Cahiers de géographie du Québec
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Cahiers de géographie du Québec
Aménagement du territoire et sociologie
Fernand Dumont et Yves Martin
Mélanges géographiques canadiens offerts à Raoul
Blanchard Volume 5, numéro 10, 1961
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Éditeur(s)
Département de géographie de l’Université Laval
ISSN 0007-9766 (imprimé)
1708-8968 (numérique)
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Citer cet article
Fernand Dumont et Yves Martin "Aménagement du territoire et
sociologie." Cahiers de géographie du Québec 510 (1961): 257–
265.
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1961
AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE
ET SOCIOLOGIE *
par
Fernand DUMONT et Yves MARTIN
projesseurs au Département de sociologie et d'anthropologie, Université Laval
SUMMARY
Sociology as a science does not deal with social variables considered indivi-
dually, but, essentially, with the structuration process that is inhérent in any social
structure seen as an integrated whole. The sociological approach to régional analysis
is
defined,
by the authors, with référence to that observation on the methodology of
their discipline. A discussion is presented about two disciplines that hâve been
developed by sociologists as attempts to provide a frame of référence for the study of
relationships between man and his environment : « Social morphology, » a création
of the French School of sociology, with Durkheim, Mauss and Halbwachs ; and
« Human ecology, )) whose origins, with Park and Burgess, and further develop-
ments are an almost exclusively American phenomenon. Finally, the authors ex-
press their views about a sociological interprétation of the concept of région, their
argument being that the élaboration of a specifically sociological theory of the région
should be the first step towards a systematic intégration of spatial variables in socio-
logical analysis.
Traditionnellement, la sociologie se propose l'analyse des ensembles
sociaux. Cela ne signifie pas simplement que le sociologue tient compte de
plusieurs variables sociales ; c'est ce que fait, par exemple, l'économiste qui ne
se contente pas d'étudier étroitement les phénomènes économiques, mais qui met
ceux-ci en relation avec des traits culturels ou autres ; il reste que l'économiste
travaille constamment par référence à un ordre de faits privilégiés qui constitue
sa variable principale. Ce n'est pas là le contexte de pensée du sociologue.
Celui-ci n'évoque pas non plus des « ensembles )) dans une sorte de volonté de
syncrétisme où s'entasseraient, pêle-mêle, les éléments hétéroclites de la vie
sociale ce qui, évidemment, n'aurait rien de scientifique. C'est plutôt la
structuration comme telle des phénomènes sociaux, de quelque catégorie qu'ils
soient, qui constitue proprement le point de vue de la sociologie.
C'est donc par référence à cette perspective que s'ordonneront, ici, nos
réflexions. Notre exposé comportera ainsi trois parties : nous essaierons d'abord
de décrire le point de vue global de la sociologie en termes d'analyse du terri-
toire ; nous évoquerons ensuite les disciplines sociologiques particulières qui
traduisent cette perspective en termes de problématiques ; dans une troisième
section de ce travail, nous plaçant dans un contexte plus étroitement méthodo-
logique, nous dirons quelle interprétation le sociologue peut donner de la notion
de région.
* Texte d'une communication présentée au Symposium sur l'aménagement du territoire,
Congrès de l'Association canadienne-française pour l'avancement des sciences, Québec, le 28
octobre 1960.
258 CAHIERS DE GEOGRAPHIE
I
Considérons le sociologue devant une société quelconque : celle-ci peut
être une entité très vaste, une région ou une simple localité. Qu'est-ce que cette
société ? À cette interrogation, toute une série de thèmes d'analyse surgissent
dans l'esprit du sociologue : sur un plan très général, voici comment on pourrait
les schématiser. La société en question, c'est :
1.
une population : un ensemble démographique avec des taux de natalité,
de mortalité caractéristiques ; des processus de migrations ; etc.
2.
une économie : un système agraire ou une infrastructure industrielle ;
des marchés ; etc.
3.
des occupations : des modes divers de travail qui constituent un indice
privilégié de la situation des individus dans une société donnée ;
4.
une organisation sociale: les individus et les groupes aménagent la
société en question par une armature juridique, politique et administrative et
par un réseau de diverses associations volontaires ;
5.
une culture : c'est-à-dire un langage, des traditions, des coutumes,
etc.,
constituant ce que l'on a appelé (( l'outillage mental d'une société donnée )).
