LE JOURNAL DES ARTS Nº339 / Du 21 janvier au 3 février 2011
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Portrait
.«RaymondeMoulinatou-
joursétéuneréférencepour
l’étudedesprofessionsdel’art,
encombinantuneconnaissance
détailléedusujetavecunsens
analytiquepermettantderendre
cetteinformationintelligible.Son
œuvreest,pourmoi,unmodèle
detravailsociologiqueconcentré,
intelligentetinformésurleplan
théorique.Elleestclairementl’une
desplusgrandessociologuesdela
secondemoitiéduXXesiècle.» Ces
propos atteurs ne viennent pas de
n’importe qui, mais d’un des plus
grands sociologues américains,
Howard Becker. Raymonde Moulin
vaut bien cette révérence car, en
cinquante ans, elle a inventé une
discipline : la sociologie du marché
de l’art.
Née en province d’un père receveur
des postes, Raymonde Moulin n’a
pas été prisonnière d’une trajec-
elle entame des recherches menant
dix ans plus tard à sa thèse : Le
MarchédelapeintureenFrance. Au
moment où elle engage cet énorme
travail de fourmi, ce champ est
en jachère. Marx avait considéré
l’artiste comme un modèle se sous-
trayant à la division du travail. Et
l’art avait été négligé par les pères
fondateurs de la sociologie fran-
çaise. Émile Durkheim avait tout
juste laissé une place à l’esthétique
sociale. Pierre Bourdieu, lui, s’était
plus intéressé à la consommation
et à l’éducation qu’à la production.
Son discours était aussi fortement
emprunt de déterminisme social.
Or, Raymonde Moulin ne part pas
des propriétés sociales des indivi-
dus, même si elle distingue une
base prolétarisée et un sommet
starifié. Elle ne prétend pas non
plus offrir un modèle général ni
un système de pensée.
En combinant une pensée concep-
tuelle très charpentée et un sens
de l’anecdote, elle pointe des ques-
tions ayant vocation à se généra-
liser. «Cequil’intéresse,c’estun
systèmed’actions,d’interactions,
detransactions,decollusions,les
arrangementsetlessituations.Le
cœurdesonaffaire,c’estlaqualité
ethnographiqueetlapuissance
conceptuelledesonmodèle, sou-
ligne le sociologue Pierre-Michel
Menger. Elleasudévelopperdes
liensdeconance,aupointdede-
venirpresqueune initiée.Laforce
desonanalyse,c’estquelesacteurs
setrouvaientobjectivéssansavoir
l’impressiond’avoirététrompés.
Iln’yavaitpascettetendancedé-
nonciatricepropresouventaux
sociologues.Elleatrouvélabonne
distance,endonnantdusenssans
chercherunrépertoired’actionsqui
mettraittouscesacteurssousla
mêmetoise.»
Le mot-clé du travail de Raymonde
Moulin est sans doute l’empathie
pour son sujet, la lucidité dénuée
de cynisme qui lui a permis de
rencontrer des artistes majeurs,
notamment Jean Dubuffet, ou des
marchands comme Daniel Cordier
et Daniel-Henry Kahnweiler. «Pour
lescollectionneurs,j’étaissupposée
intelligente,caragrégée,pauvre
donchonnête,etilsnerisquaient
pasdemeretrouverdanslesdî-
nersenville, rappelle-t-elle avec
humour. Silesartistesavaient
l’impressionquej’avaisdel’estime
pourleurtravail,ilsétaienttrès
disponibles.Quandilsontdumal
às’ensortir,ilsacceptenttrèsbien
lessociologuesetpourquoipasles
économistes.Quandtoutvabien,ils
veulentdesphilosophes.»
Loin des querelles
de chapelle
Sa nesse psychologique, doublée
d’une grande humilité, lui a aussi
permis de survivre dans le monde
de la sociologie française, partagé
entre chapelles et grands prêtres,
cours et guerres de tranchée.
«Bourdieuavaituneviséehégémo-
niquesurlasociologie.Raymonde
avaitlastratégiedenepasenavoir.
Lesstratégieslesplusdésintéressées
sontlespluspayantes», remarque
le sociologue Alain Quemin. Pour
l’écrivaine Annie Cohen-Solal,
Raymonde est un «archétypequi
tombeentrelestrousdusystème».
Sans jouer la bre féministe, sans
étiquette politique, cette femme
modérée et centriste a réussi à
s’imposer comme secrétaire géné-
rale du Centre européen de socio-
logie historique fondé par Aron,
puis en 1984 comme première
présidente de la Société française
de sociologie. Elle a même dirigé
le département de sociologie de
Vincennes, l’une des universités
les plus ancrées à gauche.
«Sontravailétaitinclassabledans
cettebatailledeYalta.Elleaétépu-
bliéeparBourdieu,maisellen’en
portaitpaslesceau,lamarquede
fabrique, souligne Pierre-Michel
Menger. Elleétaitsoucieused’une
bonneécologiedumondescienti-
que.Elleétaitvaccinéecontrele
monopole,sansêtrepourautant
œcuménique.» En marge des
grands modèles, elle a structuré
une discipline, et su mener une
percée du côté des économistes.
Avec L’Artiste,l’institutionetlemar-
ché, publié chez Flammarion en
1992, elle nit de border le champ
en analysant l’articulation cruciale
entre le marché et l’institution.
