LA MONNAIE BINAIRE

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LA MONNAIE BINAIRE
SOLUTION AUX GRANDES
PATHOLOGIES ECONOMIQUES
(sous-développement, chômage endémique,
crises économiques, environnement, système
monétaire international)
Par Dieudonné ESSOMBA
Références
ESSOMBA Dieudonné
Ingénieur Principal de la Statistique - Chargé d’Etudes
MINISTERE DE L’ECONOMIE, DE LA PLANIFICATION ET DE L’AMENAGEMENT
DU TERRITOIRE DU CAMEROUN
Adresse: MINEPAT-DPPS Yaoundé-Cameroon
Tel. : 237.75.12.65.83
Courriel : [email protected]
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I. UNE NOUVELLE FORMULATION DU COMMERCE
INTERNATIONAL
I.1. INTRODUCTION
L’analyse traditionnelle considère les pays comme des réalités primaires
dont les caractéristiques suffiraient à elles seules à expliquer les échanges
internationaux. La connaissance fine des données macroéconomiques tels que le
PIB, les exportations ou les taux de change permettrait ainsi à les décrire avec une
bonne précision.
Une telle approche porte le défaut génétique d’intégrer insuffisamment la
nature organique des liens entre divers pays. Paris exerce une tutelle économique
aussi bien sur les régions françaises que sur les pays francophones d’Afrique et
toute entreprise capable de ravitailler cet ensemble s’y installe d’office. Autant
Marseille que Dakar n’ont guère de chance de la lui disputer avec le moindre
succès.
De telles hiérarchies dans l’implantation des entreprises imposent une
classe d’activités à chaque agglomération, chaque zone ou chaque pays et
assignent étroitement la marge de manœuvre des uns et des autres. On ne peut
donc les analyser de manière isolée, mais comme des éléments d’un vaste
organisme.
Tel est le fondement de la reformulation du commerce international, basé
sur trois motifs différents qui forment ses dimensions :
1. Le premier est la différence de rareté relative : le blé part des USA en UE
parce que son prix est moins élevé aux USA. Cette idée développée par le génial
Adam Smith constitue la dimension smithienne des échanges ou commerce de
complémentarité.
2. Le second est la variété des goûts : à prix égal, quelques Français
boivent la bière allemande et quelques Allemands boivent la bière française. Le
flux d’échanges n’est plus alimenté par la rareté relative, mais par des
particularités de goût. C’est la dimension variale des échanges géographiques ou
commerce de substitution.
3. Le troisième exprime l’extension internationale d’une même filière de
production : le coton est récolté et égrené au Burkina Faso, transformé en tissu en
France, puis ramené au Burkina Faso où il est cousu. Ce commerce n’est pas
différent des échanges existant entre les agglomérations d’un même pays, où les
plus petites envoient aux plus grandes des produits bruts en échange de produits
manufacturés qui en sont issus. Il exprime des hiérarchies entre les ensembles
économiques et représente la dimension hiérarchique des Echanges ou
commerce d’intégration
Les trois dimensions se présentent comme des types purs dont les
économies réelles sont des compositions plus ou moins complexes. Elles sont
indépendantes, nécessaires et suffisantes et expliquent les échanges
géographiques de manière universelle, en tout temps et en tout lieu.
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1.2. LE COMMERCE SMITHIEN
Le commerce smithien porte essentiellement sur les matières premières
dont la production est davantage déterminée par les données naturelles,
géographiques ou climatologiques que le niveau d’industrialisation. Quand le
cacao ivoirien s’échange contre le blé américain, nous sommes dans un monde
smithien, mais quand les pays sous-développés exportent les minerais en
contrepartie des biens manufacturés qui en sont issus, il n’en est plus de même.
Sa principale règle est la suivante : quel que soit le produit, chaque pays
dispose d’exploitations plus ou moins rentables. Pour un prix donné, seules les
exploitations capables de fonctionner avec bénéfice sont mobilisées, les autres
étant réduites à l’état de potentiel.
Dire que la production d’une tonne de blé vaut 250$ aux USA ne signifie
pas qu’il en est ainsi sur tout le territoire américain. Il s’agit d’une moyenne
calculée sur les exploitations dont certaines sont plus fertiles et d’autres plus
ingrates. Il en est de même pour le Japon : quoiqu’en moyenne, les coûts y soient
plus élevés qu’aux USA, quelques poches y présentent un rendement
particulièrement favorable.
Quand les deux pays entrent en contact, il s’établit naturellement un prix
d’équilibre qui traduit les efforts fournis par les fermiers des deux pays pour
satisfaire la demande globale. Ce prix permet aux USA de satisfaire sa propre
demande, mais aussi de couvrir le solde de la demande japonaise.
Il en découle que pour un produit donné, chaque pays fournit une
production correspondant à ses exploitations capables de fonctionner avec le prix
international, le commerce international se chargeant de couvrir les soldes sur les
diverses demandes.
Le commerce smithien est le seul qui réalise les conditions de spécialisation
et uniquement dans le secteur primaire. Pour des raisons évidentes, il est naturel
que le Canada cultive la pomme adaptée au climat tempéré et que l’Afrique cultive
la mangue qui est un fruit tropical. Cette spécialisation, immédiate et passive, n’a
besoin d’aucune philosophie et d’aucune théorie quelconque pour être promue.
1.3. LE COMMERCE VARIAL
Le Canada exporte en Allemagne des voitures et des téléviseurs et en
importe des biens identiques. Ce commerce traditionnellement qualifié de biens
différentiés, s’oppose à la forme smithienne parce que les biens échangés sont
prêts à l’usage : bien de consommation, outils de production, etc.
Le commerce varial est entretenu par la variété intrinsèque de l’Humanité.
Imaginons que toutes les bières du monde se trouvent au Canada. Naturellement,
les Canadiens vont s’y éparpiller, certains consommant les marques locales,
d’autres préférant les étrangères.
Si maintenant, le Canada rentre en autarcie, les citoyens seront obligés de
se rabattre sur les bières nationales, mais il y aura des « trous », des qualités qui
n’existent plus et par suite, quelques clients qui, ne trouvant pas leur bière de
prédilection, seront obligés de se contenter des substituts locaux les plus proches
de leur goût.
Le commerce varial permet de boucher les « trous », les produits importés
étant consommés au prorata des trous couverts.
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Le commerce varial n’obéit pas à la spécialisation internationale, cette
notion étant interdite par la nature de la technologie. De toute évidence, la maîtrise
de la technologie des moteurs, des roues et des carrosseries permet de produire
simultanément les voitures, les camions, les trains, les chars, les tracteurs, les
moulins, les bateaux ou les machines-outils. De même, la maîtrise du transistor et
du tube à vide entraîne la capacité de fabriquer simultanément le téléviseur, le
poste radio, le téléphone ou le micro-ordinateur.
Tous ces produits n’étant que des combinaisons différentes des mêmes
composantes, on ne peut demander à un pays de se spécialiser dans les camions
et un autre dans les tracteurs, à celui-ci de se spécialiser en téléviseur et l’autre en
micro-ordinateur. Un pays est donc condamné à tout fabriquer ou à ne rien
fabriquer et la spécialisation est tout simplement impossible.
Pourtant, les échanges variaux présentent une configuration qui peut faire
illusion : les Japonais dominent dans la construction navale et on peut croire qu’ils
s’y sont spécialisés. Mais ces formes hégémoniques sont davantage l’expression
d’un oligopole international, où une firme japonaise a affirmé son autorité face à
des concurrentes venant d’autres pays.
Alors que le commerce smithien traduit des complémentarités entre les
économies, le commerce varial exprime des substitutions et son rôle est différent :
il transpose à l’échelle mondiale les concurrences locales et nettoie le marché des
firmes peu compétitives et peu adaptées, obligeant tous les acteurs à l’innovation
et la compétitivité.
Son volume est d’autant plus important que les pays sont développés. On
ne peut néanmoins l’additionner avec le commerce smithien pour élaborer un
quelconque raisonnement pertinent. Un échange des voitures contre des voitures
n’entraîne que des activités limitées au commerce alors que l’importation du
minerai de fer donne lieu à une longue chaîne d’activités intérieures. La
sommation des échanges extérieurs peut donc être utile pour évaluer le niveau
d’intégration des Economies, mais elle ne peut évaluer ni les gains du commerce
international, ni son intérêt.
I.4. LES ECHANGES HIERARCHISES
Dans un pays, l’implantation des entreprises obéit à une règle précise : à
coûts de production identiques, elles s’installent dans l’agglomération la plus
importante qui dispose du plus grand avantage en termes de marché.
Une entreprise dont le rayonnement est national s’installe de préférence
dans la plus grande ville du pays, une entreprise de taille régionale dans l’une des
capitales provinciales, et ainsi de suite.
L’espace économique s’organise ainsi en un vaste réseau arborescent,
sous l’autorité de la ville centrale qui domine les villes provinciales, lesquelles à
leur tour dominent les villes départementales, suivant un processus récurrent.
Cette organisation assigne aux diverses agglomérations un rôle bien
précis dans la chaîne de production. Les plus petites ouvrent la chaîne avec les
produits agricoles, de pêche, d’élevage ou les minerais bruts et les expédient vers
les plus grandes qui les transforment en biens manufacturés. Ceux-ci sont alors
disséminés dans l’ensemble du pays, où ils donnent lieu à des activités de
commerce et de service.
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Le processus reproduit sur le plan économique la hiérarchie administrative
à laquelle elle se superpose souvent et contribue à renforcer. L’ensemble forme
ainsi une structure organique où chacun a sa place et ne peut, sans intervention
énergique des pouvoirs publics, prendre celle de l’autre.
Le commerce hiérarchisé reproduit, sur le plan international, les rapports
d’autorité reliant les agglomérations d’un pays : contrairement aux hiérarchies
administratives qui se limitent à l’intérieur des frontières, l’autorité économique
d’une grande ville peut s’étendre au-delà des continents. Abidjan s’impose ainsi à
sa compatriote Bouaké, mais aussi à Ouagadougou et Bamako qui ressortent
d’entités politiques différentes et confisque les entreprises capables de desservir
l’ensemble de ces territoires.
A une échelle plus élevée, Paris exerce une puissante autorité sur Marseille
et Lyon, mais aussi sur Dakar, Lagos ou Kinshasa, car, à coûts de production
identiques, toute entreprise capable de desservir simultanément le marché
français et africain s’installe à coup sûr à Paris.
L’ensemble géographique formé des pays liés par le commerce
hiérarchique forme ainsi une entité organique dont les règles reproduisent celles
d’un même pays et que nous appelons Firmose.
Une Firmose apparaît donc comme un ensemble de pays dans lesquels les
agglomérations exercent les unes sur les autres une autorité hiérarchique. La
faible mobilité des facteurs de production entre pays différents d’une même
Firmose n’en modifie pas les règles fondamentales, elle se présente simplement
comme un paramètre analogue à la distance géographique.
