La « perception interne » en phénoménologie
Comment en effet comprendre ces termes de « percep-
tion interne » en phénoménologie, si l’on part du principe
que tout est étudié d’après son entrée en conscience ?
Devons-nous en déduire que tout devient « perception
interne » chez Husserl ?
Dans les Ideen 1 [11] Husserl emploie les expressions
de « perception interne » et de « perception externe » :
« Nous avons une expérience originaire des choses phy-
siques dans la “perception externe”; nous ne l’avons plus
dans le souvenir ou dans l’anticipation de l’attente ; nous
avons une expérience originaire de nous-mêmes et de nos
états de conscience dans la perception dite interne ou per-
ception de soi ; nous n’en avons pas d’autrui et de son vécu
dans “l’intropathie”(« Einfühlung », p. 15).
Pour expliquer ce qu’il entend par « perception
interne » et « perception externe », Husserl compare la per-
ception d’un souvenir à la perception du vécu d’un autre
homme, par intropathie, c’est-à-dire en faisant la démarche
de se mettre à la place de l’autre pour le comprendre, ce
que l’on appelle aujourd’hui la « théorie de l’esprit ».
Nous soulignons, à ce sujet, les rapprochements et les dis-
tinctions très actuels entre les mécanismes impliqués dans
la mémoire (le voyage mental dans le temps) et dans la
théorie de l’esprit (la capacité d’adopter le point de vue
d’autrui).
La perception du sujet connaissant serait originaire et
donc plus immédiate, plus précise pour le sujet que la per-
ception d’une perception d’autrui. Cependant, dans ce pre-
mier chapitre des Ideen, Husserl adopte encore le regard
d’un homme usant de l’attitude naturelle, c’est-à-dire non
phénoménologique. Son regard n’est pas encore « eidé-
tique », c’est-à-dire sachant décrypter l’essence des « cho-
ses perçues ». Il ne fait donc pas la même distinction, entre
perception interne et externe, que plus tard et comme ce
sera le cas dans la suite de cet article. Il est utile de bien
comprendre cette première distinction pour comprendre
la deuxième : dans l’extrait cité ci-dessus, la perception
interne équivaut alors aux perceptions miennes de moi-
même, au contraire des perceptions externes, moins lisi-
bles, de perceptions perçues indirectement, comme c’est
le cas de la perception des vécus d’autrui. Après réduction,
la perception interne et la perception externe ne sont plus à
lire en ce sens : la perception interne devient la perception
de la perception en elle-même et celle-ci est, pour Husserl,
chose plus vraie et plus proche du moi lui-même, que le
contenu de la perception. Ce n’est donc pas le fait que
l’objet d’étude soit externe ou interne au sujet qui intéresse
Husserl, en tant que phénoménologue, mais c’est la façon
dont le sujet connaît avec plus ou moins d’immédiateté ce
qu’il reçoit et conçoit.
Dans l’attitude phénoménologique, l’opposition entre
un extérieur et un intérieur de soi n’aura plus vraiment de
sens, puisque tout est objet de réflexion du sujet. Ensuite,
bien entendu, la réflexion peut être directe ou indirecte,
mais tout dépend du degré de réflexion, ou encore du
mode de réflexion et non plus du lieu de l’objet étudié
selon un extérieur et un intérieur. Afin d’être plus clair
par la suite et de ne pas faire perdurer l’ambiguïté des
termes de perception interne ou externe, Husserl parlera
de perception, ou de présentification (perception de
perception).
Le terme d’« intériorité » est en lui-même paradoxal. En
effet, l’homme est à la fois composé d’une intériorité et
d’une vision de l’extérieur de lui-même, or l’un comme
l’autre sont découverts par lui en lui-même. Il n’y a donc
de monde extérieur qu’à partir d’une réflexion intérieure.
L’identité du monde, comme l’identité à soi, sont rendues
possibles par la réflexion de l’humain. Ainsi, l’intériorité
n’est pas un enfermement en soi, mais elle a cette capacité
d’ouvrir à ce qui n’est pas soi. Il y a, en soi, autre que soi.
Il n’est donc pas judicieux de penser la définition du soi
de l’homme par abstraction de ce qui serait temporel,
puisque l’homme est un être au monde, vivant le dehors
par son dedans et comprenant ce qu’il est en pénétrant le
monde. L’homme est homme par sa pensée, mais égale-
ment par son inscription dans un monde qui résonne en
lui, puisque c’est dans le monde que l’homme a à réfléchir.
C’est en étant au monde que l’homme peut avoir l’intuition
de cet « extérieur » en lui et le saisir comme appartenant à
son « intérieur » ; il n’y a donc plus de césure entre une
intériorité et un extérieur, puisque tout est intentionnalité,
tout est pensé. Cependant, il peut être utile de retenir cette
opposition entre « perception interne » et « perception
externe » pour base, puisque, avant d’entrer vraiment en
phénoménologie, c’est ainsi que nous avons communé-
ment l’habitude d’appréhender les choses. D’ailleurs, si
Husserl découvre la conscience absolue, le moi phénomé-
nologique, ce moi au monde constituant, cette pure cons-
cience, c’est bien en étant parti lui-même d’une étude sur
les actes dits « de base », c’est-à-dire internes au sujet,
comme c’est le cas lorsque le sujet se réfléchit lui-même,
imagine ou encore se souvient. En effet, Husserl partait de
ce préjugé d’une séparation entre un dehors et un dedans,
mais en étudiant le « dedans » du sujet, il découvre le moi
pur constituant et la méthode phénoménologique elle-
même. Finalement, en phénoménologie, la distinction
entre perception interne et externe n’a plus lieu d’être,
puisque tout devient pensée. Cependant, à une autre
échelle d’analyse, il existe encore deux niveaux de percep-
tion à développer, non plus naturelle, mais phénoménolo-
gique, intentionnelle : une perception directe, interne, et
une perception indirecte, externe, la perception de
perception.
Avec Husserl, la perception externe prend alors un nou-
veau visage, puisqu’elle laisse surgir l’existence d’une cons-
cience préréflexive, qui a déjà été consciente. La perception
externe prend un tout autre sens, puisque nous avons subi
une véritable conversion du regard avec Husserl, en n’usant
plus des représentations mentales au premier degré, de
façon naïve, mais en les observant comme des phénomè-
nes, comme des « apparus à la conscience ». Toute chose
est phénomène si elle se donne de manière consciente à la
Article de synthèse
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EVUE DE NEUROPSYCHOLOGIE
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EUROSCIENCES COGNITIVES ET CLINIQUES
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