiques et narcissiques », et de lui permettre d’accepter la perte de la toutepuissance et de la toute-jouissance solitaire du Moi, via la loi de séparation et de captation symbolique. C’est un travail de la limite, qui « se parle toujours sur fond de gouffre », dont le tracé n’est donc jamais garanti, et qui peut avoir à se réaliser « dans le plus grand dérangement des règles ». 3) Loi/règle ; morale/éthique L’opposition marquée par Imbert entre règle et loi n’est pas sans poser difficulté. On peut voir la règle comme ce qui penche du côté de la norme dans ce que le Droit en établit, la loi étant moins directement référée au Droit comme droit positif, et, partant, demeurant plus polysémique17. Mais D. de Béchillon 18 montre par ailleurs que le caractère d’universalité et celui de sanction (comme réponse au manquement à la contrainte) ne suffisent pas à caractériser une règle de droit. La séparation entre règle et loi nécessiterait donc d’être nuancée, dans la mesure où les critères de définition de la règle subiraient des assauts de plus en plus violents dûs tant à l’internationalisation du droit qui passe souvent par des négociations, des accords et des formes de pression, qu’à la prise en compte de la particularité des situations individuelles et des contextes quand est appliquée la règle. 16 F. Imbert évoque à ce propos l’image de l’huître pour représentés cesêtres volontaires et fermés, et celle de la statue pour rendre compte de la tendance à l'’mmpbilisme. 17 Ce que traduirait l’expression « nomo kai dikè » (νοµω και δικη) : « d’après la loi et le droit », alors que les deux termes signifient l’un et l’autre originairement : usages, coutumes, manière d’être et d’agir, règle de conduite. Leur différenciation se pose seulement en second lieu, quand « nomos » renvoie à la loi, et « dikè » à la justice et au droit. Dans le texte de Sophocle, il semble difficile de repérer une différence significative dans l’emploi de ces deux termes. En revanche, la polysémie propre à « nomos » est précisément ce qui scelle l’opposition entre Créon et Antigone, si l’on suit J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1972. Cf. p. 35 : « Sur la scène, les héros du drame se servent des mêmes mots, mais ces mots prennent dans la bouche de chacun des significations opposées. Le terme nomos désigne chez Antigone le contraire de ce qu’en toute conviction Créon appelle nomos ». Ce que les traducteurs rendent à travers des expressions comme « ma loi » dans la bouche de Créon, pour distinguer d’Antigone qui se réfère aux lois des « Dieux d’en bas ». Toutefois, il n’y a pas, dans le texte grec, cette forme possessive qui ferait de Créon l’auteur des lois, ce qui maintient encore plus nettement la tension et la contradiction, source de la tragédie. 18 Opus cit., 1997. 6 Alors, la loi réapparaît non plus tant dans ce qui l’oppose à la règle que dans son double aspect de ce qui doit être posé entre les hommes pour leur permettre de se parler et de construire en commun ce qu’ils ont à élaborer pour l’humanité présente et à venir, et de ce qui permet à chacun de caler sa propre place et sa propre voix, dans un mouvement de séparation, articulant à la fois souci éthique et moral. La loi rejoint alors aussi ce que Ricoeur évoque au travers des institutions19, et que F. Imbert traduit par la « mise en pratique de la loi », qui est de l’ordre de la parole.20 Elle occupe dans ce sens un statut d’entre-deux dans ce qu’il a de paradoxal, c’est-à-dire qui, conjointement, fait coupure et lien dans la relation21. La loi est ainsi à la fois loi symbolique, dont les interdits ("inter-dits") ont valeur structurante pour la construction de la personne en elle-même dans ses rapports au monde, et loi juridique d’une société que traduisent les normes et les règles institutionnellement inscrites, dont « les assises sont les lois concernant la parenté la généalogie, la filiation, l’alliance »22. Ce sont ces assises mêmes qui apparaissent aujourd’hui déstabilisées, parce que déstabilisables à cause des avancées technologiques. Ainsi, dans la perspective d’Imbert, l’articulation entre morale et éthique est-elle partiellement différente de celle que propose Ricoeur. Le premier temps est pour lui un temps d’indifférenciation, celui de la morale au sens de Durkheim, qui lie et fait tenir ensemble ce qui est de l’ordre du « un-tout ». Le deuxième, plus proprement éthique, est temps de la séparation, du délier, par lequel se joue la différenciation