Ces divers paliers d'une entité sociale sont, on le remarquera aisément,
liés étroitement les uns aux autres. Contentons-nous de relever quelques
exemples simplistes. Si, dans une région donnée, l'infrastructure économique
est pauvre, on constatera sans doute des migrations au niveau de la popu-
lation ; la pyramide des âges révélera probablement une population « vieille ».
Que l'économie soit de type industriel ou de type agricole, la « mentalité )) des
individus sera très différente dans l'un et l'autre cas, les associations volontaires
revêtiront des caractéristiques très diverses . . . Suivant une voie de raisonne-
ment inverse, si l'organisation sociale et la culture d'une société donnée sont
marquées par la prédominance de formes patriarcales d'autorité et de traditions,
on a peu de chances de voir s'instaurer, dans ce milieu, une économie de type
industriel : incidemment, on sait que c'est là que réside en gros le problème des
pays dits « sous-développés »...
Les relations que le sociologue détecte entre les divers niveaux du social
ne sont pas toutes aussi élémentaires ; elles se multiplient à l'infini ; dans beau-
coup de cas, elles n'apparaissent qu'à une analyse très subtile. Les exemples
que nous avons rapportés suffisent pour indiquer que ces divers niveaux d'une
société s'expliquent, pour ainsi dire, les uns par les autres, se définissent
réciproquement les uns et les autres.
On comprends lors que la mise en relation, par l'analyse sociologique,
des diverses couches du social permette au chercheur de formuler des quantités
d'hypothèses. Nos exemples de tantôt le montraient déjà. Ajoutons un cas
plus complexe. Si nous constatons, dans une région donnée, un phénomène de
double occupation (culture de la terre avec résidence rurale, travail à la ville
prochaine), on peut formuler des hypothèses sur la transformation des systèmes
AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE ET SOCIOLOGIE 259
agraires (par exemple, spécialisation de la production) et sur l'existence de ten-
sions entre des attitudes (( rurales )) et des attitudes « urbaines )) chez les culti-
vateurs ; on pourra imaginer aussi pourquoi il n'y a pas syndicalisme dans la
petite ville des environs ; les cultivateurs y cherchant un complément de revenus
n'ont pas besoin de cette forme d'organisation sociale et, par ailleurs, les patrons
et les ouvriers de la ville en question connaissant l'existence d'une forte main-
d'œuvre disponible ne s'affronteront pas dans une grève où les ouvriers urbains
seraient inévitablement les perdants ... La chaîne des hypothèses pourrait
ainsi s'allonger sans fin en couvrant toute la trame des divers niveaux de la
société.
Le sociologue sait bien que ce ne sont là que des hypothèses qui appellent
recherches et vérifications. Mais elles montrent bien que l'analyse sociologique
n'a rien à faire avec la description, que l'on confond souvent avec l'enquête,
c'est-à-dire avec l'accumulation de données hétéroclites sur la réalité sociale
à connaître. Cette formulation des hypothèses engage, au contraire, l'analyste
dans la recherche cohérente d'indices significatifs (statistiques ou qualitatifs).
Cette cohérence, pour le sociologue, renvoie directement à la considération des
« ensembles )) que nous évoquions au départ. Ces ensembles dont la liste de
niveaux sociaux proposée plus haut constitue un exemple à la fois très général et
très élémentaire correspondent à des modèles d'analyses. Ces modèles sont
très nombreux. II est rare qu'un sociologue en utilise ou en construise un seul
pour une enquête : on procède plutôt par montages de modèles. Mais, dans
tous les cas, les traits fondamentaux de l'analyse restent les mêmes.
Par rapport au thème qui nous occupe, on comprendra que le sociologue
serait porté à distinguer (( aménagement )) et (( réaménagement )) du territoire.
Une société « sous-développée » ou « déprimée )) est toujours aménagée selon
des équilibres complexes. Ce sont ces équilibres qui sont remis en question
par le réaménagement ; c'est cette remise en question qui intéresse, avant tout,
le sociologue. Par exemple : les conséquences d'une politique de limitation des
naissances imposée par les nécessités du développement économique ; l'ap-
parition d'associations volontaires dans une société qui se détache de ses tra-
ditions culturelles ; les tentatives (souvent inconscientes) d'unification cultu-
relle supposées par l'intensification de la planification ; les conséquences sur la
conscience ouvrière, plus précisément sur le syndicalisme, des politiques de
décongestion industrielle ; etc.