Le concept de Firmose est à l’origine du sous-développement.
I.5. STRUCTURE D’UNE FIRMOSE
Si une boulangerie peut s’implanter dans une petite ville de 5.000 habitants,
une usine d’automobiles requiert déjà un marché des centaines de millions de
personnes et une firme comme Airbus ne peut survivre qu’avec des milliards
d’habitants.
Une entreprise dont le marché recouvre les pays développés et les pays
sous-développés s’installe naturellement dans les premiers, avantagés par leur
marché plus important, la plus grande disponibilité des équipements et la
concentration de l’expertise. Leur avantage initial a tendance à se renforcer par
concentration itérative des arguments de production.
Prenons une industrie automobile qui s’implanterait actuellement à Dakar et
dont la vocation serait de couvrir le même marché que Renault. Elle est d’abord
confrontée à un environnement moins favorable que sa rivale française, car si
celle-ci a choisi Paris plutôt que Dakar, c’est bien parce qu’à ce moment, Paris
présentait plus d’arguments économiques que son implantation a contribué à
renforcer. Et il est extrêmement difficile que la situation puisse changer du jour au
lendemain.
A cette pénalité de localisation s’ajoute la nature des firmes de la taille de
Renault qui sont des redoutables rescapées de vieilles guerres féroces. Elles ont
développé une expertise pointue, un puissant réseau de distribution, des filiales et
des collusions politiques qui leur permettent d’évacuer facilement toute menace
pesant sur leur marché.
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L’avantage initial des pays développés crée ainsi un verrou qui interdit
l’accès d’un certain type d’industrie aux autres, entraînant une configuration du
monde qui reproduit l’architecture urbaine d’un pays, où les pays centraux jouent
le rôle de grandes villes et les pays arriérés celui des petites. La difficulté de
s’attaquer à de telles industries et d’évincer le pole de sa position hégémonique
montre que l’insertion dans une Firmose est une incarcération difficilement
réversible.
Les Firmoses réelles ont une configuration très complexe, mais on peut
schématiquement distinguer quelques niveaux fondamentaux.
Le premier niveau appelé pôles centraux comprend l’Europe Occidentale,
l’Amérique du Nord, le Japon et l’Australie.
Ces pays à la pointe du
développement industriel ont imposé une orientation de l’activité des autres parties
du monde pour être complémentaire à la leur. A côté de ces pôles centraux
évoluent des dépendances polaires, nées des délocalisations de certaines
activités très exigeantes en main-d’œuvre, mais ayant à leur tour atteint un niveau
industriel considérable leur permettant d’entrer en compétition avec le pole central.
Elles sont toujours de taille réduite par rapport à l’économie centrale avec laquelle
elles présentent de fortes proximités anthropologiques, idéologiques ou
sociologiques : Corée du Sud, Singapour, Taiwan, Portugal, Sud de l’Italie, etc.
Le troisième niveau d’une Firmose est représenté par des pays
stratégiquement insérés : il s’agit de pays suffisamment grands pour conquérir
des segments de marché initialement dévolus aux anciennes puissances
dominantes et de satelliser leurs voisins qui deviennent des dépendances de
second ordre. C’est le cas classique de l’Afrique du Sud et le Brésil.
Le développement de ces pays peut être très important, mais au fur et à
mesure que leur industrie devient puissante et qu’elle requiert un marché de plus
en plus étendu, elle se heurte de front aux activités polaires. Leur économie subit
alors un blocage dont ils ne peuvent échapper que si leurs voisins se développent
également et leur offre un marché important et suffisamment proche pour battre
leurs concurrents polaires généralement éloignés.
L’architecture ainsi décrite impose une distribution relativement rigide des
revenus. On peut la schématiser de la manière suivante :
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POLE DE LA
FIRMOSE
DEPENDANCE
POLAIRE
PAYS INSERE
PAYS FAIBLE
ET ARRIERE
En marge de cette architecture se situent les pays continentaux comme la
Chine ou l’Inde dont la grande taille interdit toute satellisation et leur permet de
créer eux-mêmes une Firmose autonome.
I.6. ESPACE DE LIBERTE D’UNE ECONOMIE
Toute initiative d’un pays suscite des autres des réactions de coopération
ou d’obstruction qui peuvent la favoriser ou l’entraver. La marge de manœuvre ou
« espace de liberté » désigne l’ensemble des programmes qu’iunpeut mener
avec succès compte tenu des diverses contraintes. Elle dépend de multiples
arguments tels que la place dans la Firmose, la taille démographique, l’abondance
des matières premières, le niveau de développement, voire l’activité diplomatique
ou les capacités opérationnelles. Elle dépend également des règles du jeu du
commerce international. Par exemple, suivant que la politique de subventions est
autorisée ou non, certaines activités pourraient être viables.
Le débat sur le commerce international apparaît ainsi en dernière analyse
comme un débat sur l’espace de liberté, où chacun tente d’imposer les règles qui
élargissent la sienne, prônant le libre-échange quand il est avantagé et le
protectionnisme dans le cas contraire.
L’espace de liberté ne donne cependant qu’un potentiel, ce qu’une
économie peut faire dans un cadre institutionnel précis, mais encore faut-il qu’elle
puisse en mobiliser les moyens.
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2. ETATS DE RETARD ET ETATS OCCLUS
2.1. QU’EST-CE QUE LE SOUS-DEVELOPPEMENT ?
Le sous-développement peut désigner un « état de retard », le fait d’une
communauté n’ayant pas encore absorbé des techniques productives communes
ailleurs. En effet, la diffusion d’une innovation n’est pas spontanée et uniforme et
elle peut être freinée par une organisation sociopolitique défavorable, des
difficultés environnementales ou des faiblesses opérationnelles. Le retard de la
communauté se traduira par une foule d’insuffisances comparativement à ses
voisines : plus bas niveau de revenu, absence d’infrastructures, faible espérance
de vie… Ce retard est rapidement absorbé dès que la Communauté fait sauter les
facteurs constrictifs à son évolution.
Le retard peut cependant se geler en un « état occlus », la Communauté se
retrouvant bloquée dans son évolution. La notion de blocage est ici prise dans une
perspective anthropologique : si dans les époques passées, les retards se
justifiaient par l’hétérogénéité des interprétations de la nature, encore marquées
par les cultures spécifiques, ils prenaient un caractère anormal dès lors que la
science et la technique s’étaient standardisées. L’universalisation d’un même
enseignement à une Humanité supposée homogène impliquait que des hommes
formés dans les mêmes écoles avec les mêmes schémas techniques devaient
logiquement avoir un même accès aux facilités offertes par la même science qu’ils
avaient étudiées dans les mêmes termes. D’où la légitime espérance que les
mêmes recettes devaient aboutir en tout lieu et en tout temps à un niveau de vie
analogue.
L’impossibilité factuelle de liquider le sous-développement consacrera
l’échec de cette logique et la problématique se cristallisera autour de deux axes
d’explication : le premier, enfermé dans la logique du retard et fondé sur une
évolution linéaire du développement, continuera à attribuer la situation à des
insuffisances opérationnelles. Après avoir perdu sa crédibilité dans les années 70,
cet axe s’est revitalisé avec l’effondrement du communisme et forme l’ossature
idéologique des organismes internationaux (FMI, Banque Mondiale, OMC).
Le second qui couvre une large palette d’idéologies allant du marxisme au
tiers-mondisme décrit le sous-développement comme la conséquence du
développement, soit parce qu’il traduit des rapports d’exploitation, soit pour des
raisons purement organiques. En nette perte de vitesse depuis l’éclatement du
bloc soviétique, elle a recommencé à pointer du nez avec l’échec des programmes
d’ajustement.
Nonobstant les précieux instruments d’analyses qu’elles ont pu
confectionner, l’approche trop idéologique de ces écoles de pensée ne pouvait
saisir la quintessence d’un état occlus qui ont un cadre d’expression, la Firmose et
une cause, le Grand Corollaire des Hiérarchies.
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2.2. CADRE D’EXPRESSION DES ETATS OCCLUS
Dans une Firmose, les pôles supérieurs interdisent certaines activités à
leurs dépendances qu’ils confinent à des secteurs dont les économies d’échelle
sont faibles ou les coûts de transport trop élevés.
Il s’établit entre toutes les agglomérations un équilibre dépendant de leurs
populations respectives, du revenu moyen et de leur structure
socioprofessionnelle. Si l’une des variables est modifiée suite à l’implantation
d’une nouvelle entreprise ou de l’ouverture d’une mine, il se crée immédiatement
un flux migratoire de toute la Firmose pour rétablir un nouvel équilibre.
L’équilibre d’une Firmose sera donc en permanence rompu par de multiples
facteurs : évolution technologique, redistribution géographique des matières
premières, croissance différentielle des populations, modification du système
productif, réaménagement de nouvelles zones, etc. Concomitamment se produira
un redéploiement permanent des populations et des capitaux, dans un jeu
d’équilibre perpétuellement modifié et perpétuellement recherché.
Cependant, la concentration des unités de production en gigantesques
entreprises favorise le pole de la Firmose qui gonfle démesurément, dévorant
littéralement le pays et générant d’importants problèmes de gestion, de circulation
et de confinement.
Cette situation conduira les dépendances à deux destins différents que
nous illustrerons avec la Firmose Parisienne, et deux de ses dépendances, la
région marseillaise et le Sénégal.
Paris étant en France, le pouvoir politique français va procéder à sa
dispersion économique, en transférant certaines activités dans les agglomérations
d’importance moindre dont Marseille. De telles activités se présentent
fonctionnellement comme des enclaves économiques dont le marché, les matières
premières, les centres de décision et la technologie n’ont pratiquement pas de lien
avec les activités naturelles de l’agglomération qui les héberge.
Ces extraterritorialités du pôle le soulagent d’une importante population et
de multiples activités qui le congestionnent, tout en disséminant le revenu,
réduisant ainsi les disparités entre régions. La France apparaît dès lors comme un
immense pôle diffus.
Le redéploiement n’est cependant possible que si la zone dépendante fait
partie du même pays que le pôle. Dans leur dépendance économique vis-à-vis de
Paris, le Sénégal n’est pas différent de la région marseillaise. Mais alors que toute
rupture d’équilibre qui avantage Paris au détriment de Marseille se traduit
automatiquement par un transfert des populations ou une action de rééquilibrage
des pouvoirs publics, le Sénégal ne peut bénéficier des mêmes avantages et sa
population doit rester confinée sur son territoire. Mais comme son arrimage à une
Firmose lui interdit les activités à grande économie d’échelle, les seuls secteurs
que Paris lui autorise définiront ses possibilités de croissance qui, sitôt épuisées,
plongeront le pays dans un blocage structural dont il lui est presque impossible de
sortir.
