H.CLÉMOT Le paradoxe de l’horreur épidémique
toires fictives qu’on leur raconte ou qu’ils peuvent trouver dans les livres, au
théâtre, au cinéma ou à la télévision. Par exemple, la plupart des lecteurs
du roman de Tolstoï ne manquent pas de pleurer la mort d’Anna Karénine
tout en sachant qu’elle n’a jamais existé. 6Nous sommes confrontés à un
dilemme : soit la plupart des gens sont irrationnels dès qu’ils suivent une
histoire fictive, ce qui est difficile à admettre, soit il est rationnel de s’émou-
voir pour ce qu’on sait ne pas exister, c’est-à-dire sans raison, ce qui semble
encore plus difficile à accepter. Ce problème est conceptuel dans la mesure
où aucun complément d’information ne semble capable de conduire à une
solution. Le « paradoxe de la fiction » consiste donc en ceci que le fait massif
et incontestable selon lequel la plupart des gens sont émus par des fictions
ne semble pas possible quand on réalise qu’une fiction n’est pas la réalité et
qu’il est absurde de s’émouvoir pour ce qui n’existe pas. 7Dans son article
« séminal », Colin Radford précise que le problème qu’il soulève est une in-
version du problème classique « de savoir comment nous pouvons apprécier
une tragédie » (Radford 2005 [1975], note 1, 330) dans le sens où il ne s’agit
pas de savoir ce qui nous plaît dans une tragédie, mais comment une tragé-
die que nous savons être fictive « peut nous déchirer le cœur » (id.). Outre les
paradoxes de l’horreur et de la fiction, on comptera donc aussi le « paradoxe
de la tragédie » parmi les paradoxes du cœur.
Dans le second cas, celui du paradoxe de l’horreur, il semble d’abord im-
possible d’être attiré par ce qui est repoussant puisque nous ne compren-
drions pas quelqu’un qui chercherait, par exemple, à voir ce pour quoi il dit
éprouver de l’aversion. Un tel comportement passerait lui aussi pour irration-
nel. Pourtant, les films d’horreur attirent un public si nombreux qu’il semble
difficile de tenir tous ces gens pour irrationnels. En outre, les amateurs d’hor-
reur cinématographique cherchent ces films pour les émotions de peur et de
dégoût qu’ils provoquent. Ce problème est donc lui aussi conceptuel dans la
mesure où aucune enquête empirique ne semble en mesure de le résoudre.
Le paradoxe de l’horreur consiste donc en ceci que le succès incontestable
du genre de l’horreur semble irrationnel puisqu’on ne comprend pas com-
ment des fans du genre peuvent rechercher au cinéma les émotions qu’ils
n’aimeraient pas éprouver en dehors de la salle.
La relation entre les deux paradoxes est donc au moins double. À un pre-
mier niveau, les émotions que les fictions produisent peuvent être « positives »
(joie, courage, espoir, plaisir, etc.) ou « négatives » (peine, tristesse, découra-
gement, désespoir, horreur, etc.). La question « Comment pouvons-nous être
horrifiés par les méfaits de Dracula ? » pose donc le même problème que celui
que soulevait le titre de l’article de Radford, « Comment pouvons-nous être
émus par le destin d’Anna Karénine ? » (Radford, 2005), celui du paradoxe de
6. Voir Radford (2005, 330-331) et Roger Pouivet pour une présentation de l’article (Cometti,
Morizot et Pouivet 2005, 322-323) et de différentes stratégies pour résoudre le paradoxe (Pouivet
2006, 192-202).
7. Voir Radford (2005, note 1, 330).
4VOLUME 3, NO5 (DÉCEMBRE 2011)