et l’« advenue » du sujet comme sujet du désir singulier, de l’ordre du « un ». Le troisième temps est temps de l’alliance devenue possible, sans confusion des places, celui du « un-parmid’autres ». Soit : lier-délier-allier, dans un processus jamais achevé, toujours à réinscrire, peut-être parce que le désir ne se laisse jamais assigner à une place définitive, ni le mien, ni celui d’autrui, tant que nous sommes vivants23. La question du rapport entre morale et éthique rapportée à la relation de référence pose corrélativement celle du rapport entre réciprocité et responsabilité. En effet, considérer la part d’autonomie de chacun dans son rapport à la norme par le respect de visées éthiques singulières qui se co-contrôlent en tenant compte les unes des autres, c’est reconnaître une réciprocité de fait entre les sujets singuliers : réciprocité dans la forme de leur lien (l’un ne va pas sans l’autre), et réciprocité dans leur contenu, qui les poserait à égalité de légitimité et de force. Dans le même temps, la réciprocité, telle qu'elle s'exprime par exemple dans la réponse "acte pour acte", porte en elle la menace d’escalades réciproques, difficilement compatibles avec la préoccupation d’accompagnement. A la réciprocité de la relation et à sa bivocité s'adjoint donc la responsabilité en relation et son univocité. 19 Pour Imbert, d’ailleurs, institutions, médiations et loi ont même opérationnalité éducative et sont, en ce sens synonymes. 20 Pour une illustration de ce travail ternaire autour de la loi, cf. l’interprétation que propose D. de Béchillon (Opus cit., 1997, p.210-211) de l’épisode du Veau d’Or et du conflit entre Dieu et Moïse, à l’issue duquel seront écrites les paroles de l’Alliance. C’est un jeu de reliances/déliances successives et enchevêtrées, de présences/absences de l’un à l’autre et de chacun à soi, de tentative d’imposition de règles et de leur refus, qui débouche sur une élaboration de la Loi, que le peuple d’Israël reçoit et avec laquelle il accepte de vivre, qu’il mettra donc en pratique, de façon toujours inachevée et à re-prendre. 21 Cf. D. Sibony, Entre-deux. L’origine en partage, Paris, Seuil, 1991. 22 Cf. F. Imbert, art. cité, p. 17, et aussi P. Legendre, Opus cit., 1989. 23 Faudrait-il alors entendre la reliance de M. Bolle de Bal comme re-liance, où le « re » renverrait à la récursivité et au « / » propre à ces processus du lier-délier-allier, dans leur inachêvement et leur permanence, plutôt qu’au fait qu’il y aurait à retrouver un lien perdu (Cf. M. Bolle de Bal, Voyage au coeur des sciences humaines. De la reliance, Paris, L’Harmattan, 1996). 7 C) Réciprocité et responsabilité 1) Réciprocité Poser la question de la réciprocité dans le débat sur la loi morale, c’est revenir à celui par lequel Piaget24 s’est opposé à Durkheim, et qui a fait dire à celui-là que la perspective développée par Durkheim dans L’Education morale25 pouvait être assimilée au « réalisme moral » de l’enfant jusqu’à 7-8 ans environ, réalisme qui se pose en termes de contrainte stricte et de sanction expiatoire, où l’autorité des adultes prime sur la question de la justice. En effet, comme le rappelle Imbert, Durkheim est bien dans le souci d’une vision sociale où il s’agit de considérer ce qui fait tenir ensemble la société. Ce serait la force sacrée du lien social, qu’il s’agit impérieusement de restaurer dès lors qu’elle serait menacée. Un manquement à la norme est en ce sens un sacrilège, qu’il faut punir, sanctionner, pour restaurer, aux yeux des autres, le caractère sacré de la norme, afin que soit maintenu le lien, qui revêt là un caractère de transcendance à laquelle on doit être soumis. A cette morale de la contrainte, Piaget oppose ce que l’on peut appeler une morale de la réciprocité et de la coopération, qui vise à l’autonomie des sujets par la formation d’une rationalité critique à l’égard des règles elles-mêmes et par une participation à leur élaboration26. Là où le maître de Durkheim est le prêtre laïc des « Dieu savoir, morale sociale et valeurs », celui de Piaget se cherche du côté du « simple camarade », collaborateur aîné, dont la « pédagogie active » va faciliter tant l’appropriation des savoirs que celle des valeurs éprouvées dans la coopération réciproque, qui sont celles qu’un citoyen d’une société démocratique doit intérioriser. Si Piaget laisse bien entendre la difficulté de la posture (« s’il en a l’étoffe », précise-t-il) , il ne cherche pas toutefois à approfondir en quoi il y a