Cahiers du Genre, n° 26
Note de lecture
Claude Dubar, Pierre Tripier –
Sociologie des professions
Armand Collin, Collection U, sociologie,
1998
La parution d’un livre sur la
sociologie des professions ne
peut que retenir l’attention des
Cahiers du Genre : nos centres
d’intérêt et nos préoccupations,
concernent notamment les diffé-
rents problèmes posés par la
question du travail – et la so-
ciologie des professions en fait
partie. La féminisation de la
main-d’œuvre dans de nombreux
secteurs et groupes profession-
nels, depuis la fin des années 60’,
est appréhendée comme un des
changements fondamentaux,
qu’il faut prendre en compte
pour comprendre l’évolution
d’un groupe professionnel.
Dubar et Tripier nous propo-
sent ici un état des lieux de la so-
ciologie des professions avec une
présentation de divers travaux
sociologiques, historiques et de
synthèses théoriques. Cet ou-
vrage est le premier publié en
français dont l’objectif est de
parcourir ce champ de recherche
– d’où son intérêt. En tant que
tel, il contribue à une plus grande
visibilité de la sociologie des
professions, encore peu
développée en France compara-
tivement aux États-Unis. Il parti-
cipe au lancement d’une
réflexion sur les recherches fran-
çaises existantes – voir la troi-
sième partie de l’ouvrage. Au
premier abord, celui-ci se
présente comme un manuel : ex-
plicitation de concepts et de
synthèses théoriques, structura-
tion claire en douze chapitres
comportant chacun une biblio-
graphie importante, démarche
historique et sociologique
comparative. Mais il s’agit éga-
lement d’un livre d’auteurs, étant
donné la thèse originale adoptée
pour appréhender la sociologie
des professions actuelle : « Notre
hypothèse est que les modèles
professionnels, en tant que
systèmes de croyances, ont été
d’abord religieux et même
théologiques… Il ne s’agit pas
seulement de croyances reli-
gieuses et de justifications
théologiques, ce sont aussi des
formes d’organisation économi-
que et des éléments de doctrines
politiques » (p. 7). Cette thèse
donne une trame générale à
l’ouvrage où les deux auteurs
cherchent et trouvent des corres-
pondances entre, d’une part, des
univers de croyances ancienne-
ment construits et d’autre part,
l’émergence de théories sur les
158 Note de lecture
modèles professionnels et les
modes d’organisations collecti-
ves dans les activités de travail.
Dubar et Tripier partent des
multiples usages du terme
« profession », notamment la
différence entre les termes fran-
çais et anglais, afin d’expliquer
les raisons pour lesquelles cer-
taines activités de travail ob-
tiennent le statut juridique de
« profession » dans les pays an-
glo-saxons. Un statut qui impli-
que l’accès à des droits spécifi-
ques (auto-organisation, maîtrise
de la formation…). À partir de la
notion de profession utilisée en
France, Dubar et Tripier déga-
gent quatre sens correspondant à
quatre points de vue sur le tra-
vail, en termes d’identité, de po-
sition, de spécialisation ou de
classification professionnelle. La
sociologie des professions est
définie par rapport à la sociolo-
gie du travail et des organisations
et comporte un triple objet :
l’organisation sociale des acti-
vités de travail, la signification
subjective de celles-ci et les
stratégies économiques et socia-
les de monopolisation des mar-
chés du travail mises en œuvre
par des coalitions d’acteurs.
Dans la première partie de
l’ouvrage, trois modèles reli-
gieux-politiques, trois types
idéaux au sens de Weber sont
considérés comme à l’origine de
la sociologie des professions. Le
modèle catholique de la profes-
sion-corps correspond à la doc-
trine de l’Église-Corps du
Christ ; celle-ci a été transposée à
l’État et est à l’origine de la logi-
que corporative-étatique. Il s’agit
d’un modèle holiste (les corpo-
rations sont légitimées par
l’État), hiérarchisé (entre les
corps les plus nobles et moins
prestigieux), masculin (les
femmes en sont exclues) et cléri-
cal. Ce premier modèle s’est
développé sous l’Ancien régime
et, par la suite, dans les pays la-
tins de droit romain comme la
France, l’Espagne, l’Italie.
Le modèle de la profession-
collège ou confrérie est apparu
dans les pays de la Réforme
protestante ; il est centré sur
l’existence d’un « chemin voca-
tionnel » par lequel chacun doit
chercher ici-bas sa propre voie
du salut. La profession ici est
fondée sur le principe de
« l’autogouvernement » du
groupe professionnel et caracté-
risée par un « égalitarisme co-
gnitif et éthique » qui présente
différentes versions. Dans la ver-
sion luthérienne des pays ger-
maniques, l’égalité est construite
entre pairs de tradition nobi-
liaire ; la version calviniste en
Angleterre et aux États-Unis est
plus égalitariste puisqu’elle
s’étend à tous les croyants qui
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accomplissent leur chemin voca-
tionnel. En France, l’existence
des chambres des métiers et des
bourses du travail ainsi que le
mode de structuration du groupe
professionnel des avocats au
XVIIIe siècle, sont présentés
comme d’autres formes
d’expression de ce modèle.
