Responsabilité éthique du travail social envers autrui et envers

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Responsabilité éthique du travail social envers autrui et envers la société : une
question complexe
par Brigitte BOUQUET
La responsabilité est une notion récente (l’usage courant du mot « responsable »
ne remonte qu’au XVIIIe siècle), ambiguë, polysémique et mal définie. Selon Claude
Zilberberg [1], le paradigme de la responsabilité est à construire. Cependant la
responsabilité est sans cesse évoquée dans nombre de débats contemporains. Paul
Valéry [2] estimait d’ailleurs que la notion même de responsabilité était un « maître
mot », un terme qui a plus de valeur que de sens. La responsabilité est en effet une notion
complexe à la fois morale et juridique qui s’articule sur celle de la liberté humaine.
La responsabilité renvoie à la figure du « vis-à-vis ». Liberté et responsabilité sont
très impliquées et la responsabilité serait la condition de la vraie liberté et comme l’a dit
Victor Hugo, « Tout ce qui augmente la liberté augmente la responsabilité ». Que devient
cette vision éthique ? On observe que dans les sociétés actuelles, le Droit concernant la
responsabilité l’emporterait sur la réflexion morale... De plus, libre-arbitre et déterminisme
ne cessent de se poser... La question d’une juste prise de responsabilités est au coeur de
positions ambivalentes et chacun se vit écartelé entre d’une part, ce qui oblige - la fraternité,
la solidarité, la réciprocité -, d’autre part, ce qui est de l’ordre des possibilités, et enfin entre
les réactions de culpabilités ou de victimisation ou de fuite. S’y ajoute la question des
articulations de la responsabilité face à la « pluralité humaine [3] » et des responsabilités
plurielles partagées, car les modes de représentation et d’exercice de la responsabilité sont
inscrits dans un environnement humain (une société, une culture) qui les façonne et les
oriente. Dans le fait de la responsabilité se croisent sans cesse le sujet et la société en leurs
différentes dimensions.
S’appuyant sur les fondements de la responsabilité éthique, cet article propose une
réflexion centrée sur les divers aspects de la responsabilité éthique professionnelle, sans
sous-estimer les implications économiques, sociales, voire environnementales, qui
influencent le rapport des droits et des devoirs des travailleurs sociaux. Avoir à rendre
compte de son rapport à soi, à autrui, aux choses du monde, c’est mettre l’effectivité de la
responsabilité simultanément, dans un système de valeurs irréductibles, dans un cadre
institutionnel, dans le contexte social. Aussi seront abordées les responsabilités éthiques de
chacun, les responsabilités éthiques à l’égard des usagers, les responsabilités éthiques
envers les institutions employeurs, les responsabilités éthiques vis-à-vis de la société...
RESPONSABILITE ETHIQUE : RAPPEL DES FONDAMENTAUX
Résumons brièvement qu’étymologiquement, le terme « responsabilité » provient
du verbe latin respondere qui signifie obligation de « répondre », se porter « garant ». Ce
mot trouve aussi son origine dans la racine latine sportio qui recouvre l’idée de se porter
caution, d’être garant d’événements qui vont se produire, de se référer à un mécanisme
projectif, tourné vers l’avenir. Enfin Respondeo veut dire « je deviens responsable en
répondant - par l’action ou par la parole - à l’appel de quelqu’un ou de quelque chose »,
mais ce terme a également le sens de « comparaître devant un tribunal ».
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Sous le premier aspect, être responsable, c’est apporter son concours à une autre
personne, ce qui suppose fraternité et solidarité, une relation éthique. Le « je veux »
précède « je dois ». Être responsable individuellement, c’est être capable d’assumer sa
liberté et les situations correspondantes [4]. Mais la responsabilité se situe surtout par
rapport aux autres. C’est les assumer avec leurs demandes. Il existe donc un partage au sein
de toute personne entre responsabilités « égoïstes » et « altruistes ».
Sous le second aspect, être responsable, c’est être redevable de ses actes devant la
loi, dans une relation juridique.