On peut cependant se demander pourquoi un pays occlus ne développeraitil pas simplement les secteurs qui lui sont autorisés, en se consacrant par exemple
à l’agriculture. Mais ce raisonnement très répandu est malheureusement erroné :
en effet, toute économie fonctionne à partir d’un noyau de quelques machines de
base qui sont à l’origine de toutes les filières de production. Les moteurs sont ainsi
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construits par les machines-outils, les routes par les bulldozers, l’électricité par les
turbines, etc. Il en découle que l’appareil productif d’un pays est essentiellement
conditionné par sa capacité à se procurer ce noyau auquel le volume de la
production est proportionnel.
Les pays développés ont la possibilité de le fabriquer physiquement et il leur
suffit d’adopter une politique conséquente d’investissement pour en augmenter la
taille, amplifiant leur appareil productif dans les mêmes proportions.
Les autres ne peuvent s’en procurer qu’à l’extérieur, en échange des
matières premières et uniquement dans la stricte proportion de leur capacité et de
la demande mondiale. De ce fait, leur capacité productive et leur PIB s’alignent
rigidement sur leurs exportations.
Mais celles-ci, pour de multiples raisons ne peuvent pas évoluer au même
rythme que les besoins de leur population, de plus en plus nombreuse, instruite et
séduite par les inventions et les commodités offertes par une technologie très
évolutive.
Supposons que le Sénégal produise le mil qu’il consomme et l’arachide
(matières premières) qu’il exporte en échange de tracteurs (outils de production).
Dans un premier temps, tout marche bien : l’arachide permet d’importer les
tracteurs en nombre suffisant pour nourrir la population et entretenir ses
plantations. La balance commerciale est équilibrée.
Supposons maintenant que sa population double. Les besoins sont doublés
et par conséquent, il doit doubler le nombre de tracteurs. Seulement, doubler le
nombre de tracteurs suppose qu’on double la production de l’arachide qui doit les
acheter, situation difficilement réalisable à cause de la Loi des Quatre Ecueils :
-le premier est la disponibilité des espaces cultivables, car un territoire n’est
pas extensible et du reste, le mil qui doit doubler est en compétition avec l’arachide
qui doit aussi doubler ;
-le second est la loi des rendements décroissants : les espaces les plus
rentables étant déjà exploités, le doublement de la production requiert plus que le
double du nombre de tracteurs ;
-même si le territoire le permettait et que les rendements n’étaient pas
décroissants, il n’est pas très sûr que cette offre accrue se traduise par des
revenus d’exportation proportionnels, car elle peut saturer le marché et entraîner
une réduction du prix, notamment quand la population de ses partenaires n’a pas
parallèlement doublé ;
-enfin, l’arachide est un produit primaire qui n’évolue pas, contrairement aux
tracteurs. Au cours du temps, la valeur d’un tracteur en arachide s’accroît, sans
que les performances suivent nécessairement dans les mêmes proportions, car
cette amélioration peut se limiter sur les éléments de confort.
Quel que soit le cas, le Sénégal sera confronté à l’un de ces écueils et ne
pourra jamais avoir autant de tracteurs qu’il le souhaite. Sa production agricole se
verrouille au niveau de ses exportations et, en l’absence d’une mine providentielle,
d’un don gracieux ou d’une salutaire plage touristique, son économie sombre dans
un état occlus.
Une grande partie de la population n’arrive plus à trouver de l’emploi et
commence à engorger l’économie, la transformant progressivement en un magma
informel.
La seule voie de sortie pour le Sénégal est de se forcer à produire les biens
du noyau, et il peut d’autant mieux le faire qu’il dispose des Ingénieurs dont
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beaucoup ont étudié dans les mêmes écoles que ceux d’Europe.
Malheureusement, l’environnement technologique, la taille des marchés et
l’immense retard par rapport à la concurrence extérieure rendraient ses tracteurs
trop coûteux, peu compétitifs et peu viables.
Incapable dans ces conditions de créer une industrie locale du fait même de
la concurrence étrangère dont l’antériorité a créé des avantages difficilement
réversibles, incapable également d’augmenter ses exportations en fonction de ses
besoins, le Sénégal se retrouve confiné à des activités périphériques de service ou
de production primaire dont le potentiel de croissance est très faible. Ces quelques
secteurs autorisés drainent tous les capitaux et se retrouvent rapidement
engorgés, plongeant l’économie dans l’informel qui dégrade l’épargne, affaiblit
davantage le système productif et ne présente aucune perspective de
développement.
Toutes ses tentatives de sortir de cette situation ne feront que l’entraver
davantage et le pays, surendetté, ne survira plus que de charité internationale.
C’est cette forme de retard gelé, impossible à éliminer qui constitue
spécifiquement l’état occlus, forme dramatique du sous-développement.
Comme on le voit donc, l’état occlus est une impasse technique et non la
conséquence de la colonisation, du retard technologique initial, d’une démographie
vigoureuse, de la dégradation des termes de l’échange, d’un complot mystérieux,
de l’exploitation des pays centraux ou des défaillances opérationnelles des pays
arriérés. Il s’agit là de facteurs adventices qui viennent l’aggraver et lui donner un
caractère plus dramatique. Il aurait donc toujours apparu indépendamment des
contingences historiques : l’histoire peut expliquer pourquoi telle partie du monde a
connu tel sort et pourquoi l’Afrique s’est retrouvée dans le mauvais camp, mais elle
n’explique pas le phénomène du sous-développement.
2.3. EXPRESSION INTRINSEQUE DES ETATS OCCLUS
L’état occlus désigne une évolution économique qui se fige brutalement : le
pays exprime ses capacités productives jusqu’au maximum que lui autorise son
niveau dans la Firmose, puis la structure productive se gèle en une grande
hétérogénéité de niveaux technologiques. Aux manifestations d’un simple retard,
l’état occlus ajoute trois symptômes spécifiques :
-un affaissement progressif de la croissance-CHU ;
-l’impossibilité d’un programme de développement ;
-une croissance asymétrique.
1. L’affaissement de
(croissance-CHU)
la
croissance
à
capital
humain
constant
La croissance-CHUC qui évalue comment le revenu moyen d’une classe
socioprofessionnelle évolue au cours du temps. C’est l’indicateur du niveau de vie
tel que perçu par les ménages : un fils de cultivateur devenu Ingénieur ne compare
pas sa situation à celle de son père, mais à celle d’un vieux voisin qui était
Ingénieur comme lui et c’est en référence à ce dernier qu’il va se déterminer.
Mathématiquement, il se calcule en rapportant le revenu de la maind’œuvre actuelle à celui qu’elle aurait avec les revenus de l’époque initiale.
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Soit R0i le revenu réel de la catégorie socioprofessionnelle i au temps 0 et
R1i son revenu réel au temps 1, f 0i sa fréquence au temps 0 et f1i sa fréquence
au temps 1.
L’indice de croissance-CHUC s’écrit :
∑ f1i R1i =1 + i(CHUC ) où i(CHUC ) désigne le taux de croissanceI CHUC =
∑ f1i R0i
CHU.
Un indice de 115 correspond à un taux de croissance de 15% du salaire
d’un Ingénieur, d’un médecin ou d’un fermier.
Mais entre les deux périodes, la structure socioprofessionnelle peut s’être
considérablement modifiée et l’on aura par exemple plus d’Ingénieurs et moins de
manœuvres. Cette évolution est mesurée par l’indice de Croissance du Capital
Humain CCH ou croissance qualitative qui, mathématiquement, se calcule en
rapportant le revenu moyen que la main-d’œuvre actuelle aurait eu à l’époque
initiale sur le revenu moyen de la main-d’œuvre initiale :
∑ f1i R0i = 1 + i(CHC ) où i(CHC ) désigne le taux de croissance-CHU.
I CHC =
∑ f 0i R0i
Avec les mêmes notations, l’indice de croissance du revenu moyen s’écrit :
∑ f1i R1i =1 + i où i le taux de croissance du revenu moyen.
I=
∑ f 0i R0i
Mais on voit bien que I = I CHUC xI CCH , ce qu’on peut également écrire :
1 + i = [1 + i (CHUC )][1 + i (CCH )] , ce qui donne, lorsque les taux sont petits
devant l’unité :
i = i (CHUC ) + i (CCH )
La croissance du revenu moyen dans une économie apparaît ainsi comme
la somme, d’une part, de sa croissance-CHUC qui mesure son dynamisme
intrinsèque, sa capacité à améliorer le revenu d’un profil socioprofessionnel au
cours du temps. D’autre part de l’évolution de sa structure socioprofessionnelle qui
se traduit par une plus forte représentation des cadres.
Pour un pays dont la structure socioprofessionnelle ne connaît pas
d’importantes modifications, le taux i (CCH ) est nul et la croissance-CHU est
identique à la croissance simple. L’augmentation du PIB par habitant se traduit
alors par une augmentation des revenus de chaque classe socioprofessionnelle
dans les mêmes proportions, manifestant par là même le dynamisme intrinsèque
de l’économie.
Les choses se passent autrement dans un pays occlus. Le salaire y connaît
deux phases, la première où son évolution suit le PIB par habitant, en conformité
avec la règle universelle et la seconde où ce salaire amorce une baisse
systématique impossible à endiguer. Le système est paralysé et le taux de
croissance-CHUC i (CHUC ) devient négatif. Le revenu moyen peut cependant
augmenter dès lors que le profil socioprofessionnel i (CCH ) s’améliore.
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Nous avons vu qu’une infirmière ne compare pas son salaire avec celui de
sa maman qui était femme de ménage ou cultivatrice, mais avec les infirmières qui
l’ont précédée, d’où il en ressort que la croissance n’a de signification concrète
pour un ménage que si le biais introduit par l’intense structuration
socioprofessionnelle est éliminé.
L’Afrique Noire présente le prototype d’un système occlus : à l’exception de
quelques enclaves pétrolières, la croissance-CHU connaît une baisse
systématique dans pratiquement tous les pays alors même que le revenu moyen
augmente presque partout. Au Cameroun par exemple, alors que le revenu moyen
a augmenté de 15% entre 1997 et 2007, la croissance-CHUC présente un taux
négatif de 10% et un instituteur qui gagnait 100.000 FCFA n’a pas atteint
115.000FCFA, mais il a baissé à 90.000FCFA.
On comprend pourquoi, malgré les statistiques optimistes, le sentiment de
misère reste aussi intense…
L’affaissement de la croissance-CHU trouve son explication dans la nature
de l’enseignement qui, par-delà les spécificités des systèmes académiques,
reproduit les mêmes filières de formation. Mais dans un pays en état occlus,
l’impossibilité de développer certains types d’industrie empêche une grande partie
de cadres techniques d’être opérationnels et les condamne au chômage.
Par effet de chaîne, ce blocage entraîne une constriction du secteur social,
sevré des biens nécessaires à son extension. Il en découle un chômage massif
que les victimes tentent de contourner par l’agglutination dans des activités
tertiaires qui se saturent et dégradent l’emploi ou une forte poussée à l’émigration.