lieu de ne pas confondre cette forme de réciprocité avec une totale égalité. Là où Durkheim posait la déférence et la soumission de l’élève à l’autorité sacrée du maître de façon incontestable, Piaget introduit la nécessité que cette contestation soit possible, par réciprocité du lien, au sens où celui-ci ne descend plus d’un « en haut », mais se construit dans l’horizontalité, de personne à personne, pour l’apprentissage de l’autonomie. A cette réciprocité il semble nécessaire d’adjoindre le mouvement complémentaire de responsabilité de l’un à l’égard de l’autre, qui, presqu’à l’inverse de Durkheim, engage surtout l’accompagnant à ne pas faillir. Il convient de voir, dit Piaget, qu’ « un type nouveau d’attitude morale a succédé à une attitude périmée, (car) entre la responsabilité27 intérieure qui va de pair avec l’autonomie de la conscience et qui résulte des rapports de coopération, et la forme de responsabilité liée à l’idée de sanction expiatoire et par conséquent à la contrainte et à l’hétéronomie, il n’y a pas de filiation simple, (mais) une différence de nature »28 24 J. Piaget, Le jugement moral chez l’enfant, Paris, PUF, 1969. E. Durkheim, L’Education morale, Paris, Puf, 1963. 26 D’après les observations de Piaget, cette morale émerge spontanémént chez l’enfant vers 7-8 ans. Il reconnaît alors davantage comme légitime une sanction qui découle de la réciprocité et non plus de la seule autorité. 27 Cf. P. Fauconnet, La responsabilité, Paris, Alcan, 1920, à propos des morales primitives et modernes, H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF Quadrige, 1990, qui distingue entre morale close et morale ouverte. 28 Ibidem, p. 272. 25 8 2) Responsabilité Il existe un Droit de la responsabilité qui légifère en termes d’obligation et d’imputabilité liés à des fautes. A côté de cette dimension juridique de la responsabilité, mais aussi peu à peu à sa place, comme le fait remarquer Ricoeur29, se développe la dimension morale de la responsabilité, encadrée par les concepts de solidarité30 et de risque. Ce glissement, (déplacement chez Ricoeur) qui laisse possible l’idée de responsabilité sans faute, renvoie à la question des rapports entre l’acte et l’auteur, avec une déresponsabilisation juridique de l’auteur tout en reconnaissant une responsabilité des actes, et une surresponsabilisation morale de celui-ci31. Parler de responsabilité, comme en contradiction avec l’idée de réciprocité, c’est se situer dans cette perspective morale, et évoquer quelque chose qui ne serait pas à proprement parler sanctionné juridiquement s’il y a manquement, mais qui engage fortement celui qui s’y reconnaît dans son rapport aux autres et au monde, parce qu’il s’agit davantage ici de prévenir des effets nuisibles de nos actes que de sanctionner des actes antérieurement commis dont les conséquences sont présentes. En référence à H. Jonas32, Ricoeur invite alors à penser que « la portée immense attribuée à nos actes par l’idée de nuisance à l’échelle cosmique (...) peut être assumée si nous introduisons le relais des générations. (Il s’agit) d’interpôler en quelque sorte entre chaque agent et les effets lointains le lien interhumain de filiation33. Il est alors besoin d’un impératif nouveau, nous imposant d’agir de telle façon qu’il y ait encore des humains après nous »34. Cet impératif m’oblige, au sens moral, à prendre en considération ce lien interhumain sans lequel l’humanité même est en péril. Ce lien interhumain est l’autre nom du lien social à l’échelle planétaire, sur le chemin duquel, en tant que référent, je tente d’accompagner l’autre, afin qu’à son tour il puisse assumer sa part de « passe » d’humanité auprès d’autres que lui. A cet égard, c’est de l’autre dont j’ai la charge que je suis responsable, et je signifie par là que je réponds de lui, quoi qu’il fasse, et sans attendre réciproquement de lui qu’il se sente obligé à mon égard. « Je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. La réciproque c’est son affaire. C’est précisément dans la mesure où, entre autrui et moi, la relation n’est pas réciproque que je suis « sujet » (...) . Je suis responsable d’une responsabilité totale qui répond de tous les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité »35. La responsabilité semblerait ainsi exactement fondée en rupture de réciprocité pour réintroduire chacun dans l’humanité passée, présente et à venir, une responsabilité 29 P. Ricoeur, « Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique », in Le juste, Editions Esprit, 1995, p.41 à 70. 