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Numéros de la revue / Traces d'invisible
« NELSON Amy, Music for the Revolution,
Musicians and Power in Early Soviet Russia,
University Park, The Pennsylvania State
University Press, 2004, 330 p »
Louisa Martin-Chevalier*
Stravinsky, Prokofiev, Chostakovitch : trois maîtres que l'on associe communément à la musique
soviétique du XXe siècle. Que deviennent les nombreux compositeurs talentueux dont les oeuvres jugées
trop « bourgeoises » ou « subversives » sont enfouies dans les archives ? Les années qui suivent la
révolution de 1917 sont restées jusqu'à présent peu connues et ont souvent été interprétées à l'aune de
l'oppression politique de l'époque stalinienne. Aujourd'hui, de nombreux chercheurs s'intéressent à cette
période des années 1920 et se penchent notamment sur les rapports entretenus entre musique et pouvoir ;
plusieurs « écoles » de musicologues ont alors vu le jour. Les chercheurs ont aujourd'hui accès à de
nouvelles sources, jusqu'alors cachées, dont les archives nationales (GARF, RGALI, GTsMMK). Ainsi, la
vie musicale en Russie révolutionnaire a été présentée comme une lutte violente entre deux associations,
l'AMC (l'Association de Musique Contemporaine) et l'ARMP (l'Association Russe des Musiciens
Prolétaires). Par ailleurs, la musique a été considérée comme étant sous la tutelle des pouvoirs politiques.
En effet, après la révolution d'Octobre 1917, les musiciens russes sont confrontés à un choix douloureux :
partir à l'étranger ou rester dans un pays en guerre civile. Après la mise en place, par Lénine, de la N.E.P.
(Nouveau Plan Économique, qui s'apparente à un retour à l'économie de marché et à une libéralisation
politique), la musique bénéficie d'une certaine liberté. Les artistes comprennent le potentiel créatif et
libérateur de la révolution et les associations « révolutionnaires », « prolétariennes » fleurissent :les
Association de Musique Contemporaine, Association de Musique Contemporaine de Leningrad,
Association Russe des Musiciens Prolétaires, Organisation des Compositeurs révolutionnaires,
Association Russe des Ecrivains Prolétaires n'en sont que des exemples. C'est dans cette perspective que
l'historien américain Amy Nelson, dans son ouvrage Music for the Revolution, Musicians and Power in
Early Soviet Russia,offre un point de vue novateur sur la question. Il traite des interactions entre
musiciens, pouvoir et idéologie de 1917 à 1927, date correspondant au dixième anniversaire de la
révolution et centenaire de la mort de Beethoven.
Dans son ouvrage, Amy Nelson montre clairement la complexité et l'ambiguïté de ces relations entre
musique et pouvoir, ambiguïté d'autant plus grande que le contenu politique et social d'une oeuvre
musicale est difficilement perceptible. De plus, étant donnée la situation désastreuse de la Russie au
lendemain de la première guerre mondiale, puis de la guerre civile de 1917-1921, l'art n'apparaît pas
comme la priorité absolue de Lénine. Par ailleurs, de nombreuses contradictions sont à remarquer dans les
méthodes bolcheviques dès 1921, qui autorisent d'une part la « libre concurrence culturelle » et, d'autre
part, veulent affirmer le rôle politique et idéologique du Parti. Le gouvernement soviétique, le Sovnarkom
, n'a pas de programme culturel défini, mais s'attache à la transformation culturelle des masses. Ainsi, les
artistes, et notamment les musiciens ? aux préférences esthétiques diverses ? occupent des places
importantes dans les établissements gérant l'organisation de la musique tels que le Narkompros
(Commissariat du peuple à l'Éducation et sa section musique, le Muzo), le Proletkul't (organisme
revendiquant son indépendance face au pouvoir politique) ou dans des associations auxquelles on
s'intéressera plus tard. L'examen précis de leur rôle dans ces organismes tend à montrer que les musiciens
ont joué un rôle prédominant dans la « soviétisation » de la vie musicale. Toutefois, le fait de s'associer à
des organismes du pouvoir permet aux musiciens, d'une part, d'être protégés contre d'éventuelles
réquisitions et, d'autre part, d'avoir certains avantages matériels (appartements communautaires plus
spacieux, prêt d'instruments, rémunérations plus régulières), qui se caractérisent sous la forme de « prime
académique ». D'ailleurs, paradoxalement, même si certains rejettent le fait d'assigner la musique à
l'idéologie, les archives de ces organismes mettent en évidence leur volonté de défendre leur propre
esthétique musicale et l'autonomie de leur art. Ainsi, les artistes, musiciens, intellectuels et pédagogues