Une telle émigration a des caractéristiques particulières qui lui donnent une
forme en U et dont la cause est la suivante : dans une économie normale,
l’Ingénieur occupe la place de l’Ingénieur, le technicien celle du technicien et le
manœuvre celle du manœuvre. Mais quand une économie ne peut plus créer des
emplois aux Ingénieurs, ceux qui bénéficient d’aptitudes exceptionnelles s’en vont
vers d’autres horizons, phénomène connu sous le nom de fuite des cerveaux. Le
reste des Ingénieurs s’emparent des places des techniciens, qui à leur tour
s’emparent des places des manœuvres et ne leur laissent comme alternative que
d’aller ailleurs…
2. L’impossibilité d’un programme de développement est liée à la
nature des relations qui relient le pays au reste de la Firmose. Prenons l’agriculture
dont le potentiel de développement paraît si évident : sa modernisation n’est pas
dissociable des machines et autres intrants qui, parce que relevant des secteurs à
très fortes économies d’échelle, sont fabriqués par des pays dominants et doivent
être importés.
Mais il faut s’assurer que la production qui en découle est capable de
financer ces importations. Or nonobstant des bouffées sporadiques, les produits
agricoles ne manifestent guère un très grand dynamisme à long terme et la
situation des produits majeurs tels que le sucre, le cacao ou le café n’est pas très
engageante, de millions de cultivateurs ayant abandonné faute de rémunération
satisfaisante.
La situation devient autrement plus complexe lorsqu’il s’agit de développer
l’agriculture vivrière pour contenir la famine. Un important marché local existe,
mais cette forte demande intérieure ne règle pas le problème de la balance
commerciale qui ressort d’un autre réseau commercial basé sur les exportations.
13
Cette première difficulté est aggravée par une autre plus insidieuse : toute
amélioration de la productivité entraîne l’élévation du niveau de vie des paysans
dont le profil de consommation est modifié en faveur des biens manufacturés
importés. Les paysans étant nombreux dans un pays sous-développé, leur
enrichissement va démultiplier la pression sur la balance commerciale, rendant
l’opération davantage problématique.
Le verrou ainsi identifié explique le système agricole en U si commun aux
pays sous-développés, où l’on retrouve d’un côté une poudre de petites
plantations, de l’autre côté une poignée d’énormes exploitations, et un immense
vide au milieu. Tout le contraire de la situation normale où la courbe rappelle une
cloche, les exploitations moyennes représentant la proportion majeure.
Et de fait, la structure économique d’un pays sous-développé ne peut que
favoriser les extrêmes. La pérennité des plantations paysannes est assurée par
des besoins de survie et leur outillage totalement autochtone. Quant aux grandes
entreprises, elles se présentent davantage comme des enclaves technologiques
des multinationales dont l’action obéit aux avantages absolus à l’échelle
planétaire.
A contrario, les exploitations moyennes dépendent fortement des intrants
importés et souffrent en permanence du surenchérissement qu’entraîne la forte
pression sur la balance commerciale, rendant leur survie très difficile.
Comme on le voit, la modernisation de l’agriculture porte en elle-même les
freins de son propre mouvement. Toute opération y exige l’importation de grandes
quantités d’intrants que les cours mondiaux permettent difficilement de couvrir. De
plus, l’amélioration du niveau de vie des paysans entraîne une diversification de la
demande à laquelle ne peut répondre l’offre locale, contrainte par le système
productif trop faible et qui aggrave le déficit extérieur.
Les deux effets conjugués enlèvent tout intérêt à l’agriculture comme voie
crédible pour sortir du sous-développement.
Cette analyse s’étend aux fameux travaux structurants et autres avatars
(industries industrialisantes, pôles de développement, etc.). Lorsqu’ils visent à
répondre à l’offre locale, ils incorporent de grosses importations d’équipement qui
doivent être compensées, ce qui n’est possible que pour les pays disposant
d’importantes ressources stratégiques comme le pétrole. A contrario, si leur
production est tournée vers l’extérieur, elles rencontrent une violente concurrence
qui les ratatinent et les détruit.
La seule marge de manœuvre dont dispose un pays sous-développé se
réduit alors à l’exploitation des ressources primaires dont la compétitivité est
déterminée en priorité par les aléas de la géologie. La croissance d’un pays occlus
reste ainsi tributaire de ses disponibilités dans ces ressources et toute autre
programme est fatalement voué à l’échec.
3. Une croissance statistique spécieuse : Un pays occlus peut connaître une
importante croissance statistique, mais c’est une croissance spécieuse dont la
contrepartie est la dégradation du niveau de vie.
Pour expliquer le phénomène, réexaminons deux composantes du PIB. Un
véhicule donne lieu à un premier revenu dit basique qui est sa fabrication et qui
correspond, en gros, à son prix de vente. Mais sitôt vendu, le véhicule peut entrer
14
dans le patrimoine domestique d’un ménage ou être transformé en un taxi dont
l’activité génère un nouveau type de revenu qualifié d’incident.
La production d’un pays est ainsi la somme de la production basique qu’on
peut, en première approximation, assimiler aux secteurs primaire et secondaire, et
de la production incidente qui regroupe les services et qu’on peut assimiler au
secteur tertiaire.
Les deux revenus ont des différences qualitatives qu’il est nécessaire de
distinguer. Tout d’abord, le revenu basique définit la marge dans laquelle évolue le
revenu incident, le nombre de taxis ne pouvant dépasser celui des voitures
fabriquées. Mais à l’intérieur de cette marge, le revenu incident présente une plage
considérable de valeurs possibles : 1000 voitures peuvent donner 200, 300 ou 800
taxis.
Enfin, seul le revenu basique est concerné par le commerce extérieur, les
services d’un taxi n’étant guère exportables.
Dans une économie normale, il existe une relation entre les deux revenus.
S’il est vrai que 1000 voitures peuvent donner de 0 à 1000 taxis, seul un nombre
déterminé rend l’organisation économique optimale : on imagine mal un Chef
d’Etat hélant le taxi avec les autres citoyens !
Il existe donc un nombre optimum de véhicules qui doivent être reconvertis
en taxis. Il peut cependant arriver que ce nombre augmente bien au-delà,
entraînant une augmentation du revenu incident et par suite, une croissance
statistique.
Une telle croissance est fallacieuse, car issue d’une reconversion des biens
domestiques en biens productifs et par suite, d’un appauvrissement des
patrimoines domestiques. En effet, si on reconvertit les maisons d’habitation en
salles de classe et en hôtel, les hôteliers et les professeurs recrutés ne trouveront
plus de logements et deviendront des travailleurs sans domicile fixe. Et l’on voit
bien que la croissance statistique de leurs revenus est la contrepartie de la
dégradation des niveaux de vie. Le revenu statistique perd alors toute pertinence
puisqu’il ne mesure que l’activité et donne une idée fallacieuse du niveau de vie.
Les choses ne se passent cependant pas de manière aussi brutale et les
maisons ne sont pas directement recyclées ; mais ce sont les salles de classe et
les hôtels qu’on continue à construire avec plus de vigueur, alors que le nombre de
maisons qui devraient loger leurs employés est gelé.
La différence entre les deux types de revenus invalide un raisonnement
répandu dans les milieux économiques. L’observation des pays avancés montre
que le secteur incident évolue beaucoup plus vite que son homologue basique,
laissant à croire qu’un pays peut s’appuyer sur le secteur tertiaire pour se
développer.
Dans le cas général, ce raisonnement est erroné. En effet, l’explosion du
secteur incident est lié à la nature particulière des produits basiques actuels : alors
que les voitures d’autrefois, très simples et très frustes, ne donnaient lieu qu’à
quelques légères opérations de réparation que le propriétaire pouvait facilement
mener, une voiture actuelle entraîne une immense chaîne d’activités dérivées tel
que les assurances, la publicité, les réparations, le conseil, les publications
spécialisées, le tourisme intérieur, le taxi, etc.
Il est possible que ces activités incidentes représentent une valeur 10 fois
plus élevée que la fabrication du véhicule. Pour autant, le problème des pays
15
sous-développés ne change pas de nature : si le Sénégal peut importer un
véhicule et en obtenir un revenu 10 fois plus élevé en le transformant en taxi, un
tel revenu n’est guère exportable et ne peut lui permettre d’acheter une autre
voiture et renforcer ses capacités. Autrement dit, quel que soit le volume du revenu
incident qu’un bien importé entraîne, il ne peut être acquis qu’avec un produit
basique.
L’idée qu’on puisse développer son économie en s’appuyant sur les
services ne peut être pertinente que dans un pays de petite taille bénéficiant de
caractéristiques exotiques particulières. Par exemple, les activités de tourisme
exigent la construction des routes et des hôtels et l’importation des voitures ou des
ordinateurs. Le pays qui veut se spécialiser dans ce secteur doit avoir un attrait si
puissant qu’il permet un volume des touristes capable d’entretenir de manière
suffisante et croissante l’augmentation de ses besoins d’importation.
Cette situation suppose donc que le pays soit petit et, en tout état de cause,
qu’il se présente comme un appendice des pays plus évolués pour lesquels il joue
un rôle de plaisance. Pour un grand pays et a fortiori un continent, de tels services
peuvent se présenter comme un appoint considérable, mais ils ne peuvent pas
devenir une base de développement.
Les raisons pour lesquelles un pays occlus peut continuer à développer le
secteur incident alors que son système basique est verrouillé sont d’abord
internes : le chômage massif exerce une pression sur les patrimoines domestiques
dont les éléments sont délogés pour alimenter le secteur informel. Mais à cette
pression interne se greffent le militantisme humanitaire des ONG et l’action des
bailleurs de fonds.
2.4. LE GRAND COROLLAIRE DES HIERARCHIES, CAUSE FONDAMENTALE DES ETATS
OCCLUS
Même si on admet que le sous-développement n’est pas le fait de la
malveillance, on ne peut s’empêcher de penser que la situation profite aux pays
les plus évolués. Un tel sentiment trouve sa source dans la nature même du
commerce international qui ne peut fonctionner que dans un monde polarisé. En
effet, un pays industrialisé a de si importants besoins de matières premières qu’il
doit en importer en contrepartie de quelques produits qui en sont issus. Encore
faut-il que ses fournisseurs soient suffisamment faibles pour ne pas lui opposer un
commerce varial équivalent. D’où la question de fond : est-ce la nécessaire
polarisation qui est responsable d’un monde formé d’un bloc développé et
d’une périphérie pratiquement bloqué ?
La réponse à cette question est fournie par un théorème, appelé le Grand
Corollaire des Hiérarchies.
La vision smithienne du commerce international part d’un truisme :
l’échange est mutuellement bénéfique si chaque pays se consacre davantage
dans le produit où il dispose d’un avantage absolu. Mais cette évidence cache un
piège redoutable.
Soient deux pays, le Tchad et le Congo, ayant une même population et
disposant d’un régime alimentaire identique, à base de plantain et de bœuf. Les
deux denrées sont complémentaires et consommées dans les mêmes quantités.
