dossier
51
/ octobre-novembre 2015 / n°455
part et d’autre de l’Atlantique, la façon
dont les musulmans américains ont réagi
est en revanche très différente. Malgré la
détermination et la virulence des groupes
qui leur sont hostiles, et alors que les
préjugés sur l’islam restent dominants, ils
se sont efforcés de s’intégrer sur le plan
institutionnel, juridique et culturel et ont
dans une large mesure réussi. Pour contrer
les représentations négatives, mais aussi
pour informer le public, pour faire pression
auprès des responsables politiques, et pour
encourager les musulmans à la participation
dans la vie civile, les organisations
musulmanes-américaines telles que le
Council on American-Islamic Relations
(CAIR), Muslim Public Affairs Council
(MPAC), ISNA (Islamic Society of North
America) ont été très proactives depuis
2001. A la différence des États européens, le
gouvernement fédéral américain n’a jamais
cherché à créer d’instance représentative
de l’islam des États-Unis.
Ce sont les musulmans eux-mêmes
qui se sont organisés et qui, depuis les
années 1980, ont créé leurs propres
organisations, en s’inspirant des stratégies
de diverses communautés, les Juifs, les
Africains américains ou l’American Civil
Liberties Union (Aclu). Il existe une
grande variété d’organisations, allant de
la petite association locale au puissant Cair
(Council on American-Islamic relations),
et aussi une certaine compétition entre
les organisations nationales qui aspirent à
représenter et défendre le plus grand nombre
de musulmans. Mais dans l’ensemble
cette pluralité a contribué positivement à
l’institutionnalisation de l’islam. Même si la
participation politique des musulmans reste
faible, ces organisations ont joué un rôle
décisif à la fois comme watchdogs, alertant
contre les représentations stéréotypées ou
calomnieuses, et comme interlocutrices
des agences gouvernementales, des partis
politiques, des avocats, des employeurs, ou
des associations d’habitants de quartiers.
Changement sémantique
C’est surtout de l’instrument juridique
que les musulmans américains ont su
se saisir, beaucoup plus qu’en Europe.
Outre l’affaire Abercrombie, on peut citer
de nombreuses batailles juridiques menées
pour obtenir le droit de construire un centre
islamique, à New York, mais aussi dans
des petites villes comme à Murfreesboro,
Tennessee1. Depuis 2010, les organisations
musulmanes américaines ont été très
mobilisées dans le conflit portant sur la
prétendue infiltration de la charia dans les
tribunaux américains. Pour lutter contre ce
danger imaginaire, des groupes tels que le
Center for Security Policy de Franck Gaffney
ou l’American Center for Law and Justice
ont fait pression sur les corps législatifs de
plusieurs États pour que soient adoptées
des lois interdisant de faire référence au
droit islamique dans les tribunaux. Face
à l’opposition des associations de défense
des droits civils des musulmans soutenues
par des organisations telles que l’Aclu ou le
Center for American Progress, l’expression
discriminante de « droit islamique » a été
remplacée par l’expression d’apparence
plus neutre de « droit étranger ».
De telles lois ont été votées dans plus
d’une dizaine d’États, dont l’Oklahoma, le
Texas, l’Arizona, le Kansas, la Louisiane
ou le Tennessee. Si l’intention de ces
législations demeure inchangée, le
changement sémantique fait apparaître la
capacité des organisations de musulmans
américains à faire valoir leurs droits dans
les conflits juridiques et législatifs. De
même, en octobre 2015, la cour d’appel
de troisième circuit est revenue sur un
jugement initialement rendu par le tribunal
de district de Newark, et a décidé que la
plainte déposée par un groupe d’étudiants,
d’hommes d’affaires et d’imams musulmans
contre la ville de New York était valide et
que le procès pouvait donc se poursuivre.
La plainte portait sur le caractère illégal et
discriminant du programme de surveillance
de la police de New York. Alors que le juge
de Newark avait rejeté le motif de la plainte
comme non valide, en estimant que la
réalité de l’intention discriminante n’était
pas prouvée, le juge Thomas L. Ambro
justifia sa décision d’autoriser la poursuite
du procès en mettant en garde contre les
mesures ciblant une minorité religieuse ou
ethnique : « On a suivi cette voie-là déjà
par le passé. Les Juifs-américains pendant
le péril rouge, les Africains-américains
pendant le mouvement des droits civils et
les Japonais américains pendant la Seconde
Guerre mondiale sont des exemples qui
viennent immédiatement à l’esprit2 ».
Assurément, les organisations musulmanes
n’ont pas gagné tous les procès. Le droit
de construire une mosquée leur est
encore régulièrement dénié pour des
motifs d’incompatibilité avec le code
du zonage urbain. La discrimination à
l’embauche et la surveillance policière se
poursuivent. Toutefois, la détermination et
la compétence des organisations nationales
et locales sur la scène juridique, ainsi que
le soutien d’organisations séculières de
défense des droits civils, ont contribué à
l’institutionnalisation de l’islam américain
dans l’espace public et ont rendu plus
difficile la tâche des groupes extrémistes
antimusulmans.
L’humour musulman américain
Enfin, en parallèle de cette institu-
tionnalisation politique et juridique, on a
vu se multiplier depuis le début des années
2000 les initiatives individuelles visant à
normaliser l’image des musulmans le champ
de la culture populaire. Des entrepreneurs
culturels ont ainsi investi les secteurs de
la mode islamique3, de la musique, de la
peinture4, des documentaires, du théâtre
ou de la bande dessinée. Si les styles et
les formes diffèrent, ces diverses créations
culturelles et artistiques ont toujours pour
enjeu essentiel de faire apparaître les
musulmans américains comme des êtres
humains normaux et de bons citoyens.
En 2014, la pièce Disgraced, adaptée
du roman du Pakistanais-américain Ayad
Akhtar, a été jouée à Broadway pendant
plusieurs semaines et a été bien accueillie
par la critique5. La pièce met en scène un
dîner entre deux couples new-yorkais, dont
un musulman, un Juif, et une Africaine-
américaine, et évoque la manière dont
les stéréotypes sur l’islam affectent la vie
quotidienne des musulmans sur le plan
professionnel et familial. La dessinatrice G
Willow Wilson, convertie après un séjour en
Egypte, a créé pour la série Marvel Comics,
une bande dessinée dont l’héroïne est une
jeune adolescente musulmane du New
Jersey, qui découvre qu’elle a des pouvoirs
surnaturels.
1 - Voir Nadia Marzouki, L’Islam, une religion américaine ?,Paris, Le Seuil, 2013.
2 - http://www.nytimes.com/2015/10/14/nyregion/appeals-court-reinstates-
lawsuit-over-police-surveillance-of-muslims.html?_r=0
3 - voir par exemple http://www.nytimes.com/2007/04/05/fashion/05MUSLIM.
html?action=click&contentCollection=Fashion%20%26%20Style&module=
RelatedCoverage®ion=Marginalia&pgtype=article&_r=1&
4 - Munir Jiwa, « Artistic Landscapes: Muslim Artists in America, » in Oxford
Handbooks Online, 2014.
5 - http://www.nytimes.com/2014/10/24/theater/josh-radner-and-gretchen-
mol-star-in-disgraced-on-broadway.html