Le terme « responsabilité » comporte ce double sens et signifie répondre devant
une autorité souveraine (tribunal intime de la conscience ou tribunal externe institué). Il y a
ainsi être responsable et être tenu pour responsable, deux principales formes de
responsabilité suivant l’autorité devant laquelle on doit répondre : la responsabilité morale
vis-à-vis de son for intérieur, fierté de l’homme libre, possibilité pour chaque être humain de
s’accomplir ; et la responsabilité sociale qui peut être une responsabili professionnelle,
une responsabilité pénale ou civile, une responsabilité politique... Cependant, on ne peut
être responsable que lorsque l’action a au moins un élément de liberté, car rappelons que
liberté et responsabilité sont intrinsèquement liées.
Dans « l’Éthique à Nicomaque [5] », Aristote pose le principe de la responsabilité, il
affirme que l’homme doit répondre de ses actes dès lors qu’il en a pris l’initiative et qu’il est
même responsable de son irresponsabilité. Répondre présent, répondre de l’autre - c’est du
visage de l’autre que naît le sentiment de responsabilité -, considérer toujours une personne
en tant que fin (le visage bouleversant d’une personne saisie dans le face à face, selon
Emmanuel Levinas [6]), tel est le premier contenu de la responsabilité éthique personnelle
d’un individu, libre et pleinement conscient. Dans Soi-même comme un autre [7] en réponse
à son interrogation « Que faut-il faire pour atteindre la vie bonne avec autrui et pour soi-
même ? », Ricœur en appelle également à une éthique de responsabilité ; celle-ci a pour rôle
d’examiner la situation qui pose problème, passer la décision au crible de la loi morale afin
d’éviter une aspiration trop individuelle et de revenir à « l’intuition fondamentale de
l’éthique », c’est-à-dire à l’esprit du devoir que seul le discernement peut apprécier. Il
souligne que la souffrance des victimes crée des obligations pour les autres. « La souffrance
oblige, dit-il, elle rend responsable ses témoins. Le premier droit est ainsi du côté de la
victime. Son droit est d’être reconnu ». À ce droit originaire correspond l’obligation
inconditionnelle de porter secours. « Ce devoir, selon Ricoeur, est un impératif catégorique
qui dérive de celui, plus formel, de traiter les personnes comme des fins et non pas seulement
comme des moyens ». Ainsi, le souci d’assumer son existence et le devoir d’en porter les
conséquences, l’existence ne sont pas séparables des autres existences et au sein de toute
personne coexistent une responsabilité de l’ego et une responsabilité altruiste. Cependant,
dit-il, « Entre la fuite devant la responsabilité des conséquences et l’inflation d’une
responsabilité infinie, il faut trouver la juste mesure et répéter le précepte grec : "rien de
trop" [8] ».
Les travailleurs sociaux peuvent-ils s’accorder- en dépit de leurs identités
professionnelles différentes et de leurs emplois très variés - sur cette question majeure de la
responsabilité éthique ? La réponse devrait être positive puisque le travail social postule le
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principe de la primauté et de la valeur de la personne, de sa singularité... En ce sens, ils
rejoignent P. Ricœur qui énonce que « le noyau éthique est la rencontre [9] » et que tout
repose sur le caractère inaliénable de la personne. La responsabilité éthique est bien d’abord
aptitude à être affecté par l’autre et à vouloir qu’il soit lui-même.
RESPONSABILITE ETHIQUE ENVERS LES USAGERS : UN ENGAGEMENT
Pour le professionnel, à cette responsabilité personnelle s’ajoute celle de la
fonction. La responsabilité éthique personnelle se conjugue en effet avec la responsabilité
éthique professionnelle. Pour cette dernière, la responsabilité éthique est une charge
voulue, entraînant la prise de décisions partagées avec l’usager et obligeant celui qui en est
investi à rendre compte de ses actes et de ses résultats à ceux qui la lui ont confiée. Qu’il l’ait
choisi ou non, le travailleur social est responsable des actes qu’il accomplit dans l’exercice de
sa fonction professionnelle, même si les références éthiques sont pluralistes : respect de la
dignité de la personne qui se rattache à la tradition Kantienne ; devoir de solidarité, qui a été
prôné par Léon Bourgeois ; principe de bienfaisance qui est de tradition anglo-saxonne ;
principe de justice développé par Rawls, etc.