16
Le climat sahélien du Tchad et sa savane lui permettent d’élever facilement
le bœuf et le kg y requiert 1heure de travail, mais la rareté des pluies rend la
culture du plantain très onéreuse et le kg vaut 2 heures.
Les prix sont inversés au Congo, zone pluvieuse où le plantain pousse à
foison, mais où l’élevage est rendu difficile par la mouche tsé-tsé.
I. Autarcie : Supposons que chaque pays consacre 3 heures (par habitant) au
travail. Les deux biens devant être consommés en quantité identique, le Tchad
affectera 1 heure pour produire 1 kg de viande et 2 heures pour produire 1 kg de
plantain.
Sa production sera donc 1 kg de viande et 1 kg de plantain. Il en sera de
même pour le Congo.
2. Le Noble Théorème du Commerce International : Quand les deux pays
entrent en contact, il y a manifestement avantage à ce que chacun se spécialise
dans la production du bien pour lequel il est privilégié. Le Tchad produira alors 3kg
de viande, le Congo 3kg de plantains et chacun échangera la moitié de sa récolte,
permettant de part et d’autre une consommation de 1,5kg de viande et 1,5kg de
plantain, soit un bénéfice mutuel de 0,5kg pour chaque bien.
La logique smithienne permet ainsi des économies considérables et la
balance de paiement est équilibrée. C’est cette situation qui est le Noble
Théorème du Commerce International.
3. Le Grand Corollaire du Commerce International : Supposons maintenant que
la population du Congo double, celle du Tchad restant stationnaire. Les besoins du
Congo sont doublés et pour y répondre, chaque pays devrait doubler ses
exportations.
Mais si le Congo peut facilement le faire, la population tchadienne, restée
stationnaire, n’a pas besoin d’autant de plantain et ne pourrait-elle consentir à en
consommer davantage qu’au prix d’une modification des termes initiaux de
l’échange : le prix relatif du plantain baissera et les exportations du Congo ne
trouveront pas une demande susceptible de leur donner la viande dans les mêmes
termes qu’auparavant.
Le Congo peut s’en sortir s’il dispose d’un avantage sur autre produit, mais
ce n’est qu’une éventualité et il pourrait plutôt être contraint de produire sa propre
viande. Une telle tentative sera cependant vouée à l’échec : ses coûts de
production plus élevés pousseront le prix de la viande à la hausse, déclenchant la
mise en activité des exploitations tchadiennes encore oisives dont la compétitivité
plus grande détruira l’opération engagée.
Le Congo se retrouve piégé : la théorie smithienne l’a conduit dans une
impasse qui le réduit soit à un endettement dont il ne peut jamais sortir, soit dans
une inertie source de misère.
Pour bien appréhender la nature de ce blocage, divisons le Congo en deux
régions d’égale importance, Congo-Nord qui continue d’entretenir un commerce
ouvert avec le Tchad et Congo-Sud complètement isolé. Nous avons ainsi deux
réseaux commerciaux différents :
1. Le commerce entre Congo-Nord et le Tchad qui nous ramène à la
situation initiale où les deux pays avaient une population identique et où la loi
smithienne s’applique de manière bénéfique : la spécialisation est alors plus
17
avantageuse, les importations de part et d’autre valant 1,5kg et la balance
commerciale étant équilibrée.
2. De son côté, Congo-Sud n’entretient aucun rapport avec le Tchad. La
situation rappelle l’autarcie initiale, où la production en viande, limitée à 1kg, est
néanmoins rendue viable par l’absence d’échange avec le Tchad trop compétitif.
Avec une telle partition, la valeur consolidée de toute la consommation en
viande du Congo s’élève à 2,5kg. Le pays devient capable d’équilibrer sa balance
commerciale sans obstruer le commerce international et de produire sa viande
pour la fraction qu’il ne peut obtenir autrement.
Mais comme il est impossible de partitionner un pays de cette manière, le
Congo se retrouvera, en cas de libre-échange, dans une situation où sa production
est bloquée inutilement par le commerce international, alors même que cette
production aurait pu croître sans l’entraver sous quelque forme que ce soit.
C’est cette possibilité de la théorie smithienne de paralyser une économie
sans bénéfice pour les partenaires et sans reniement des avantages absolus qui
constitue spécifiquement le Grand Corollaire du Commerce International,
également appelé l’Ignoble Corollaire, en opposition au noble Théorème.
La fraction de viande dont le Congo est privé du fait du Grand Corollaire est
appelée fraction occluse de son système productif. Elle correspond, en
l’occurrence, à la production du Congo-Sud, soit 1kg.
C’est dans le commerce hiérarchique que le Grand Corollaire transforme un
retard en état occlus. Pour se développer, le Sénégal dont le seul produit
d’exportation est l’arachide doit importer les machines de base : engins de
transport, turbines, bulldozers, etc. Sa production est directement liée au nombre
d’engins qu’il est capable d’importer, ce qui correspond à ses exportations.
Il se trouve que le Sénégal, pays jeune et pauvre a besoin de beaucoup
plus d’engins que ne lui permettent ses exportations, limitées par la Loi des quatre
Ecueils. Sa production agricole se confine au niveau de ses capacités
d’exportations, ne laissant au pays que de faibles perspectives : tomber sur une
mine providentielle, bénéficier d’un don gracieux ou disposer d’une salutaire plage
touristique.
Le système devient de plus en plus incapable d’absorber le trop-plein d’une
main-d’œuvre alimentée par une démographie vigoureuse et une scolarisation en
phase de rattrapage. Cette population se met donc à engorger, pour des motifs de
survie, les quelques secteurs qui lui sont autorisés et qui se transforment
progressivement en un magma informel.
On imagine bien que sans le Grand Corollaire, le Sénégal achèterait
effectivement les machines dans la stricte mesure que lui permettent ses
exportations, puis il mobiliserait sa main-d’œuvre réfugié dans le secteur informel
qui n’est qu’une forme déguisée de chômage pour fabriquer lui-même d’autres
bulldozers, dans des conditions certes plus onéreuses, mais qui, comme la viande
du Congo-Sud, lui permettrait d’évoluer. Le commerce international aurait toujours
le même volume, mais la fraction occluse de son système productif deviendrait
opérationnelle et son économie ne serait jamais bloquée.
Seulement, dans le cadre d’une économie internationale, les bulldozers
artisanaux ou trop coûteux ne sont pas viables. Le Sénégal se retrouve donc dans
l’inaction et dans la misère…
18
Comme on le voit, ce n’est pas en soi la supériorité de certaines économies
qui entrave l’essor des autres, mais un effet de verrou qui empêche l’implantation
d’une industrie, même lorsque cette industrie n’entre pas en compétition avec ses
concurrentes occidentales : la concurrence ne limite pas ses effets à la conquête
et au maintien d’un marché que personne ne dispute, mais très largement au-delà.
L’état occlus apparaît ainsi comme une impasse évolutive d’une économie
internationale basée sur une totale mobilité des biens et des capitaux, les
migrations contrôlées des populations, l’équilibre de la balance de paiement et la
convertibilité de la monnaie. Ces quatre conditions sont incompatibles avec une
évolution harmonieuse d’un ensemble économique.
Il s’agit d’une impasse technique et non la conséquence de la colonisation,
du retard technologique initial, d’une démographie vigoureuse, de la dégradation
des termes de l’échange, d’un complot mystérieux, de l’exploitation des pays
centraux ou des défaillances opérationnelles des pays arriérés, tous facteurs
adventices qui viennent l’aggraver et lui donner un caractère plus dramatique.
Il aurait toujours apparu indépendamment des contingences historiques :
l’histoire peut expliquer pourquoi telle partie du monde a connu tel sort et pourquoi
l’Afrique s’est retrouvée dans le mauvais camp, mais elle n’explique pas le
phénomène du sous-développement.
2.5. SOLUTIONS
Pour neutraliser le Grand Corollaire, il faut impérativement éliminer l’une
des quatre conditions qui le génèrent, à savoir :
-les migrations contrôlées des populations ;
-la mobilité des biens et des capitaux ;
-l’équilibre de la balance de paiements ;
-la convertibilité de la monnaie.
1. Les Migrations contrôlées des populations
Nous avons vu que la Firmose parisienne recouvrait aussi bien la France
que le Sénégal et les autres pays francophones d'Afrique. La solution la plus
cohérente et la plus efficace consiste à mener la Firmose jusqu’au bout de sa
logique, en conférant au Sénégal les mêmes avantages que la région marseillaise
dont il est fonctionnellement l’analogue économique.
Malheureusement, il n’est pas encore reconnu que la mobilité doit être la
même pour tous les facteurs et qu’il n’existe aucune raison objective, même dans
la tradition économique, d’imposer systématiquement celle du capital alors qu’on
rationne le mouvement de la main-d’œuvre qui lui est pourtant symétrique.
Il y a là quelque chose d’extrêmement curieux : toutes les conclusions des
thuriféraires du libre-échange dérivent d’un traitement symétrique du capital et du
travail dans leurs analyses. L’exhaustivité méthodologique aurait commandé
d’analyser également, à côté de l’actuel commerce international fondé sur la
mobilité totale du capital et le confinement national de la main-d’œuvre, un autre
modèle qui lui est symétrique, avec une mobilité totale de la main-d’œuvre et un
confinement national du capital.
Les deux facteurs étant traités de manière rigoureusement symétrique et les
résultats n’étant pas liés à des particularités intrinsèques de chaque facteur, les
19
conclusions sur le bien-fondé d’une mobilité totale des hommes et non des
capitaux devraient être identiques. Certes, la mobilité effective des hommes peut
poser plus de problèmes pratiques que les capitaux, mais de telles contraintes ne
sont pas incorporées dans l’analyse et ne peuvent pas, de ce fait, en influencer le
résultat.
Ce modèle symétrique se trouve alors investi de la même légitimité
conceptuelle et on peut d’ailleurs lui trouver une utilité dans les regroupements
régionaux : l’Union Européenne offre ainsi le spectacle de chaque pays luttant
contre les délocalisations, sans pouvoir se fermer à la main-d’œuvre étrangère, ce
qui, tout compte fait, inverse la mobilité des facteurs et se présente comme
l’image-miroir de la théorie actuelle.
Naturellement, comme ces thuriféraires n’obtiendraient pas les mêmes
conclusions, ce test simple, conforme en tout point à leurs hypothèses et à leurs
techniques disqualifie définitivement ce mode de pensée dont il dévoile le
caractère essentiellement erroné et mystificateur.
2. La mobilité des biens et des capitaux
Les formes souples de protection des espaces économiques sont les
limitations quantitatives, la fiscalité des frontières ou les subventions. Elles ne sont
pertinentes que si les écarts de productivité sont faibles entre les partenaires et
son intérêt pour un pays en état occlus se réduit à un ajustement de sa balance
commerciale. De plus en plus stigmatisées par l’OMC, elles tendent à disparaître
au profit des techniques monétaires fondées sur les taux de change.