Le modèle libéral, qui apparaît
à partir du XVIIIe siècle, remet
complètement en cause les deux
modèles précédents par la place
qu’il accorde à l’économie de
marché et à la démocratie politi-
que. Les corporations et les pro-
fessions sont interdites, illégiti-
mes et considérées comme des
obstacles à la libre concurrence
sur le marché ; ce modèle est
aussi une radicalisation de la
conception individualiste du rap-
port au travail présente dans le
modèle collégial protestant.
La deuxième partie de
l’ouvrage aborde trois volets
théoriques sociologiques, plus ou
moins enracinés dans un des
modèles précédents. Dans le cou-
rant fonctionnaliste Dubar et
Tripier dégagent trois versions
différentes de la théorie ; tous les
fonctionnalistes considèrent les
professions comme des éléments
essentiels de l’organisation so-
ciale et de sa régulation morale,
mais ils ont des particularités. En
France, Durkheim s’inscrit dans
le modèle des corporations à la
française ; Carr-Saunders et Wil-
son, en Angleterre, se réfèrent au
modèle collégial dans leur étude
historique et sociologique sur la
forme professionnelle associative
anglaise (celle-ci ne concerne
que les professions au sens an-
glais du terme : les experts).
Parsons aux États-Unis, se réfère
au troisième modèle dans son
élaboration théorique sur la fi-
gure du professionnel moderne
au cœur du nouveau système so-
cial libéral.
À l’inverse des fonctionnalis-
tes, le courant interactionniste est
très critique d’une conception
des professions en tant que
« corps institués » et les consi-
dère comme des « processus so-
ciaux de déstructuration et de
restructuration de segments
professionnels » (A. Strauss).
Dubar et Tripier retrouvent dans
leur démarche « le principe de
l’égalitarisme cognitif et éthi-
que » présent dans la version
calviniste du modèle collégial.
Celui-ci est illustré dans la
conceptualisation en termes
d’ordre négocié d’A. Strauss sur
l’activité de travail dans les
hôpitaux psychiatriques, ana-
lysée comme un espace rela-
tionnel collectif où chaque mem-
bre (selon ses convictions, sa
formation, sa place dans la
hiérarchie…) négocie des com-
promis en permanence.
160 Note de lecture
Le troisième volet théorique
est plus diversifié que les deux
précédents. Il rassemble les nou-
velles théories sur les groupes
professionnels apparus dans les
années 70’-80’, dites approches
néo-wébériennes et néo-marxis-
tes. Les deux auteurs s’attachent
ici à mettre en évidence ce
qu’elles ont en commun, et ce
qui réunit E. Freidson,
T. Johnson, M. Sarfatti Larson et
A. Abbott. Ils s’intéressent tous
aux mécanismes historiques de
production et de légitimation des
formes professionnelles appa-
raissant avec l’extension de
l’économie de marché, et ils
considèrent les professions
comme des acteurs collectifs du
monde économique visant à mo-
nopoliser un segment du marché
du travail. Les deux auteurs
voient dans ces approches théo-
riques une référence au modèle
libéral, parce qu’elles traitent de
la question des relations entre
marché, État et professions.
La dernière partie de
l’ouvrage fait une présentation
des recherches françaises, sur les
groupes professionnels contem-
porains, des années 1960 à 1990.
Après un rappel historique sur le
mode de construction de la caté-
gorisation professionnelle en
France, les auteurs dégagent
quatre types de systèmes plus ou
moins fermés correspondant à
quatre modalités de fermeture du
marché du travail : la fonction
publique, le groupe des ingé-
nieurs et cadres du privé, les pro-
fessions libérales et indépendan-
tes, le groupe des métiers ou
groupes corporatistes fermés. Les
auteurs mettent ici en évidence
les modes de régulation de ces
différents systèmes profession-
nels (par le statut, les titres sco-
laires, les dispositifs publics, les
dispositifs de négociation et de
régulation syndicale) et l’influen-
ce du modèle de la profession-
corps et de sa conception
pyramidale sur leur structuration
(en particulier dans le chapitre
sur le groupe des cadres).
Le dernier chapitre trace un
bilan de la dynamique des iden-
tités salariales et évoque un
bouleversement important qui
touche les groupes profession-
nels – celui de leur féminisation.
À ce propos, nous ne pouvons
que souligner l’approche un peu
tardive et rapide dans cet ou-
vrage de la prise en compte de la
division sexuelle du travail et de
ses effets, ainsi que l’absence de
nombreux travaux réalisés à par-
tir des années 80’ sur la fémini-
sation des groupes profession-
nels. Les modèles professionnels
construits n’intègrent pas la di-
mension en termes de rapport so-
cial de sexe. Si nous consi-
dérons le premier modèle des
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corporations, les femmes en au-
raient été exclues. Mais si c’est
le cas, ne faut-il pas s’interroger
sur la formalisation et la cons-
truction de cette exclusion ? Pour
le modèle collégial, certaines
femmes peuvent accéder à la vo-
cation professionnelle. Des préci-
sions auraient permis de clarifier
les caractéristiques de ce modèle,
« anti-hiérarchique fondé sur
l’implication individuelle, la vo-
cation personnelle et la partici-
pation volontaire ».
Geneviève Picot
Doctorante au GEDISST-CNRS.
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