30 Cette solidarité pourrait renvoyer à la troisième période de la construction du jugement moral qui, selon Piaget, amène l’enfant vers 11-12 ans à considérer de ne plus concevoir la loi comme identique pour tous, mais à tenir compte des circonstances personnelles de chacun, par une justice distributive, semblable à ce que J. Rawls a pu théoriser. Cf. par exemple, Théorie de la justice, Paris, Le Seuil, 1987. 31 Cf. M. Villey, « Esquisse historique sur le mot responsabilité », in Archives des philosophies du droit, n° 22, La responsabilité, Paris, Editions Sirey, 1977, p. 45-58, qui situe quant à lui « la moralisation de la reponsabilité » au Moyen-Age. 32 H. Jonas, opus cité, 1990. 33 Ce qui conduit à penser conjointement reliance cosmique, sociale, interpersonnelle et à soi, et à construire leurs inter-relations. 34 P. Ricoeur, art. cité, 1995, p. 65. 35 E. Levinas, Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 94-95. 9 qui devient alors incessible36 (et en ce sens non réciproque). Elle obligerait au retrait de soi devant l’autre, devant le souci de l’autre37 pour Levinas, à quoi Ricoeur répond par l’exigence d’une dialectique entre souci et insouciance, entre affirmation de soi et effacement de soi, car « le primat éthique de l’autre que soi sur le soi (...) fracturant la clôture du même, (ne doit pas avoir) pour effet de substituer la haine de soi à l’amour de soi ».38 L’estime de soi est bien en effet la condition nécessaire pour s’autoriser la réponse à l’autre. La responsabilité est ainsi à considérer, dans le même temps, comme obligation de « répondre à », dans une réciprocité de la parole constitutive de l’accès de chacun au monde commun39. Responsabilité et réciprocité Cette double dimension de « répondre de » et « répondre à » serait celle que l’on trouve sous le terme de « réversibilité », qui signifie le mouvement par lequel, dans la réciprocité de l’échange dyadique, la mère engage sa responsabilité en renversant la dynamique perturbatrice que l’enfant tente d’instaurer, afin que celui-ci retrouve les repères40 de leur relation facilitateurs de sa régulation propre41. La responsabilité du référent est ainsi conjointement de l’ordre de la réciprocité afin que l’autre fasse l’expérience de relations de coopération et de collaboration nécessaires à une appropriation personnelle de son rapport aux autres et au monde, et de l’ordre de cette réversibilité toujours possible pour permettre à l’autre de se dégager de ses propres pièges et de re-venir à lui-même.42 Dans ce double mouvement, il n’y a pas de réciprocité en termes d’attente, de la part du référent, d’un retour de l’autre, retour qui rendrait la relation « égale »43. Il y a, au contraire, une disponibilité à l’autre quoi qu’il 36 Cf. E. Levinas, Entre Nous, Essai sur le penser à l’autre, Paris, Grasset, 1991, p.257 : « Responsabilité qui d’emblée (...) incomberait dans la perception même d’autrui, mais comme si dans cette représentation, dans cette présence, elle précédait déjà cette perception, comme si déjà elle y était plus vieille que le présent et, dès lors, responsabilité indéclinable, d’un ordre étranger au savoir ; comme si, de toutre éternité, le moi était le premier appelé à cette responsabilité (...) . Qu’il me regarde ou non, « il me regarde » ; j’ai à répondre de lui. » 37 Ce que Levinas traduit par l’ « épiphanie du Visage ». 38 Opus cit., 1990, p.198. 39 Ce que H. Arendt développe également, quand elle considère conjointement la part incessible d’autorité et de transmission que les générations antérieures ont à assumer et la nécessité de partager un monde commun, dont nous sommes co-responsables. Cf. par exemple La crise de la culture, Paris, Folio Gallimard, 1972. 40 Où l’on retrouve à l’ échelle de la dyade ce qu’évoque Jonas (opus cité, 1990, p. 190) à propos du rapport de chacun d’entre nous avec l’humanité entière : « Née de la menace (la nouvelle obligation) insiste avant tout nécessairement sur une éthique de la conservation, de la préservation, de l’empêchement, et non sur une éthique du progrès et du perfectionnement ? » 41 Cf. A. Sroufe, « Les relations et les troubles des relations », in Emde et Sameroff, Opus cit., 1993, p. 149 à 188, p.125. 