« Demandes décalées » et « patients-déchets » aux urgences de l’hôpital,
quelle articulation entre la clinique et le politique ?
Jérôme THOMAS1
A partir des résultats d’une enquête ethnographique par observations participantes dans un
service d’accueil des urgences médicales, médico-légales et psychiatriques d’un grand hôpital
lyonnais, nous tenterons de rendre compte des différentes modalités d’expression et d’accueil de la
détresse qui y sont repérables.
Il s’agira de mesurer la distance qui s’instaure parfois entre, d’une part, des attentes
nosographiques rigides de la part des médecins (somaticiens notamment, contraints par l’institution de
« trier » et d’orienter dans une temporalité courte les patients vers des services internes ou extérieurs à
l’hôpital) et, d’autre part, l’expression d’une souffrance multiforme qui, aux urgences
particulièrement, connaît des dimensions multiples (somatiques, psychiques, sociales) qui se cumulent
parfois chez un même sujet.
La contrainte institutionnelle oblige sans cesse les médecins à chercher à réduire la plainte du
patient a un dysfonctionnement localisé dans un organe de son corps (pour mieux le diriger vers un
service de spécialité ou tarifer des actes), tandis que le patient, de son côté, revendique la
reconnaissance d’une souffrance globale. Cette contradiction aboutit à la construction d’un discours
médical défensif, assez spécifique aux urgences, qui qualifie les recours de certains patients comme
des « demandes décalées », en allant parfois jusqu’à qualifier certains sujets qui sont dans une
demande trop hétérogène par rapport à l’offre médicale, de « patients-déchets » (SDF, psychotiques en
grande précarité, polyhandicapés…). Ces patients dont l’expression de la souffrance répond mal à la
possibilité d’être réduite à une causalité organique univoque sont souvent orientés vers les psychiatres
des urgences considérés comme les spécialistes de la bizarrerie. Ceux-ci, en laissant flotter
l’expression de la demande ou de la plainte, sont davantage en mesure de répondre au désir de lien et à
la recherche de sens qui étaient inclus de façon latente dans le recours du patient, au-delà du
symptôme qu’il présentait de manière manifeste en arrivant dans le service.
En partant de ces constats empiriques, issus de notre enquête de terrain, cette communication
se propose d’explorer et d’analyser, à l’aide de concepts anthropologiques, psychanalytiques et
sémiotiques, les modalités de l’articulation entre la clinique et le politique qui se manifestent dans ces
situations. Cette dialectique, fort lisible aux urgences, possède plusieurs dimensions : poids des
politiques de santé publique sur la forme de la clinique bien sûr, mais aussi, de la part des acteurs du
soin, et notamment des psychiatres, construction résistante d’une clinique qui prenne en compte le
désir et la place sociale du sujet au-delà de la lecture d’un symptôme sur le plan somatique. La
médecine retrouve-là proprement sa dimension politique, sociale et anthropologique. La notion de
flottance, que nous forgeons en partie en nous inspirant de la psychanalyse et de l’anthropologie, nous
permettra d’éclairer ces phénomènes en proposant une sémiotique générale de l’urgence médicale qui
peut aussi s’entendre comme une sémiotique de la précarité psychique et institutionnelle.
Notre exposé sera alimenté du commentaire de deux vignettes cliniques rendant compte de
l’accueil singulier qui a été offert par une psychiatre urgentiste à une « demande décalée » (Hector,
jeune patient psychotique en crise qui formulera sa demande à partir d’une plainte somatique et d’un
usage singulier de l’institution) ainsi qu’à un « patient-déchet » (Monsieur A., SDF angoissé qui
demande une « maison » aux médecins). Nous agrémenterons aussi l’exposé de remarques sur l’usage
du registre médical informatisé en réseau sur lequel sont recueillis les commentaires des soignants sur
les patients et qui rend bien compte de la manière dont se négocient et se conjuguent les attentes
rigides de l’institution et l’imprévisibilité de la demande des patients.
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1 Post-doctorant en sciences de l’information et de la communication, A.T.E.R., Université Lyon 2.