La laïcité aujourd'hui
dossier
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Cependant qu’en France les polémiques
sur le port de la burqa, les menus
halal dans les cantines et les nounous
voilées se succèdent, une décision de la
Cour suprême américaine en juin 2015
a surpris le public français. Huit des
neuf juges ont donné tort à la compagnie
Abercrombie and Fitch qui avait refusé
d’embaucher une jeune femme musulmane
sous prétexte que son voile n’était pas
conforme à l’image « décontractée » que
l’enseigne voulait donner. La décision de
la Cour suprême s’inscrit dans une longue
tradition juridique de protection du droit des
minorités religieuses, dont ont bénéficié,
avant les musulmans, les mormons, les
amish, les juifs, les catholiques, les adv-
entistes du septième jour ou les objecteurs
de conscience. Assurément, les actes
antimusulmans se sont multipliés aux États-
Unis après le 11 septembre 2001 et ont
été favorisés par un contexte marqué par
la formation du Tea Party, le ressentiment
croissant d’une partie du public contre
Barack Obama – encore largement
soupçonné d’être musulman – ainsi que
par les peurs suscitées par l’émergence de
l’État islamique. On ne peut dresser une
opposition simpliste entre les disputes
française et américaine, qui seraient
déterminées par une laïcité autoritaire et
une postcolonialité antimusulmane, d’une
part, et par un sécularisme ouvert et une
tolérance islamophile, de l’autre. Car, malgré
les différences qui caractérisent, des deux
côtés de l’Atlantique, les définitions de la
laïcité, le pluralisme religieux, l’histoire et la
sociologie des populations musulmanes, on
assiste, depuis le milieu des années 2000,
à une standardisation des argumentaires
publics concernant l’islam.
Les musulmans américains représentent
seulement 0,6 % de la population, ils ont
en moyenne un niveau socio-économique
et d’éducation plus élevé que leurs
coreligionnaires européens. Leurs origines
ethniques, leurs types de croyances, leurs
pratiques, leur degré d’observance sont très
divers. Pourtant, aux États-Unis comme en
Europe, les thèmes de l’infiltration, de la
conquête, de la subversion ou de la revanche
symbolique du monde postcolonial sont au
centre du débat. Les discours occidentaux
sur l’islam se formatent et s’autonomisent
de la réalité sociologique des pratiques des
populations musulmanes de chaque pays.
Préjugés dominants
Aussi, depuis 2001, les musulmans
américains ont-ils dû faire face à toute
une série de protestations locales contre
des projets de constructions de mosquée,
à des actes et des discours de haine, et des
représentations stéréotypées et insultantes.
La violence de ces actes a souvent pris un
aspect plus spectaculaire qu’en Europe,
ainsi que l’illustre la manifestation de bikers
armés devant une mosquée de la ville de
Phoenix (Arizona), en mai 2015, ou surtout
le meurtre de trois étudiants musulmans de
l’université Chapel Hill en Caroline du nord,
en février 2015. Un point de divergence
significatif avec les controverses françaises
est que les mouvements antimusulmans
justifient leur action par la défense de la
sécurité nationale, de la volonté populaire,
de la Constitution, ou de l’identité
chrétienne de la nation, mais rarement
au nom du sécularisme. Les libéraux
démocrates qui prennent la défense des
droits des musulmans au nom de la tradition
américaine de tolérance, de religion civile et
de pluralisme sont d’ailleurs définis comme
des ennemis de la patrie, au même titre
que les musulmans. Surtout, ces derniers
ont pu gagner de nombreuses batailles
juridiques en mettant en avant la clause
de libre exercice inscrite dans le premier
amendement de la Constitution : « Le
Congrès ne fera aucune loi établissant une
religion ou en interdisant le libre exercice ».
Car s’il existe un formatage des arguments
et des sujets de controverses (la charia,
le halal, l’oppression des femmes) de
Islam, sécularisme et vivre ensemble
aux États-Unis
Alors qu’en France, l’islam
continue d’être construit
comme l’antithèse de la
laïcité, les musulmans
américains ont pu
s’approprier le récit national
de l’Amérique comme terre
du pluralisme religieux
et du sécularisme ouvert
pour faire entendre
leurs revendications.