42 De même, la réponse réciproque d’acte (sanction) pour acte (délit) contient ses limites sous la forme d’escalades de gravité et démontre que l’acte-réponse n’a pas fonctionné comme coupure/lien pour le sujet mais l’a au contraire renforcé dans son propre piège narcissique. Elle doit s’accompagner du travail de responsabilité du référent, travail de parole, par lequel, à un moment donné, celui-ci suspendra son geste de réponse strictement réciproque, c’est-à-dire symétrique, pour inventer une possibilité de réversibilité pour l’autre, afin qu’il puisse se ressaisir lui-même, et s’auto-réorganiser. C’est ainsi, par exemple, qu’Imbert interprète, à la suite de Sibony, le passage du Veau d’Or et des Tables de la loi. De son point de vue, Moïse a permis à Dieu de se libérer de son enfermement mortifère sur ses Tables qu’il ne parvient pas à transmettre, et de s’arracher à lui-même. (art. cité, p. 22) 43 Cf. également F. Varela, Quel savoir pour l’éthique ? Action, sagesse et cognition, Paris, La Découverte, 1996, p. 115 : « Lorsque l’action est accomplie sans rien attendre en retour, il peut y avoir un relâchement et l’action est appelée générosité suprême ( ou transcendantale) ou prajnaparamita » ou encore « la compassion inconditionnelle, impavide, « inexorable », spontanée » (p.114). Varela tente de montrer que quelque chose du 10 fasse44, sans jugement porté, et un engagement plein « dans la relation », qui s’apparente à ce que Rogers évoque sous le terme de « considération positive inconditionnelle », engagement auquel l’autre peut réciproquement répondre, mais auquel il n’est, lui, jamais obligé. Cet engagement est paradoxalement aussi de l’ordre du dégagement, ou du retrait, ou de la retenue, afin de n’être ni dans l’imposition externe à l’égard d’autrui, ni dans la réponse immédiate et susceptible de fonctionner comme strict miroir et répétition de ce que l’autre viendrait à tenter. Une relation là aussi de l’ordre de la reliance/déliance45. III- Morale et éthique, réciprocité et responsabilité, et leurs articulations paradoxales A) Relier et délier A l’opposition morale/éthique s’est substituée une articulation qui a permis d’envisager des rapports de réciprocité et de contrôle mutuel d’un terme sur l’autre, par lesquels le conflit se trouvait en quelque sorte dépassé pour laisser place à une dialectique entre des valeurs universelles traduites par des normes morales et la reconnaissance de la relativité de ces mêmes valeurs que la visée éthique borne et dynamise en permettant de les interroger46. A l’opposition réciprocité/responsabilité s’est également substituée une articulation par laquelle la relation de référence doit s’expérimenter en termes de réciprocité dans l’engagement relationnel et de responsabilité inconditionnelle de la part du référent, l’une et l’autre dimension se co-contrôlant là aussi pour ouvrir à l’autre son accès à lui-même.47 Ces deux articulations contradictoires, je propose de les conjoindre dans une formalisation doublement paradoxale, qui me semble traduire plus précisément les rapports de dépendance et de co-détermination de ces différents termes dans le cadre précis de la relation d’accompagnement et de référence. Ainsi, en reliant morale et réciprocité, il s’agit de sortir délibérément la dimension morale de son aspect impositif unilatéral, que le face-à-face de l’accompagné et de l’accompagnant est toujours susceptible de réduire à un abus de pouvoir au lieu d’une relation d’autorité : dans le cadre de cette relation, ce qui vaut pour l’autre vaut également pour moi. Corollairement, cette réciprocité vaut pour l’ensemble des acteurs sociaux qui, dans un état démocratique, sont tous idéalement à égalité devant la loi, et réciproquement liés par elle. Les valeurs, dans leur prétention universelle, valent pour même ordre que ce qu’il a pu approcher à travers les traditions orientales, et qui relève de l’éthique, engage le psychanalyste à l’égard de son patient, du moins si l’on se réfère à la perspective éthique de Lacan. 44 Cf. P. Meirieu, Le choix d’éduquer, éthique et pédagogie; Paris, ESF, 1991. Les questions que je traite ici courent tout au long de l’ouvrage de Meirieu. 45 Cf. M. Bolle de Bal, La tentation communautaire. Les paradoxes de la reliance et de la contre-culture, Editions de l’Université de Bruxelles, 1985. 46 Cf. J. Piaget, Opus cit., 1969, p.322 : « La morale de la conscience autonome ne tend pas à soumettre les personnalités à des règles communes en leur contenu même : elle se borne à obliger les individus à se « situer » les uns par rapport aux autres, sans que les lois de perspective résultant de cette réciprocité, suppriment les points de vue particuliers ». 