La responsabilité éthique envers les usagers est aussi une responsabilité en
situation qui réunit dans l’action, le savoir, le pouvoir, le vouloir [10] : Le savoir se fère à la
conscience (conscience de ses rapports à soi, à autrui, aux choses du monde) dans un
environnement humain le professionnel connaît les implications de ses actes ou de ses
omissions. Le pouvoir concerne la capacité de modification appliquée à « l’espace-temps »
humain. Le vouloir concerne la décision d’engagement dans l’action ou l’abstention. La
responsabilité émerge de leur articulation et reste de ce fait relative.
« Au commencement est la relation », selon la formule de Bachelard, et la relation
est en écho à celle de réciprocité des personnes, celle de responsabilité exercée
unilatéralement de l’un sur l’autre. Puisque la responsabilité éthique est de faire advenir le
Sujet en soi-même et chez autrui (rappelons que chez Ricœur, la pensée du sujet ne se limite
pas à la réflexivité du cogito mais implique aussi son agir), toute relation professionnelle
véritable est processuelle, singulière, chargée de potentialités et de singularités. Elle est un
événement dont on ne peut totalement déterminer les limites, les formes et les
conséquences, car elle admet l’imprévisible, la création. Elle est une relation dans laquelle
les valeurs de liberté, dignité, fraternité, égalité se conjuguent. « Dans le contexte de mise en
question des valeurs, la responsabilité en éducation se définit comme une éthique de la non-
immédiateté et donc de l’engagement, comme une éthique de la singularité dans une
adaptation réciproque du rapport éducateur-éduqué et enfin comme une éthique du don qui
doit aller jusqu’à l’abandon de soi-même car l’éducateur doit, en fin de compte, faire le deuil
de sa propre fonction allie respect, solidarité et responsabilité [11]. » Cette posture morale
est engendrée dans et par les activités reliées au souci de l’autre, en situation concrète, et
implique donc, une connaissance des situations qui la rendent possible ou lui font obstacle.
La responsabilité du travailleur social vis-à-vis des personnes, c’est avoir de la prudence en
même temps que de l’audace, et une volonté de déboucher sur le champ des possibles.
Dès lors, la responsabilité éthique envers les usagers a plusieurs volets qui
s’entrecroisent :
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Responsabilité professionnelle envers Autrui
Construction du
Sujet
Modalités
Moyens
Engagement
professionnel
Difficulté à être sujet
Devenir Sujet
agissant
Passage à la liberté et
à l’autonomie
A-venir ; advenir ;
susciter
Ouverture,
irruption des
possibles
Processus
Parvenir à ; produire
Circonstances
apprivoisées et
dominées
Activité
Souci de l’autre
Capacité à traduire le
sens
Capacité à proposer un
cadre structurant
Action "juste"
À travers son apparition première sous la figure de l’étranger, dans la vie
quotidienne avec le partage d’un monde commun, dans la relation privilégiée il est le
proche, et dans la relation professionnelle d’acteur-sujet, le regard d’autrui possède le
pouvoir d’interpeller, de questionner, l’appel d’autrui précédant toute ponse, devançant
toute liberté, selon Levinas ; autrui est une personne, un être libre ayant une conscience et
une dignité, et une fin en soi, comme le dit Kant. L’accompagnement social est bien à baser
sur une éthique de la responsabilité avec la visée de permettre à chacun, quel que soit le
niveau des difficultés qu’il rencontre, de faire des choix responsables. Cette éthique cherche
et vise à éviter les dérives possibles de l’assistance ou du contrôle social.
Cette responsabilité est chaque jour en œuvre en même temps qu’elle est
anticipative et se conjugue avec « le futur antérieur ». Car l’étendue de la responsabilité
suppose une grande lucidité qui voit bien au-delà de l’immédiateté, pour anticiper des
conséquences lointaines dans le temps et l’espace. La responsabilité éthique envers les
usagers est donc double, à la fois individuelle et sociale, en raison des répercussions et des
conséquences que les actes professionnels peuvent avoir sur d’autres personnes. Car au
devoir d’écoute et d’aide des personnes dont on a la responsabilité professionnelle, s’adjoint
de plus un devoir de sollicitude allant vers toute personne en difficulté.