Par Nadia Marzouki
Politiste, chargée de recherche CNRS au
Centre Raymond Aron (EHESS, Paris)
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part et d’autre de l’Atlantique, la façon
dont les musulmans américains ont réagi
est en revanche très différente. Malgré la
détermination et la virulence des groupes
qui leur sont hostiles, et alors que les
préjugés sur l’islam restent dominants, ils
se sont efforcés de s’intégrer sur le plan
institutionnel, juridique et culturel et ont
dans une large mesure réussi. Pour contrer
les représentations négatives, mais aussi
pour informer le public, pour faire pression
auprès des responsables politiques, et pour
encourager les musulmans à la participation
dans la vie civile, les organisations
musulmanes-américaines telles que le
Council on American-Islamic Relations
(CAIR), Muslim Public Affairs Council
(MPAC), ISNA (Islamic Society of North
America) ont été très proactives depuis
2001. A la différence des États européens, le
gouvernement fédéral américain n’a jamais
cherché à créer d’instance représentative
de l’islam des États-Unis.
Ce sont les musulmans eux-mêmes
qui se sont organisés et qui, depuis les
années 1980, ont créé leurs propres
organisations, en s’inspirant des stratégies
de diverses communautés, les Juifs, les
Africains américains ou l’American Civil
Liberties Union (Aclu). Il existe une
grande variété d’organisations, allant de
la petite association locale au puissant Cair
(Council on American-Islamic relations),
et aussi une certaine compétition entre
les organisations nationales qui aspirent à
représenter et défendre le plus grand nombre
de musulmans. Mais dans l’ensemble
cette pluralité a contribué positivement à
l’institutionnalisation de l’islam. Même si la
participation politique des musulmans reste
faible, ces organisations ont joué un rôle
décisif à la fois comme watchdogs, alertant
contre les représentations stéréotypées ou
calomnieuses, et comme interlocutrices
des agences gouvernementales, des partis
politiques, des avocats, des employeurs, ou
des associations d’habitants de quartiers.
Changement sémantique
C’est surtout de l’instrument juridique
que les musulmans américains ont su
se saisir, beaucoup plus qu’en Europe.
Outre l’affaire Abercrombie, on peut citer
de nombreuses batailles juridiques menées
pour obtenir le droit de construire un centre
islamique, à New York, mais aussi dans
des petites villes comme à Murfreesboro,
Tennessee1. Depuis 2010, les organisations
musulmanes américaines ont été très
mobilisées dans le conflit portant sur la
prétendue infiltration de la charia dans les
tribunaux américains. Pour lutter contre ce
danger imaginaire, des groupes tels que le
Center for Security Policy de Franck Gaffney
ou l’American Center for Law and Justice
ont fait pression sur les corps législatifs de
plusieurs États pour que soient adoptées
des lois interdisant de faire référence au
droit islamique dans les tribunaux. Face
à l’opposition des associations de défense
des droits civils des musulmans soutenues
par des organisations telles que l’Aclu ou le
Center for American Progress, l’expression
discriminante de « droit islamique » a été
remplacée par l’expression d’apparence
plus neutre de « droit étranger ».
De telles lois ont été votées dans plus
d’une dizaine d’États, dont l’Oklahoma, le
Texas, l’Arizona, le Kansas, la Louisiane
ou le Tennessee. Si l’intention de ces
législations demeure inchangée, le
changement sémantique fait apparaître la
capacité des organisations de musulmans
américains à faire valoir leurs droits dans
les conflits juridiques et législatifs. De
même, en octobre 2015, la cour d’appel
de troisième circuit est revenue sur un
jugement initialement rendu par le tribunal
de district de Newark, et a décidé que la
plainte déposée par un groupe d’étudiants,
d’hommes d’affaires et d’imams musulmans
contre la ville de New York était valide et
que le procès pouvait donc se poursuivre.
La plainte portait sur le caractère illégal et
discriminant du programme de surveillance
de la police de New York. Alors que le juge
de Newark avait rejeté le motif de la plainte
comme non valide, en estimant que la
réalité de l’intention discriminante n’était
pas prouvée, le juge Thomas L. Ambro
justifia sa décision d’autoriser la poursuite
du procès en mettant en garde contre les
mesures ciblant une minorité religieuse ou
ethnique : « On a suivi cette voie-là déjà
par le passé. Les Juifs-américains pendant
le péril rouge, les Africains-américains
pendant le mouvement des droits civils et
les Japonais américains pendant la Seconde
Guerre mondiale sont des exemples qui
viennent immédiatement à l’esprit2 ».
Assurément, les organisations musulmanes
n’ont pas gagné tous les procès. Le droit
de construire une mosquée leur est
encore régulièrement dénié pour des
motifs d’incompatibilité avec le code
du zonage urbain. La discrimination à
l’embauche et la surveillance policière se
poursuivent. Toutefois, la détermination et
la compétence des organisations nationales
et locales sur la scène juridique, ainsi que
le soutien d’organisations séculières de
défense des droits civils, ont contribué à
l’institutionnalisation de l’islam américain
dans l’espace public et ont rendu plus
difficile la tâche des groupes extrémistes
antimusulmans.