47 Ce que G. Bourgeault traduit par le fait qu’ « une nouvelle éthique est en voie de gestation, fondée sur la responsabilité-responsabilité vécue dans la conscience des solidarités nouvelles, et donc partagée-, qui apparaît comme un nouveau paradigme. » cf. « La responsabilité comme paradigme éthique ou l’émergence d’une éthique nouvelle »,in Actualiser la morale, Etudes réunies et présentées par R. Bélanger et S. Plourde, Paris, Ed. du Cerf, 1992, p. 81. 11 tous. La réciprocité, dans cette affaire, ne signifie plus en retour l’égalité possible des coups, quelque chose comme la loi du Talion, puisqu’elle est encadrée par une morale normée, qui sert de tiers régulateur, réciproquement régulateur pour l’un et l’autre, ciment de leur coopération possible. La coopération devient ainsi en retour « limite et loi normative de tout groupement humain »48, parce qu’elle seule autorise et permet, « par la discussion (...) qui n’est possible qu’entre égaux, que l’autorité souveraine (de l’adulte soit) critiquée au nom de la raison ».49 En reliant éthique et responsabilité, le projet est de sortir l’éthique de sa possible tendance à une auto-référence stricte, qui pourrait légitimer un conflit infini de relativismes où chacun serait sourd et aveugle à l’autre, renvoyant indéfiniment et statiquement chacun dos-à-dos, ou trouvant son issue dans l’affrontement duel. Ainsi, la responsabilité m’oblige à l’égard de l’autre, de cet autre dont j’ai accepté d’avoir la charge d’accompagnement, de façon incessible, permettant dès lors aux relativismes éventuellement opposés de se travailler50. Mais, dans le même temps, elle ne me subordonne pas absolument à lui, à ses caprices et ses retournements possibles, au point que je pourrais renoncer à moi-même, parce qu’elle est encadrée par une visée éthique qui me rappelle à moi-même, à mon souci de moi, et à mon souci de l’autre comme devant advenir à lui-même. C’est alors d’une reliance première et fondamentale qu’émerge la possibilité de déliance pour l’autre, déliance intra et interpersonnelle dégagée parce qu’assurée d’accompagnement et d’engagement indéfectiblement responsables. 2) Le travail du paradoxe Poser la posture de référence comme relevant à la fois d’une morale de la réciprocité et d’une éthique de la responsabilité, c’est reconnaître la complexité des liens qui unissent l’un, l’autre et le monde, comme monde passé, présent et à venir. Que cela procède d’une éthique de la communication, comme le suggère Habermas51, certainement. Les « parlêtres » que nous sommes tous, ont tout à la fois à apprendre à s’entendre eux-mêmes, à entendre l’autre, à se dire et à dire l’autre, à entendre le monde et à le dire ensemble, dans un lien tripolaire où G. Pineau propose de considérer le monde comme « tiers matériel, opaque et silencieux, des transactions sociales »52. Et aussi à se taire soi-même. Mais cette posture est aussi de façon plus indicible un certain regard et une sensibilité renouvelés, qui nous inviteraient à plus de porosité à l’autre et à davantage de conviction en nous-mêmes, et pas seulement en notre savoir53. 48 J. Piaget, Opus cit., 1969, p. 299. Ibidem, p. 326. 50 Cf. G. Bourgeault, art. cité, 1992, p. 90 : « Tout devient relatif mais pas arbitraire », ou encore M. Blanc qui, à propos du concept de transaction sociale, parle de « coopération conflictuelle », « La transaction sociale, un processus d’apprentissage du vivre-ensemble », Séminaire européen sur La transaction sociale, La Rochelle, 11-12 Avril 1997. 51 Cf. J. Habermas, Morale et communication, Paris, Editions du Cerf, 1983, ainsi que De l’éthique de la discussion, Paris, Editions du Cerf, 1992.. 52 G. Pineau, « Transaction tripolaire et formation permanente », Séminaire européen sur La transaction sociale, La Rochelle, 11-12 Avril 1997. 