Les formes extrêmes consistent à se détacher d’une Firmose où l’on
occupe les franges inférieures pour créer une autre. Sous sa première variante de
déconnexion pure, prônée naguère par quelques économistes du Tiers-monde,
elle n’a d’intérêt que si le pays est très grand, très peuplé et bien pourvu en
matières premières. L’économie peut alors atteindre un grand niveau de
développement, mais ne bénéficiant plus des avantages du commerce
international, elle dérive vers ce que les Biologistes appellent « nanisme
insulaire », se dispersant dans une multitude de petites entreprises à faible
productivité.
La seconde variante, la « métropole franche » est tirée d’une évidence : la
seule ville de Paris, avec ses éclats polaires disséminés en France, permet le
fonctionnement de l’espace francophone dont elle possède le noyau. La métropole
franche consiste à implanter dans une zone sous-développée comme l’Afrique un
pole de même nature, une ville internationale dont l’activité économique se
placerait au-dessus des grandes métropoles africaines et dont l’action se
substituerait à celle de Paris, Londres et consorts.
Cette solution est très séduisante : elle n’implique aucune coupure avec le
reste du monde, ne réclame aucune condition sur la propriété des capitaux et
s’accommode aisément de la segmentation politique des Etats. De plus, elle ne
pose pas de problème technique.
La seule difficulté de la métropole franche est sa nature juridique et surtout,
sa zone d’implantation.
3. L’équilibre de la balance des paiements
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La balance des paiements est, dans son principe, équilibrée, tout échange
engageant un mouvement symétrique de biens de valeur équivalente. Une
balance en permanence déséquilibrée exigerait alors le type de subventions
pérennes qu’on trouve entre régions d’un même pays, mais qui, sur le plan
international, se masquent sous le déguisement humanitariste d’aide au
développement. De toute évidence, le caractère bancal de cette solution est
double, car d’un côté, elle présente comme un don gracieux une maladroite
tentative de résoudre un problème économique fondamental, de l’autre côté, elle
fait peser sur les citoyens des pays développés des charges dont l’incidence est
pratiquement nulle auprès des bénéficiaires.
4. La convertibilité de la monnaie
Elle ouvre la meilleure piste de solution avec la monnaie binaire.
3. LA MONNAIE BINAIRE
3.1. DEFINITION
Dans un pays en état occlus, l’économie ne tourne que de manière partielle,
une grande partie se réfugiant dans le secteur informel qui n’est qu’un
déguisement du chômage massif. On peut donc retirer cette population
surnuméraire dont le rôle est nul, voire négatif, sans affecter le revenu global et
l’isoler dans une autarcie où elle pourrait se mobiliser de manière plus utile.
La conséquence immédiate sera une augmentation de la production. En
outre, cette population isolée et protégée par cet isolement même permet
d’entretenir une croissance permanente et d’empêcher que le système ne se
verrouille.
Mais comme on ne peut découper physiquement un pays, il faut trouver une
solution alternative et c’est là qu’intervient la monnaie binaire. Il s’agit de la
coexistence, au sein d’une même économie, de deux monnaies inconvertibles :
une majeure, recouvrant plusieurs pays et une mineure d’extension locale. Le prix
d’un bien est un couple de nombres dont le premier, en monnaie mineure, reflète
sa valeur ajoutée locale, le second en monnaie mineure, les importations.
Elle reproduit une économie de troc sans ses faiblesses. Les biens
européens exposés à Dakar et libellés en Euro ne seraient alors vendues qu’à
concurrence des Euros qui se trouvent au Sénégal et dont la quantité ne dépend
que de l’arachide que l’Europe veut bien acheter, alors que les biens africains
seraient fabriqués en concurrence des CFA que l’économie locale peut produire.
Les deux continents auront exactement le même commerce extérieur et les
problèmes de balance des paiements sont mécaniquement résolus, la possibilité
s’ouvrant très largement pour le développement d’une industrie locale.
A contrario, si les monnaies deviennent convertibles, c’est-à-dire, dès lors
qu’il devient possible de traduire les biens des deux continents dans une même
monnaie, ceux de l’Afrique sont automatiquement éliminés parce que peu
compétitifs.
La raison pour laquelle la convertibilité joue un rôle aussi pernicieux se
comprend si on se rappelle qu’en autarcie, les prix relatifs à l’intérieur des deux
pays sont différents : ici, 1 kg de blé vaudra 3 kg de riz et là, ce sera l’inverse.
L’introduction d’une même monnaie (ou la convertibilité des deux monnaies), en
21
même temps qu’elle simplifie les échanges, impose un nouveau système de prix et
réalise une fusion de fait des deux pays en une économie plus grande, laquelle
s’organise immédiatement en Firmose, entraînant de ce fait le verrouillage du pays
le plus faible.
Le sous-développement est donc une pathologie d’origine monétaire dont le
vaccin radical est la monnaie binaire, efficace en toutes circonstances et
indépendante des idéologies et des choix d’organisation sociopolitique. Elle n’est
cependant qu’un instrument technique de gestion destiné à pallier aux graves
défaillances de la monnaie traditionnelle et à éliminer les conséquences que
celles-ci a créées, notamment les états occlus.
La monnaie binaire ne dispense donc pas d’une politique de
développement.
D’un point de vue formel, la monnaie binaire entre dans la problématique
mineure, mais ancienne des monnaies parallèles que n’arrivent pas à intégrer
l’analyse économique traditionnelle qui les considère davantage comme des
phénomènes pathologiques ou de simples curiosités sociologiques. Elle
représente une forme évoluée des monnaies communautaires qui cherchent à
favoriser l'intensité des échanges dans un espace restreint. Celui-ci peut être un
territoire (Ithaca Hours aux Etats-Unis), un cercle d'adhérents plus ou moins
enraciné dans une localité (systèmes d'échange local SEL) ou un espace virtuel
(cercles d'échanges sur Internet).
Au delà de leurs préoccupations idéologiques, les monnaies
communautaires constituent une opération technique visant à soustraire un réseau
d’échanges de l’économie mondiale et de le faire fonctionner comme un kyste doté
d’une vie propre.
La monnaie binaire représente précisément une forme de monnaie
communautaire érigée à l’échelle de tout un pays et portant sur tous les échanges.
Mais il s’agit d’un système officiel où les deux monnaies sont émises par la même
autorité dans des proportions correspondant, pour la monnaie mineure, à la
production locale consommée à l’intérieur, pour la monnaie majeure aux
exportations. De plus, elle n’a pas la forme duale des autres monnaies parallèles
qui juxtaposent des réseaux d’échanges physiquement séparés où chaque
monnaie s’applique à un certain type de biens. Dans un réseau binaire, le prix est
un couple irréductible où chaque transaction doit être le reflet exact de la fraction
importée et de la fraction locale.
Et c’est bien là où se situe la différence fondamentale entre la monnaie
binaire et les multiples expériences menées notamment en Amérique du Sud. Au
Cuba par exemple, le peso convertible appelé chavita cohabite avec un peso non
convertible.
Mais l’expérience cubaine n’est pas la monnaie binaire, car le chavita qui
peut être échangé avec le dollar ou l’euro n’est utilisé que dans des magasins
spéciaux, créant ainsi deux réseaux commerciaux parallèles physiquement
séparés.
Une telle formule est fondamentalement irrationnelle et foncièrement
dangereuse puisqu’elle entretient une grave désarticulation entre le système
monétaire et l’économie réelle. En effet, toute la production locale y dépend des
importations, directement ou indirectement : le maraîcher qui vend sa tomate au
marché local doit emprunter un véhicule importé que le propriétaire ne peut
entretenir qu’avec des chavitas. Aussi est-il naturel que ce propriétaire réclame en
22
paiement des chavitas qui lui permettront d’importer des pièces détachées et non
le peso local qui, en l’occurrence, ne lui sert à rien. Mais en imposant au maraîcher
de ne vendre qu’en peso local, le gouvernement l’empêche d’avoir la monnaie
requise pour recourir au service du véhicule, autrement dit, pour produire tout
simplement.
La conséquence est un étranglement du système productif local et une
forme d’économie boursouflée où tous les opérateurs s’engouffrent dans la
recherche effrénée des rares chavitas que l’Economie peut produire.
La solution au problème cubain consisterait alors à laisser le système
fonctionner librement avec les deux monnaies, sans ce désir lancinant de tout
contrôler, en respectant scrupuleusement les proportions idoines.
Le cas cubain illustre l’exemple d’une bonne solution qui, parce que mal
valorisée, se révèle pire que le statu quo, surtout lorsqu’elle se mêle de
préoccupations idéologiques. La monnaie binaire n’est utile que si l’économie
profite entièrement des apports de l’extérieur, indépendamment des options
idéologiques : elle n’a pas pour objet de limiter les échanges, mais de valoriser les
capacités productives bloquées par une mauvaise insertion.
Le seul problème de la monnaie binaire est son aspect pratique, la
manipulation d’un prix binaire n’entrant pas dans les habitudes, mais la monnaie
électronique relativise considérablement cette difficulté. Son adoption ne posera
donc aucun problème dans les pays développés.
Mais même dans les pays en retard, il suffit de choisir des billets bleus pour
la monnaie mineure et jaune pour la majeure : le ménage sait alors qu’un costume
importé coûte 10 billets jaunes, un costume entièrement local 10 billets bleus et un
costume cousu localement avec des étoffes importées 6 billets bleus et 4 billets
jaunes.
3.2. MONNAIE BINAIRE ET EMPLOI DANS UN PAYS DEVELOPPE
Dans une économie moderne, l’occupation d’un poste exige une formation
spécifique, une certaine expérience ou un certain talent. N’importe qui ne peut être
utile dans un hôpital, une usine, une Université ou un orchestre philharmonique.
L’adéquation entre l’Emploi et le Système productif exige ainsi une bonne
anticipation de l’état des besoins et l’ajustement conséquent du système
académique pour y répondre. Mais l’ajustement parfait est rendu impossible par
l’inévitable décalage entre les anticipations actuelles et les besoins dans un terme
éloigné. Les enfants sont en effet formés sur la base des connaissances actuelles
et s’inscrivent dans les filières dont l’état futur est très spéculatif. De multiples
chocs dont on ne peut saisir a priori la survenue ou l’incidence entraîneront
fatalement un écart entre les besoins de l’appareil productif et l’Emploi au moment
où ils entreront dans la vie active.
De tels écarts peuvent être résorbés par deux types de mouvements : la
technomigration et la géomigration.
-la technomigration peut se définir comme l’insertion d’un individu à un
poste de travail ne correspondant pas à la catégorie ou au secteur dans lequel il a
été formé. Les disciplines ne sont pas complètement étanches et le passage d’un
corps à l’autre reste possible, sous réserve d’une formation supplémentaire plus
ou moins importante. Mais à ces coûts de recyclage s’ajoute la dévaluation de la
formation initiale. De fait, lorsqu’un Ingénieur doit se contenter d’une place de
23
technicien, il se sent rétrogradé de la catégorie sociale à laquelle il pensait avoir
droit, un droit fondé sur le fait objectif que des gens ayant suivi sa formation,
quelquefois avec moins d’aptitude occupent des postes plus intéressants. Le
sentiment de dévaluation vient justement de l’évidence que la société ne lui a pas
ménagé des possibilités d’exprimer tout son potentiel.