Pour le sociologue, l'aménagement du territoire est ainsi, fatalement,
réaménagement d'une société.
II
Les sociologues ne se contentent pas de projeter ainsi sur le territoire
ce qui constitue leur perspective propre ; ils ont essayé de traduire cette pro-
jection dans les termes de deux disciplines : la Morphologie sociale propre à
l'Ecole française de sociologie et l'Ecologie humaine d'origine américaine. Nous
les évoquerons brièvement toutes les deux.
260 CAHIERS DE GÉOGRAPHIE
Nous n'avons pas, ici, à analyser les conceptions générales de l'École
sociologique française de Durkheim et de ses collaborateurs. Rappelons seule-
ment que, pour ce groupe de chercheurs, la sociologie comportait deux divisions
principales que désignait ainsi Marcel Mauss : « En fait, il n'y a dans une
société que deux choses : le groupe qui la forme, d'ordinaire sur un sol déter-
miné, d'une part ; les représentations et les mouvements de ce groupe d'autre
part. Au premier phénomène, le groupe et les choses, correspond la morpho-
logie, étude des structures matérielles ; au deuxième phénomène correspond
la physiologie sociale, c'est-à-dire l'étude de ces structures en mouvement, c'est-
à-dire leurs fonctions et le fonctionnement de ces fonctions )).x
Par le terme de morphologie sociale, on désignait donc cette branche de
la sociologie qui étudie, selon l'expression de Durkheim, « le substrat matériel
des sociétés )). Durkheim avait d'ailleurs défini clairement le champ de cette
disciplines 1898 dans un texte qu'il faut considérer attentivement pour
comprendre l'intention qui animait ceux qui ont proposé la constitution de la
morphologie sociale.2 Durkheim part du fait que « la vie sociale repose sur un
substrat qui est déterminé (ou donné) dans sa grandeur comme dans sa forme ».
Ce qui constitue ce substrat, c'est : 1° la masse des individus qui composent
la société (c'est-à-dire la population au sens démographique du terme) ; la
manière dont ils sont disposés sur le sol (répartition de la population, dispersion
ou concentration, etc.). II ajoute aussi un troisième élément plus général (plus
ambigu aussi, nous y reviendrons plus loin) : la configuration des choses de
toutes sortes qui affectent les relations collectives.
Durkheim observe que le substrat social sera différent « suivant que la
population est plus ou moins considérable, plus ou moins dense, suivant qu'elle
est concentrée dans les villes ou dispersée dans la campagne, suivant la façon
dont les villes et les maisons sont construites, suivant que l'espace occupé par la
société est plus ou moins étendu, suivant ce que sont les frontières qui le limitent,
les voies de communication qui le sillonnent, etc., etc. Voilà donc tout un en-
semble de problèmes qui intéressent évidemment la sociologie et qui se référant
tous à un seul et même objet, doivent ressortir à une même science ».
Cette discipline
s'est
évidemment constituée en opposition à la géo-
graphie humaine naissante : (( II
s'agit,
en effet, prétendait Durkheim, d'étudier
non les formes du sol, mais les formes qu'affectent les sociétés en s'établissant
sur le sol. (. . .) Sans doute, les cours d'eau, les montagnes, etc., entrent
comme éléments dans la constitution du substrat social ; mais ce ne sont pas les
seuls,
ni les plus essentiels ...»
Comme la morphologie, l'écologie humaine a été élaborée aussi par des
sociologues, mais dans un autre contexte. Les fondateurs de l'écologie humaine
américaine - Robert E. Park et Ernest W. Burgess ont présenté leurs pre-
mières propositions vers 1920 sans se reporter aucunement aux suggestions de
1
MAUSS,
Marcel, Divisions et proportions de la sociologie, Année sociologique,, nouvelle
série,
tome n, 1924-25, pp. 129-130. II faut souligner, incidemment, l'ambiguïté de la notion de
« structure » chez les représentants de l'école durkheimienne ; voir la note de Mauss à la page
129 de l'article précité.
2 Année sociologique, tome n, 1897-98, pp.
520-521.
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