53 Cf. ainsi M. Barat, La conversion du regard, Paris, Albin Michel, 1992, et F. Varela, opus cit., 1996, qui invite à reconnaître que l’éthique renvoie davantage à ce qui est de l’ordre du savoir-faire (le know-how de 49 12 L’articulation de cette « morale de la réciprocité/ éthique de la responsabilité » serait elle aussi placée sous le signe de « / », figure de la coupure/lien, reliance/déliance, relation/séparation, par laquelle les deux termes du paradoxes jouent ensemble sans confusion. Ce « / » traduit ici toute la difficulté qu’il y a à incarner ce paradoxe dans la relation vécue à l’autre, qui suppose justement que l’on tienne ensemble la contradiction et l’opposition sans jamais choisir absolument, rédibitoirement, l’une ou l’autre figure, tout en faisant vivre chacune pour l’autre. Incarner le paradoxe Au moment même où je semble m’engager dans la réciprocité que la perspective morale m’impose, je suis entièrement présente à moi-même en tant que responsable de l’autre qui se construit tel qu’en lui-même, et non conformément à moi. A ce moment même, je suis prête, disponible à entendre sa contestation, son refus, son désir singulier, témoins de son autonomie54, sans nécessairement y répondre par les miens propres, tout légitimes qu’ils soient55, maintenant toutefois la vivance du conflit. Et je suis prête, au nom de cet engagement initial, à retenir ma propre opposition et/ou à l’exprimer : dans l’un et l’autre cas, c’est la visée éthique liée à ma responsabilité qui me dicte ma conduite, dans le souci de l’autre, que je peux seule décider, en sachant qu’elle est cependant proprement indécidable au fond. Que, pour parvenir à cela, j’ai dû, pour ma part, intérioriser la dimension institutionnelle de notre contexte commun, cela va sans dire. Mais en tant que référent, je suis aussi celle qui assume le travail sur, avec la transgression. Pour qu’un tel travail soit possible, il faut bien que je ne m’emploie pas à être strict garant de ce qui est préétabli, ni que je tente de remplir les interstices de jeu possible pour l’autre. Il convient plutôt que je m’attache à être celle dont comptent paroles et silences par lesquels l’autre ose ce qui lui est propre. Ce qui, réciproquement, ne manquera pas de m’éduquer en retour, si je veux bien entendre et voir. Mais de là à être certaine d’avoir agi de façon juste pour l’autre, je ne le saurai absolument jamais. C’est sur ce fond de connaissance impossible, de doute absolu, d’indécidabilité fondamentale, que se fonde ma conviction d’accompagnant référent, qui a pour seuls garants la relation/séparation co-construite, elle-même « encadrée » par une éthique de la discussion, et l’exigence perpétuelle de la question. C’est sur sa portée en termes de lien interhumain à l’échelle de l’humanité à venir, que s’appuie la nécessité de l’attention à moi et celle portée à l’autre que moi, lui qui m’a choisie pour l’accompagner. A une transcendance verticale, divine, se substituerait ou s’adjoindrait une transcendance horizontale, celle des hommes entre eux et de leurs « passes » générationnelles qui, toutes menacées qu’elles sont, n’en requièrent pas moins un Dewey) plutôt qu’aux savoirs (know-what), et repose sur la « contextualité/immédiateté » avant « l’intentionnel/logique » (p. 38 à 40). 54 Cf. J. Piaget, Opus cit., 1963, p. 283 : « (...) Si le fait moral demeure extérieur à l’individu et s’impose à lui du dehors (la loi morale tend à devenir inhumaine) ; elle devient (...) singulièrement profonde si le bien constitue la loi de perspective et la règle de réciprocité qui veulent rendre effective la compréhension mutuelle : ce que nous recherchons alors en autrui, c’est ce par quoi autrui est susceptible de sortir de lui-même tout en se situant dans son intime originalité ». 55 Mais ne pas répondre par les miens, c’est avoir opéré pour moi-même le travail d’élucidation de ce qu’ils sont, et ma propre implication, ici morale. Cf. J.-M. Baudoin, « La réflexion éthique contemporaine », in Questionnement éthique, Education permanente, n° 121, 1994, p. 13 à 52, p. 47 : « Cette implication de soi peut être comprise comme une réciprocité effective, ayant des modalités différentes pour l’apprenant (qui s’éprouve en principe d’abord à soi) et le formateur (qui s’éprouve d’abord à l’autre). C’est probablement de cette mutuelle implication asymétrique, quand elle est réussie, qu’un espace de reconnaissance est ouvert ». 13 engagement éthique profond et joyeux, tel que « la sagesse redevienne un enchantement »56. Indécidabilité et contexte Cette posture aux paradoxes entrecroisés ne peut donc pas se décliner en termes de vérité définitive ou de mots d’ordre à appliquer. Elle est, par sa définition paradoxale où « / » la rend toujours susceptible de se retourner sur elle-même et de s’inverser57, fondamentalement indécidable, incomplète et « manquante » : c’est par cette constitution même qu’elle rend possible l’idée d’humanité ouverte et mobile. Simplement, ces retournements ne sont pas de l’ordre de l’aléatoire ou de l’arbitraire purs. Ils sont des retournements « en contexte », dans des urgences de situations ellesmêmes plus largement