-La géomigration permet de résorber les écarts par le déplacement des
travailleurs d’une zone à l’autre. Les secteurs économiques sont en permanence
restructurés, des activités pouvant apparaître, disparaître ou se délocaliser. Tous
ces changements génèrent un écart entre les besoins d’emplois de chaque zone
et les opportunités offertes, le réajustement se faisant par les migrations.
Les géomigrations ont également un coût portant sur la recherche d’un
nouveau logement, l’intégration dans un nouvel environnement humain, etc.
Les migrations permettent d’ajuster en permanence l’offre à la demande,
mais du fait qu’elles ont un coût, le mécanisme peut s’enrayer par une technologie
très évolutive et l’intensification des échanges extérieurs.
De fait, plus les pays s’intègrent, plus l’orientation des industries nationales
reflète davantage les forces mondiales que les besoins internes. La subite menace
chinoise sur l’industrie française de l’habillement obligera la France à recycler
précipitamment son personnel textile dans un autre secteur, se contraignant ainsi
à une nouvelle configuration de la main-d’œuvre qu’elle n’avait ni anticipée, ni
souhaitée. Sans compter la longue chaîne de conséquences liées à cette
restructuration, telle que l’anémie de certaines filières académiques et le besoin de
développement des autres, l’effondrement économique de certaines régions au
profit de nouvelles, etc.
En définitive, la structure effective de l’emploi en France, issue de son
système académique, peut être de 10 informaticiens et 6 chimistes alors que les
exigences de l’économie internationale lui imposent la configuration inverse, 6
informaticiens et 10 chimistes. Elle se verra alors contrainte soit de reconvertir 4
informaticiens en chimistes, ce qui n’est pas toujours acquis, soit de procéder à un
mouvement migratoire symétrique, où l’émigration des informaticiens nationaux en
surnombre est compensée par l’immigration des chimistes étrangers.
L’extrême évolutivité de la technologie et l’intensification de la concurrence
mondiale entraînent ainsi l’inadéquation ou l’obsolescence rapide des expertises
dont le recyclage n’est pas toujours possible, pour des raisons d’âge, de niveau de
formation ou de cloisonnement technique des corps de métier.
La conséquence immédiate est une poussée de plus en plus intense à la
migration, dans la permanente recherche d’un ajustement entre les offres et les
demandes de main-d’œuvre sur le plan sectoriel et géographique.
Mais, même possibles, le recyclage et les migrations ont un coût financier et
humain très important. Il en découle un décalage permanent entre une demande
en expertise très volatile, alignée sur l’économie mondiale et une offre en expertise
moins élastique, articulée au système académique et attachée à une certaine
stabilité géographique et sectorielle.
Ce décalage entraîne une distorsion permanente du marché de l’emploi dont
l’expression est la juxtaposition d’un chômage endémique avec un immense
besoin de spécialités.
Lorsque l’espace est plus homogène comme en Amérique du Nord, les
migrations sont un peu plus faciles ; mais si l’espace est compartimenté par des
24
frontières linguistiques comme en UE, elles deviennent moins fluides et l’effet
immédiat est un taux de chômage plus élevé.
La mondialisation rend ainsi le système économique trop volatile et
complètement antagonique à la stabilité des emplois qui doit être recherchée
parce que plus conforme à l’homme tel qu’il a apparu sur terre. L’extrême mobilité
de la main-d’œuvre qu’elle suscite n’aboutit ni à la productivité, ni au bonheur
matériel et si certains économistes, enfermés dans leur mystique de flexibilité
trouvent cette situation attrayante, elle ne l’est pas du tout. Même le Professeur
d’Economie le plus attaché à la flexibilité n’aimerait parcourir les Universités les
unes après les autres avec des Contrats à Durée Déterminée (CDD).
La solution consiste donc à tempérer les torsions de l’économie internationale
sur les économies locales par la monnaie binaire.
3.3. THEORIE DE L’APPAREIL MINIMAL ET CRISE DE RELAXATION
La monnaie binaire est une solution efficace aux états occlus en tout lieu et
en tout temps puisqu’il constitue une réponse directe au grand Corollaire des
Hiérarchies. Mais il existe d’autres solutions et nous avons évoqué la cas de petits
pays périphériques d’un grand pole qui peuvent amorcer le développement par
délocalisation des activités exigeantes en main-d’œuvre.
Une autre possibilité, qualifiée de « Théorie de l’Appareil Minimal », trouve
sa source dans l’innovation permanente des biens technologiques.
Un bien nouveau apparaît toujours sous la forme d’un prototype et connaît
une longue suite d’améliorations au rythme des innovations entretenues par la
concurrence des firmes fabricantes.
Mais si dans un premier temps, les améliorations ont pour effet de rendre
l’appareil plus pratique, elles finissent par se concentrer sur des fonctionnalités
mineures et de plus en plus périphériques par rapport à son utilité fondamentale.
Les voitures d’autrefois n’étaient pas très évoluées, mais elles permettaient quand
même de voyager et, de ce point de vue, les services qu’elles rendaient n’étaient
pas significativement différents de ceux de nos actuelles limousines. Les
améliorations supplémentaires et coûteuses qui s’y sont ajoutées ne se sont pas
traduites par des gains conséquents en termes d’utilité et quelquefois, la voiture
peut se retrouver avec une série de gadgets dispendieux qui alourdissent
exagérément son prix.
Cette haute sophistication aggrave l’écart technologique entre les pays et
rend d’autant plus difficile l’insertion des pays sous-développés dans les segments
productifs utilisant une technologie trop évolutive. La conséquence majeure est la
dissolution de l’embryon industriel qu’ils ont pu se constituer auparavant et leur
décrochage définitif de l’évolution technologique. Ils ne disposent alors plus que de
deux possibilités :
-la première est le recyclage des biens dans le cadre d’une économiebrocante. Le pays importe les biens usés ou obsolètes dont la valeur économique
est devenue très faible et dont la réforme est plus coûteuse dans leur
environnement initial. Cette voie, choisie par l’Afrique sub-saharienne permet
d’acquérir une quantité élevée de produits usagés (habillement, voiture,
électroménagers, etc.) et de compenser partiellement la dégradation des termes
de l’échange.
25
L’économie de la brocante ne favorise que les biens de consommation et
ceux directement tournés à l’activité intérieure tels que les bulldozers qui créent les
routes, les camions, les turbines, mais c’est une solution à court terme qui ne
résout pas leur problème de fond.
-la seconde voie, propre à l’Asie du Sud-est et au Brésil, repose sur le
principe de l’appareil minimal. Plutôt que de recycler des appareils obsolètes, le
pays développe une industrie portant sur des formes relativement simplifiées, en
dépouillant les versions sophistiquées de leurs éléments supplémentaires, souvent
les plus onéreux.
Le développement par l’appareil minimal est lié à un niveau de maturation de
la technologie elle-même, mais elle est favorisée par des facteurs internes tels que
la taille des marchés et l’éloignement géographique ou idéologique des
concurrents.
Ses effets sont différents : alors que l’économie-brocante continue à
prolonger les anciennes hégémonies où chaque pays garde sa place dans la
hiérarchie technique, l’appareil minimal place les pays occidentaux dans une
double tenaille qui génère une crise aux conséquences immenses.
-D’une part, les nouveaux pays traduisent leur croissance par une demande
explosive de matières premières et imposent aux pays centraux une vigoureuse
concurrence dans les zones d’approvisionnement où ils étaient initialement en
situation de monopole.
Par la même occasion, ils privent les pays développés d’un instrument
efficace leur permettant d’équilibrer leur balance de paiements. En effet, ils
importent la matière première en contrepartie des produits qui en sont issus ; ils
peuvent donc neutraliser toute tentative d’augmentation des produits primaires en
les retournant sous la forme d’un surenchérissement des produits manufacturés.
Ainsi, si le Burkina Faso augmente le prix de son coton, cette augmentation lui est
retournée sous la forme d’un costume plus cher.
Or, cet avantage disparaît avec l’émergence de nouvelles puissances.
-Simultanément, la tenaille de ces nouveaux pays émergents porte sur les
débouchés. Leurs produits sont de qualité moindre, mais le rapport qualité/prix est
nettement plus avantageux. De plus, comme ils ne font que copier leurs
devanciers, ils améliorent la qualité de leurs biens à grande vitesse, amenuisant
les écarts et renforçant leur présence. Le processus va d’ailleurs s’accélérer grâce
à l’apport des capitaux occidentaux, comme s’ils allaient au secours de leur propre
défaite.
Les pays centraux n’arrivent plus à vendre et leurs industries commencent à
se déliter. La balance commerciale bascule violemment. Ils se retrouvent
subitement dans l’obligation d’ajuster leur système productif aux nouvelles marges
imposées par ces concurrents, ce qui suppose l’élimination des capacités
productives devenues surnuméraires. Ce besoin de restructuration se manifeste
alors par une violente crise de relaxation du système.
La crise touche prioritairement les pays centraux, mais elle va affecter
l’ensemble de l’économie mondiale du fait de l’interconnexion des marchés. Il
n’empêche que la situation va profiter globalement aux nouveaux pays et qu’une
nouvelle hiérarchie économique sera installée.
Comme on le voit, la crise actuelle est qualitativement différente des
précédentes puisqu’elle
traduit
un
puissant
processus
de
26
déstructuration/restructuration des hégémonies. Elle sera récurrente, mais sa
violence s’amortira progressivement, jusqu’à ce que la structure économique
mondiale présente une configuration très différente.
L’Appareil Minimal est une technique qui n’est applicable qu’avec une
technologie très évoluée. Elle peut être adoptée par un grand pays pour sortir de
son sous-développement, mais elle n’apporte pas un gain important dans
l’ensemble de l’Humanité puisqu’il s’agit plus d’une redistribution des cartes que
d’une évolution nette.
Or, la question n’est pas de prendre la place des anciens pays industriels en
les transformant à leur tour en pays sous-développés, mais de voir comment la
totalité de la communauté humaine peut se développer.
L’économie occidentale est marquée par d’importantes rigidités dues à son
ancienneté : salaires très élevés, système social évolué et rigide, vieillissement de
la population. La logique de la compétitivité internationale à laquelle elle est
accrochée lui était profitable tant qu’elle était seule à maîtriser la technologie, mais
les choses ont changé et elle risque de se vider de tout son sang. Il est donc
important de prendre la logique apaisée de la monnaie binaire où chaque
économie n’est concernée par le commerce international que dans la mesure de
ses capacités.
C’est la seule démarche pour mettre fin à la crise actuelle tout en ménageant
les acquis.