Or, bien souvent, face aux situations difficiles, on observe que les notions de
responsabilité, de culpabilité, de défense, sont confondues les unes avec les autres. Du « ce
n’est pas ma faute, où la lâcheté tend à projeter sur les autres la responsabilité qu’on
refuse » [12], l’on se positionne comme victime, aux « je me sens coupable » - « homme
de la mauvaise conscience » dit Nietzsche [13] -, où l’on se croit fautif face à autrui auquel on
pense devoir infiniment et démesurément, la prise de responsabilités est souvent
malmenée. Entre les deux extrêmes, qui se caractérisent d’un côté, par le repli et
l’immobilisme par crainte du risque et de la responsabilité, et de l’autre, par le travail social
qui se croit responsable d’enrayer la misère du monde, l’équilibre est délicat et suppose chez
le professionnel un pouvoir d’écart et de distanciation vis-à-vis de ses propres
fonctionnements et des déterminismes extérieurs ainsi qu’une hiérarchisation des enjeux de
la responsabilité. Comme le dit Pierre Gire, « La prudence, la sagesse pratique impose, en
style ricoeurien, de plaider pour la recherche d’un équilibre entre la responsabilité toujours
liée à l’idée d’une faute personnelle et la solidarité où il y a partage des risques [14]. »
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PROFESSIONNELS ET INSTITUTIONS EMPLOYEURS :
UNE RESPONSABILITE ETHIQUE PARTAGEE
La responsabilité du travailleur social s’exerce avec d’autres, dans un métier qui a
ses attendus et sa propre culture, et dans des institutions qui ont leur cadre de références.
Au sein de l’institution employeur, l’exercice de la responsabilité est le fait de tenir son poste
de manière optimale, et la responsabilité éthique partagée est à la fois dans l’institution
envers la personne, et de l’institution envers la société. Or, dans la période les politiques
sociales et la crise sociale et économique contribuent plus fortement que jamais à demander
et valoriser les compétences individuelles des professionnels, façonnées par différents
facteurs (la formation initiale, le public accompagné, le lieu d’exercice) et qui structurent des
identités professionnelles cloisonnées, il importe de rappeler la nécessaire prise de distance
de l’injonction à l’action individuelle. Il faut repenser la nature de cette responsabilité
professionnelle et les formes d’organisation qui la favorisent.
La responsabilité singulière envers la personne dans l’institution
La démarche élaborée par Max Weber [15] avec l’éthique de responsabilité (quels
sont les enjeux de la situation, les responsabilités auxquelles fait face l’institution ?) et
l’éthique de conviction (le fonctionnement et les objectifs solutions sont-ils compatibles avec
les valeurs personnelles ?) se pose particulièrement ici.
Au sein de l’obligation institutionnelle pour le travailleur social - qui comprend de
mener des actions répondant aux problèmes des personnes, de s’acquitter des tâches
nécessaires et de répondre de leur exécution à l’autorité compétente, suivant des critères
établis -, la responsabilité éthique est une charge à assumer, qui prend garde à la réalisation
des personnes vis-à-vis desquelles on est moralement engagé, tout en prenant en compte
leur histoire, la mémoire du passé et le projet. L’action, au-delà de l’immédiateté ou de
l’urgence, est à définir ensemble, avec la personne, particulièrement avec un choix de
valeurs qui fait sens, et non seulement sous la forme de planification pratique. Exercer sa
responsabilité, c’est aussi pour le professionnel, éprouver la joie d’exercer, d’aider. Car la
responsabilité exercée à bon escient revêt un aspect mis en évidence par Nietzsche [16], à
savoir la fierté de mettre en œuvre ses capacités, « la fière connaissance du privilège
extraordinaire de la responsabilité, la conscience de cette rare liberté, de cette puissance sur
lui-même et sur le destin ».
La responsabilité contractuelle du travailleur social envers l’institution pose le
problème de la liber formelle et de l’autonomie réelle. Toute pratique professionnelle
s’inscrit dans un cadre et la qualité de ce cadre conditionne la qualité de la pratique. Le
travail social nécessitant une relative autonomie technique, pour pouvoir être responsable, il
lui faut avoir la liberté de ses actes et les capacités d’exercer cette responsabilité. L’exigence
d’avoir un cadre de travail adéquat, des moyens et une reconnaissance pour répondre à la
mission demandée est donc légitime pour ne pas être obligé d’endosser une pseudo-
responsabilité qui ne peut être assurée et de pouvoir poser la délimitation au-delà de
laquelle la responsabilité n’appartient plus au professionnel, mais aux institutions et aux
politiques.
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