L’humour musulman américain
Enfin, en parallèle de cette institu-
tionnalisation politique et juridique, on a
vu se multiplier depuis le début des années
2000 les initiatives individuelles visant à
normaliser l’image des musulmans le champ
de la culture populaire. Des entrepreneurs
culturels ont ainsi investi les secteurs de
la mode islamique3, de la musique, de la
peinture4, des documentaires, du théâtre
ou de la bande dessinée. Si les styles et
les formes diffèrent, ces diverses créations
culturelles et artistiques ont toujours pour
enjeu essentiel de faire apparaître les
musulmans américains comme des êtres
humains normaux et de bons citoyens.
En 2014, la pièce Disgraced, adaptée
du roman du Pakistanais-américain Ayad
Akhtar, a été jouée à Broadway pendant
plusieurs semaines et a été bien accueillie
par la critique5. La pièce met en scène un
dîner entre deux couples new-yorkais, dont
un musulman, un Juif, et une Africaine-
américaine, et évoque la manière dont
les stéréotypes sur l’islam affectent la vie
quotidienne des musulmans sur le plan
professionnel et familial. La dessinatrice G
Willow Wilson, convertie après un séjour en
Egypte, a créé pour la série Marvel Comics,
une bande dessinée dont l’héroïne est une
jeune adolescente musulmane du New
Jersey, qui découvre qu’elle a des pouvoirs
surnaturels.
1 - Voir Nadia Marzouki, L’Islam, une religion américaine ?,Paris, Le Seuil, 2013.
2 - http://www.nytimes.com/2015/10/14/nyregion/appeals-court-reinstates-
lawsuit-over-police-surveillance-of-muslims.html?_r=0
3 - voir par exemple http://www.nytimes.com/2007/04/05/fashion/05MUSLIM.
html?action=click&contentCollection=Fashion%20%26%20Style&module=
RelatedCoverage&region=Marginalia&pgtype=article&_r=1&
4 - Munir Jiwa, « Artistic Landscapes: Muslim Artists in America, » in Oxford
Handbooks Online, 2014.
5 - http://www.nytimes.com/2014/10/24/theater/josh-radner-and-gretchen-
mol-star-in-disgraced-on-broadway.html
La laïcité aujourd'hui
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L’univers du stand up et des séries télévisées
humoristiques a, lui aussi, été investi pour
représenter une communauté normale,
humaine et intégrée. Les deux troupes Allah
Made Me Funny (AMMF) et Axis of Evil,
ont donné forme à l’humour musulman
américain. L’acteur Assif Mandvi, l’ancien
associé de Jon Stewart dans l’émission du
Daily Show, a créé la mini série Halal in
the Family, qui met en scène les réactions
d’une famille musulmane américaine face
aux préjugés de leurs voisins. La stratégie
humoristique, qui s’inspire souvent
explicitement des formes de l’humour juif
américain, consiste à élaborer, à partir
des représentations stigmatisantes des
musulmans comme individus dangereux,
des situations comiques. L’aéroport, lieu par
excellence de la « no joke zone6 » a inspiré
de très nombreux sketchs. Les situations
6 - Mucahit Bilici, Finding Mecca in America, How Islam is becoming an American
Religion, Uniersity of Chicago Press, 2012.
7 - Ibid.
comiques évoquent aussi la peur suscitée
par certaines tenues vestimentaires,
modes d’alimentation, ou prénoms aux
consonances étrangères.
L’objet de ces saynètes est toujours de
représenter l’individu musulman comme
normal et inoffensif. Il s’agit de « montrer
que les musulmans ne sont pas différents
du reste de l’humanité et que par
conséquent ils méritent la compassion et
la compréhension7 ». Or c’est là aussi que
se situe la limite de la portée subversive de
l’humour musulman-américain. L’insistance
sur l’idée d’humanité partagée avec les
autres Américains est telle qu’il reste peu
d’espace pour développer des propos
politiquement plus corrosifs. La rhétorique
abrahamique de la fraternité a pour effet de
policer à l’extrême et, in fine, de dépolitiser
la voix des musulmans américains. Ceux-ci
ne semblent être acceptables que dans le
rôle du bon voisin ou de l’autre semblable et
inoffensif. Il leur est beaucoup plus difficile
d’endosser le rôle de concitoyens dont les
critiques politiques peuvent être pertinentes,
et non pas immédiatement classées comme
une preuve de déviance et de traîtrise.
La normalisation socio-culturelle se fait
ainsi au prix d’une forme d’autodérision
systématique, qui suggère un déni par les
musulmans américains eux-mêmes de la
contribution critique positive que pourraient
représenter leurs voix très diverses dans
les débats de politique intérieure et
étrangère.
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