contextualisées par l’humanité historiquement et cosmiquement inscrite. Si elle ne peut donc s’incarner sur fond de vérité, et qu’elle s’obstine, par l’idée d’engagement responsable, à refuser un total retrait nihiliste, cette posture devient productrice de « sens en contexte », dans « des consensus provisoires suffisants pour la mise au point de repères pouvant orienter les choix et guider la conduite »58, suffisants à condition qu’ils soient élaborés pour leur réinterrogation toujours possible. La question est seule garante de la non-évacuation du paradoxe, et, partant, de la non-évacuation de l’indécidable avec lequel il nous faut décider. Au fond, ma responsabilité fondamentale, celle qui me renvoie à ma solitude absolue, est celle à l’égard de la nécessité de la question. La réponse est co-construite, dans un échange réciproquement investi, qui nous relie l’un à l’autre, les uns aux autres, sur fond de notre monde commun intériorisé qui devient inter-monde, tiers inclus, en référence à des institutions que nous reconnaissons et qui nous débordent, autre modalité de tiers inclus qui nous « trans-constitue ». L’espace réciproque est ainsi espace d’inter-trans-co-action59, paradoxalement articulé à une responsabilité solitaire et incessible à l’égard de cet espace même, l’ensemble pouvant se rassembler dans une éthique de la rencontre, qui oblige (ici au sens moral) à un incessant travail sur soi, réinterrogé à chaque rencontre singulière. Il ne se traduit par aucune axiomatique et s’évoque en terme de posture, disposition intérieure en mouvement, par laquelle se trouvera facilité le procès paradoxal « intégrer/s’intégrer » de l’autre que soi au monde. Conclusion La question de la relation posée en terme de référence assumée à l’égard d’autrui a été travaillée dans une perspective morale. Celle-ci a révélé la nécessité d’une approche paradoxale pour interroger la façon dont la loi fait différemment tiers entre les hommes dans leur « vivre ensemble ». Ce statut polymorphe de la loi a montré les 56 F. Varela, Opus cit., 1996, p. 121. Cet opérateur « / » , i.e. « versus », signifie étymologiquement « tourner, se tourner, retourner dans tous les sens » au point qu’il peut « se renverser » et « changer, convertir ». Il figure donc une répétition dynamique, dans un sens assez voisin de ce que Morin travaille en terme de « récursion » (cf. E. Morin, La méthode 2. La vie de la vie, Paris, Points Seuil, 1980, p. 336 et sq.). Versus est d’ailleurs un dérivé de « re » par l’intermédiaire de « retro, rursum ». L’un comme l’autre invitent à associer dans la contradiction, sous peine de répétition compulsive, vidant leurs propres circuits. 58 Cf. G. Bourgeault, art. cité, 1992, p. 91. 59 Cf. F. Lerbet-Sereni, La relation duale. Complexité, autonomie et développement, Paris, L’Harmattan, 1994. 57 14 enjeux qui, à l’échelle de l’humanité, encadrent la relation interpersonnelle de référence ou d’accompagnement d’affiliation : celle-ci devient alors la matrice au sein de laquelle se travaille, prioritairement pour l’autre, son rapport au monde et à cette humanité prometteuse et vacillante. En proposant de rassembler en une formulation pluriellement paradoxale ce que peut être la posture de référence, entendue à la fois comme posture du référent et référence parmi des postures, j’ai essayé de rendre compte de l’impossibilité et de l’incongruité fondamentales qu’il y a à être animé d’un mouvement unique vers l’autre. Il s’agirait, au contraire, de maintenir fermement une posture qui relève conjointement d’une morale de la réciprocité et d’une éthique de la responsabilité, qui engage chacun indéfectiblement dans la question, afin que l’autre, à son tour, soit en mesure d’assumer, de façon elle aussi paradoxale, sa « passe d’humanité ». Parce qu'au bout de cette chaîne se trouvent ceux qui, hors d'un accompagnement référent, ne pourront que malaisément advenir à eux-mêmes et construire leur être-au-monde, il y a comme une exigence éthique de la formation à permettre un travail d'élucidation des postures chez ceux qui font profession des métiers de l'humain. BIBLIOGRAPHIE H. Arendt, La crise de la culture, Paris, Folio Gallimard, 1972. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961. M. Barat, La conversion du regard, Paris, Albin Michel, 1992. J.-M. Baudoin, « La réflexion éthique contemporaine », in Questionnement éthique, Education permanente, n° 121, 1994. 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