4THIERRY RECEVEUR
grande d’opter discrètement pour un « juste milieu » entre le souhaitable et le réalisable,
entre le respect dû à l’institution et le pragmatisme exigé par l’urgence du moment. Une
telle attitude n’est pourtant pas sans risque : outre qu’elle compromet l’esprit même du
contrat, elle renoue délibérément avec l’arbitraire qu’on prétendait bannir. En fait, il
s’agit plutôt d’éviter le chemin du « juste milieu » qui non seulement « ne mène pas à
Rome », pour reprendre Adorno, mais compromet l’unité de la discipline enseignée, en
accréditant l’idée d’un programme à « géométrie variable… » Or sur ce point, le
professeur semble davantage livré à lui-même, qu’autorisé à faire bon usage de sa liberté
à travers les méandres des prescriptions.
On touche là, semble-t-il, aux limites du programme officiel. Notre propos n’est
pourtant pas de remettre en cause son importance : s’il ne prescrit pas davantage, c’est
parce qu’il admet, en filigrane, l’extrême hétérogénéité des situations. Pour y faire face,
l’initiative professorale ne peut être tolérée comme un « mal nécessaire », mais au
contraire fortement sollicitée. Un programme n’est pas un plan et ne saurait le devenir ;
s’il prévoyait tout, ce serait au détriment de la réalité des conditions d’enseignement en
les niant, purement et simplement, dans un entêtement dogmatique. Si toute licence, à
l’opposé, était accordée aux professeurs, à quoi pourrait-il bien servir ? Aussi évolue-t-il
comme un funambule entre la liberté réaffirmée du corps enseignant et les directives qui
en limitent l’expression : son statut est nécessairement ambigu.
Ce qui est vrai en règle générale l’est aussi, bien entendu, pour la philosophie.
Mais le rapport difficile qu’entretient un enseignant avec le programme officiel
acquiert ici une toute autre dimension. D’un côté le Texte de mai 2003 (si on prend
l’exemple des classes littéraires) dresse une liste définitive de trente-quatre notions qui
toutes doivent être « examinées ». Le caractère autoritaire du programme s’impose
d’abord sans conteste : il s’agit moins de « philosopher » que de préparer toutes ses
classes aux épreuves finales du baccalauréat. D’un autre côté, l’autonomie
professorale ne fait aucun doute, dans la compréhension des notions (qui n’offrent
qu’un cadre pour l’apprentissage de la réflexion philosophique) puis dans la manière
de les ordonner, c’est à dire de les penser organiquement. Or ce point mérite d’être
souligné : tandis que l’enseignant, pour le sens commun, incarne la maîtrise de l’outil
pédagogique, on attend d’abord du professeur de philosophie une appropriation
complète des notions du programme.
Comment pourrait-il du reste agir autrement ? Comme telles, les « directives »
ministérielles exprimées par des notions ne lui disent rien, ou peu de choses. Avant
même qu’il assume le risque de penser sans l’institution, voire contre elle, risque
inhérent à toute réflexion philosophique digne de ce nom, il sait qu’il lui faudra donner
un sens à ce qu’elle prescrit ! C’est dans cet effort paradoxal qu’il justifie aussi bien
une manière d’enseigner sa discipline que de la concevoir. La question du programme
reste au premier chef, alors même qu’on croit l’occulter en la posant dans le seul
domaine pédagogique, une question de philosophie.
A travers ce travail essentiel, le professeur doit éprouver l’originalité de sa
démarche avant de la justifier, le cas échéant, devant ses élèves. Face aux propositions
du programme, il n’a d’autre solution que celle de les soumettre à un véritable
interrogatoire en vue de dégager des questions pertinentes, des axes de recherches, des
synthèses provisoires. Un auteur cité dans un cours, par exemple, avec les explications
qui précisent une fois pour toutes le sens de sa doctrine, pourra être « convoqué »
ultérieurement sans recourir à de telles démonstrations. L’opportunité d’un tel
développement s’apprécie dans une véritable stratégie aussi bien théorique que
didactique. En élaborant celle-ci, il faut comprendre au sein d’un même mouvement
chaque proposition spécifique du programme, et sa place dans l’ensemble du cours.