«L’héritagedeRaymonde,c’estsa
façonparticulièred’envisagerla
sociologiedel’art.Lesociologuene
doitpasaborderl’œuvredefaçon
révérencieuse,maiscommeun
faitsocial,defaçonobjectivante,
poursuit Alain Quemin. Avant,la
sociologiedel’artétaitunedisci-
plinemarginale,aujourd’huielle
estlacolonneautourdelaquelle
s’estarticuléelasociologiedela
culture.»
Une autorité sur la place
Bien qu’elle ait bâti son église à
l’écart des grandes cathédrales,
Raymonde Moulin garde un cer-
tain complexe face aux philoso-
phes en général, et aux normaliens
en particulier. Elle n’en sera pas
moins vénérée par des générations
d’étudiants. «Ellem’aapporté
unefaçonàlafoispassionnante
etdépassionnéederegarderles
choses, rappelle le critique d’art
Éric Troncy. J’arrivaisenparlantdu
monochrome,etellemedisaitque
lespeinturesdeMontmartreseven-
dentmieuxlorsqu’ilyadesbiches
dansunsous-bois.Elleavaitune
immensecuriosité,unecapacitéà
lierlagrandeetlapetitehistoire.Si,
après,j’aiexposéBernardBuffetou
DavidHamilton,jeledoisàceque
j’aipuapprendreauprèsd’elle.»
Plutôt que de chercher à faire école,
Raymonde a laissé s’épanouir des
individualités, parfois rivales. Sa
place est de fait paradoxale. «Elle
estàlafoismythique,etpasinstal-
léecommeelledevraitl’être.Elleest
citéepartout,toutletemps,mais
pastraduiteenanglais», relève
Annie Cohen-Solal. Bien que, sous
l’impulsion de son mari Pierre
Carlo, elle ait conduit des séminai-
res aux États-Unis, sa voix n’y est
pas vraiment relayée.
Ses travaux font toutefois tou-
jours autorité, et ses concepts tels
«lemarchanddynamique» ou le
«tourbillonperpétuel», formalisés
de manière presque prémonitoire,
sont plus que jamais d’actualité.
«Soncadreanalytiquen’essaye
pasd’établirdegrandesvérités
historiques,maisnousdonneplu-
tôtdescléspourcomprendreles
changementsquiarrivent.Defait,
sacontributionn’apasseulement
étédedirequelemarchédel’arten
Franceafonctionnédetellefaçonà
unmomentdonné,maisdenous
donnerlesoutilsgrâceauxquelson
comprendleschangementsperpé-
tuelsdecemonde, indique Howard
Becker. Sonœuvreestintemporelle,
àl’inversedesgrandesthéories
quiproclamentlafindel’art,ou
d’autresphrasesdénitivesdontla
pertinences’épuisetrèsvite.»
Bien qu’elle ait ralenti ses acti-
vités, Raymonde Moulin n’a ja-
mais perdu pied avec l’actualité.
Certes, ses derniers livres relèvent
davantage de l’essai que du tra-
vail empirique de recherche. «Je
suisquelqu’undevelléitaireou
perfectionniste, déclare-t-elle. J’ai
deslenteurs,jesuisspécialistedu
différé,maismoinsquejeneledis.
C’estunecoquetterie.Ilfautqueje
soisaiguillonnée,autrementjene
bougepas.» Ses amis aimeraient
la voir « bouger » autour de ses
archives inexploitées, notamment
de longs entretiens avec Jean
Dubuffet. Pierre-Michel Menger
souhaiterait l’entraîner dans un
livre autour de l’art brut, tandis
que la maison Flammarion l’a solli-
cité pour un livre d’entretiens. Car,
comme le dit Annie Cohen-Solal,
«Raymondeestunoracle».
Roxana Azimi
RAYMONDE MOULIN EN DATES
1924 Naissance à Moulins (Allier).
1957 Intègre le CNRS.
1967 Publication du Marché de la peinture en France
aux Éditions de Minuit.
1973 Les Architectes chez Calmann-Lévy.
1992 L’Artiste, l’institution et le marché chez Flammarion.
1995 De la valeur de l’art chez Flammarion.
2009 Le Marché de l’art. Mondialisation et nouvelles
technologies chez Flammarion, nouvelle édition
dans la collection « Champs arts ».
« Avant, la sociologie de l’art était une
discipline marginale, aujourd’hui elle est
la colonne autour de laquelle s’est articulée
la sociologie de la culture (Alain Quemin)
RAYMONDE MOULIN SOCIOLOGUE
En cinquante ans, la sociologue Raymonde Moulin a décrypté les mécanismes du marché de l’art
et jeté les bases d’un nouveau champ de recherche. Portrait d’une modeste
«
toire. Elle ne porte d’ailleurs les
stéréotypes ni de ses origines socia-
les ni de son statut de sociologue,
préférant l’élégance à la défroque
souvent triste et élimée de l’uni-
versitaire… Bien qu’elle ait rêvé de
philosophie, elle passe une licence
d’histoire, puis l’agrégation qui
comptait une composante d’his-
toire de l’art. «Celameplaisait.
Lepremierhommedemavieaété
leDaviddeMichel-Ange», sourit
l’intéressée. Même si son diplôme
d’études supérieures porte sur la
femme grecque au temps homéri-
que, elle préférera le temps présent
à l’archéologie. Elle décide dès lors
d’étudier la condition de l’artiste,
«uneidéedepetitebourgeoisede
provincenaïvementromantique»,
ironise-t-elle. Le sujet séduit le so-
ciologue Raymond Aron, qui lui
conseille d’étudier le marché de
l’art. Engagée au CNRS en 1957,
Raymonde Moulin. © Photo : Pierre Carlo.