3.4. MONNAIE BINAIRE ET ENVIRONNEMENT
La complexe problématique de l’environnement s’est surtout coagulée autour
du réchauffement climatique dont la portée planétaire concentre tous les
cauchemars. La communauté internationale se mobilise à travers des initiatives
fortes comme le Protocole de Kyoto et l’action inlassable des Organisations Non
Gouvernementales.
Tout en reconnaissant les résultats appréciables de telles initiatives, on peut
à bon droit s’interroger sur l’efficacité des démarches politiques. L’hétérogénéité
des situations est telle que la moindre résolution n’est acceptée qu’au prix de
multiples dérogations et tout changement de conjoncture peut doucher
l’enthousiasme et entraîner des reculs.
En outre, ces contraintes entraînent un surcoût sur la production que
supportent mal les pays en phase d’industrialisation. C’est pourquoi il faudrait
compléter les démarches politiques dont les effets positifs sont limités par la bonne
volonté des partenaires d’une autre démarche inspirée par la monnaie binaire.
Pour bien comprendre comment agit celle-ci, il faudrait rappeler que la crise
de 1973 consécutive à la création de l’OPEP et une augmentation importante et
durable du prix du pétrole avait favorisé le développement des énergies moins
polluantes et atténué la dépendance vis-à-vis du pétrole. Ce faisant, l’économie
mondiale avait élargi sa base énergétique et permis le développement de
l’industrie nucléaire, du biocarburant et de l’énergie géothermique.
On peut alors se poser deux questions fondamentales :
-Peut-on encore élargir la base énergétique de l’économie mondiale à la
faveur d’une autre augmentation du prix du pétrole ? La réponse est négative
pour une raison simple : les grands utilisateurs du pétrole ont pu développer des
mécanismes de résistance contre toute hausse des prix, par une diversification
27
des produits énergétiques, la gestion des stocks, la recherche et la meilleure
exploitation des gisements, etc. L’économie mondiale est devenue très élastique
par rapport aux fluctuations des prix qui n’exercent pratiquement plus de
contrainte, d’où un étonnant paradoxe : en se rendant plus flexible vis-à-vis du
pétrole, l’économie mondiale s’est privée des moyens de s’en émanciper
totalement !
-Peut-on élargir la base énergétique de l’économie mondiale avec des
mesures politiques ? La réponse est également négative. Dans un
environnement de libre échange et de vive concurrence, un pays ne peut
développer que des énergies présentant un rendement exceptionnel. Des
ressources non polluantes tels que le solaire ou le vent, aussi abondantes soientelles, ne seront exploitées que dans la mesure où le KW qu’on en tire est moins
cher que celui du pétrole.
En s’imposant ainsi comme la ressource énergétique de référence, le pétrole
crée un verrou qui empêche l’exploration de nouvelles pistes porteuses à long
terme. Il focalise toutes les demandes et chaque pays est obligé de tordre son
système productif pour l’acquérir à l’extérieur, en échange des produits
manufacturés dont les offres multiples déclenchent une concurrence intense. Mais
contrairement à une saine compétition visant à éliminer les entreprises
véritablement malades, cette ambiance de vive compétition ne se traduit guère par
une baisse des prix, mais par une hécatombe des entreprises, autrement dit, un
gouffre à ressources. Marques et entreprises se succèdent ainsi les unes aux
autres dans une course frénétique, par fusions, créations, faillites, encore et
encore, dans tous les secteurs. Tantôt, le pays aura une industrie d’ordinateurs
avant de l’abandonner, puis il reviendra, et ainsi de suite. Et l’économie
internationale continuera ainsi, frénétique et sanglant, dans une farandole
monstrueuse et insensée, comme agité par Lucifer lui-même.
Comme on le voit, l’emballement dans la compétitivité entraîne l’écroulement
en série des entreprises et la destruction récurrente des efforts, alors même qu’on
aurait dû les déployer de manière plus utile dans d’autres secteurs. L’effet sur
l’environnement n’en est que plus important : outre la fixation sur le pétrole dont on
ne dénoncera jamais assez la nuisance, les entreprises éliminées représentent
une énergie produite en pure perte, car leur élimination ne restaure pas l’énergie
requise pour les construire. Tout se passe alors comme si on avait brûlé les
ressources pour jouer…
Le système international est cependant constitué d’une manière telle qu’il est
impossible de faire autrement. La solution, de toute évidence, ne doit peut pas se
limiter à une législation internationale difficile à appliquer, mais dans une stratégie
de meilleure répartition des efforts auprès d’autres sources d’énergie.
Et une fois de plus, la monnaie binaire apparaît la seule mesure idoine, car
elle permet la survie et le développement des énergies alternatives,
indépendamment du prix du pétrole, sans baisse de compétitivité et sans réduction
du commerce international. De plus, en détendant la compétition internationale,
elle réduit considérablement le gaspillage des ressources dû à une compétition
déraisonnable.
3.5. UN NOUVEAU SYSTEME MONETAIRE INTERNATIONAL
28
La crise financière actuelle repose la problématique d'un système monétaire
international plus stable et plus régulé, au lieu du système de changes flottants
actuels qui fait peser de fortes incertitudes sur les échanges et les découragent.
En outre, c’est un système fondamentalement instable qui pousse à de
successives dévaluations compétitives visant à favoriser les exportations, mais
dont la neutralisation mutuelle entraîne une contraction des échanges et des replis
protectionnistes.
La recherche d’un nouveau système n’est cependant pas chose aisée, car il
ne faut pas oublier que la situation actuelle vient après une longue série d’échecs
d’anciennes formules virtuellement plus stables : compensation, étalon or, étalon
de change or multipolaire, étalon de change or basé sur le dollar, etc.
Sans doute est-il temps de se demander franchement si on n’a pas fait
fausse route et si un système de changes fixes est humainement possible : en
réalité, il ne l’est pas. L’instabilité permanente du Système Financier International
ne vient pas des mauvais choix jusqu’ici adoptées, mais d’une impossibilité
intrinsèque : on ne peut jamais avoir un système monétaire international stable
dans un monde basé sur l’équilibre de la balance des paiements, les migrations
contrôlées des populations, la libre circulation des biens et des capitaux et la
convertibilité de la monnaie.
Un tel système est mathématiquement impossible. Si les anciens n’ont pas
fonctionné, c’est justement parce qu’ils portaient le défaut génétique d’être une
monnaie unique, ce qui est évident quand le taux de change est stable, mais qui
reste encore vrai même si les taux sont flottants. Dans ces conditions, tous les
systèmes économiques se transforment en une Firmose mondiale où sévit le
Grand Corollaire des Hiérarchies.
Pour concevoir un SMI stable, il faudrait considérer chaque espace
économique comme formée d’une première composante internationale qui traduit
son niveau d’insertion dans les filières mondiales de production, et une seconde
composante locale. Avec une monnaie convertible, la composante internationale
étouffe son analogue locale et le pays doit être plus fort que ses partenaires pour
résister. Il s’agit là d’une logique inacceptable et en tout état de cause, intenable. Il
est plus efficace et plus judicieux d’avoir un système où les deux composantes se
complètent et ne s’entravent pas mutuellement, ce qui n’est obtenue que si le
système financier est le reflet des deux segments.
On en déduit le système monétaire international optimal : une monnaie
mondiale unique et universelle, évoluant en parallèle, dans chaque zone,
avec la monnaie locale de la zone.
La monnaie mondiale a cours légal et pouvoir libératoire dans le monde
entier, mais seulement pour le volume des transactions directement rattachées
aux échanges extérieurs. Une voiture fabriquée à Toronto sur la base des
importations de 10.000$ et d’une valeur ajoutée locale de 8000$ ne coûtera pas
18000$, mais 10000$ en monnaie mondiale et 8000$ en dollars canadiens, avec
obligation pour le client de sortir simultanément les deux montants de sa poche.
Ce système peut paraître étrange, mais il est le seul qui soit conforme à la
réalité économique. Il traduit le fait que le Monde entier étant une Firmose, le
développement harmonieux de tous et la stabilité du SMI ne sont possibles que si
le Grand Corollaire des Hiérarchies, source de toutes les instabilités du système
est neutralisé.
29
CONCLUSION
Le sous-développement est un produit historique de l’évolution
technologique qui a intensifié les relations économiques et imposé certaines lois.
Dans une Firmose en effet, les agglomérations sont organisées suivant une
structure hiérarchique arborescente qui déborde les frontières nationales, les plus
importantes confinant les autres à des activités accessoires.
Les agglomérations des pays en retard sont ainsi assujetties à l’autorité des
grandes métropoles occidentales qui les empêchent de développer une grande
industrie et des moyens de production propres à entretenir leur croissance. Ils
doivent donc les acquérir en échange de produits bruts.
Mais la demande occidentale de ces produits n’évolue pas au même rythme
que leurs besoins, dopés par une croissance démographique accélérée. Les
importations des biens de production ne suivant pas, la population sacrifie sa
consommation et recycle son patrimoine dans les activités tertiaires, ce qui génère
une croissance apparente pendant que la misère s’amplifie. L’économie se
transforme en un magma touffu de petites unités informelles dont l’intérêt n’est
qu’humain. Un chômage d’un type inconnu apparaît, touchant essentiellement les
personnes les mieux formées et surtout, les cadres techniques.
Le sous-développement n’est donc ni un retard, ni le résultat d’un complot
mystérieux, ni l’effet des faiblesses opérationnelles des victimes, mais la
conséquence du Grand Corollaire des Hiérarchies, un théorème qui démontre
l’impossibilité de réaliser simultanément les migrations contrôlées des populations,
la libre circulation des biens, l’équilibre de la balance des paiements et la
convertibilité de la monnaie.
En restaurant le troc sans ses faiblesses, la monnaie binaire neutralise le
Corollaire des Hiérarchies et introduit la variété nécessaire pour assouplir un
système économique trop grand, trop instable et trop rigide. Elle permet le
déverrouillage rapide de toutes les économies tout en dopant le commerce
international, élimine le chômage, stabilise l’emploi et tempère les effets de la
mondialisation. La solution ne coûte pratiquement rien et tout au plus peut-elle
poser quelques problèmes pratiques faciles à surmonter.
Ce théorème agit également dans les pays développés où il entraîne un
chômage endémique. Avec la Mondialisation, ses effets sont démultipliés,
entraînant une instabilité de l’emploi complètement antagonique au bonheur
matériel que les mystiques de la flexibilité prétendent lui trouver.
La mondialisation aggrave également la concurrence qui exerce une
pression inutile sur l’environnement, avec une extrême dilution des ressources
liées à l’hécatombe des entreprises et une irrépressible coagulation sur l’usage du
pétrole.
La monnaie binaire se présente aussi comme la réponse adéquate à la
crise économique actuelle qui traduit un processus de restructuration des
hégémonies mondiales, avec un risque d’hémorragie de certaines économies
occidentales. Plus fondamentalement encore, elle fournit le seul système
monétaire international stable et permanent.
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BIBLIOGRAPHIE
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