doi: 10.1684/nrp.2009.0050
Le concept de rétention chez
E. Husserl : une mémoire constitutive
aux sources de la mémoire de travail
Retentions concept by E. Husserl:
a constitutive memory at the roots
of working memory
Résumé La mémoire à court terme et la mémoire à long terme sont
des concepts largement utilisés en neuropsychologie
avec des définitions précises. Lhistoire récente de ces concepts et des modèles qui les utilisent
(modèle de la mémoire de travail de Baddeley, conceptions multisystèmes) est relativement
bien connue. En revanche, leur fondement a rarement été relaté explicitement. Nous nous
proposons ici de nous pencher sur les origines philosophiques du phénomène de mémoire à
court terme, non alors utilisé sous ce nom. En philosophie, Edmund Husserl (1859-1938) a, en
effet, fait une distinction entre ce quil appelait « mémoire par rétention » (mémoire à court
terme) et « mémoire des ressouvenirs » (mémoire à long terme) grâce à une méthode spéci-
fique dont il est le fondateur : la phénoménologie. La phénoménologie décèle lessence de
chaque chose en tant quobjet de conscience, et Husserl sintéresse alors à lessence précise de
la mémoire et analyse nos représentations en elles-mêmes. Le fait détudier le rapport de la
conscience avec ce quelle détient permet de bien comprendre ce regard possible de la
conscience sur elle-même et, par conséquent, de la mémoire elle-même. Husserl dresse
une vision élaborée de la mémoire et révèle limportance de son caractère linéaire, permettant
lidentité du sujet. Husserl découvre une mémoire en nous constitutive, qui ressemble forte-
ment à la mémoire que nous qualifions aujourdhui de « mémoire de travail ». Dans cet article,
nous effectuons une exégèse de lévolution du concept de rétention dans lœuvre de Husserl,
et nous le rapprochons des théories actuelles de la mémoire, notamment la conception récente
de Baddeley, intégrant le concept de buffer épisodique.
Mots clés : E. Husserl
phénoménologie
rétention
mémoire de travail
conscience
Abstract Short-term memory and long-term memory are two
concepts largely used in neuropsychology with very strict
definitions. The recent history of these concepts and of the models that utilise them (Badde-
leys working memory model, multisystems conceptions) is relatively well-known. However,
their foundations have not been explicitly described. In philosophy, Edmund Husserl (1859-
1938) has also made a distinction between memory recollection and memory retention. By
giving the precise definition of each, this article tries to reveal a similarity in Husserlsnotionof
retention with what we call today working memory, the memory constituting the time that
has just passed. If Husserl already managed to define these two types of memory, he achieves
this through the use of phenomenology. Phenomenology reveals the essence of memory and
analyses our representations for what they are. Studying the link between consciousness and
what it holds may serve to understand consciousness in itself and ultimately memory in itself.
Husserl raises an elaborate view of memory and reveals the importance of its linear aspect,
essential for the subjects identity. In this way, Husserl depicts a particular memory, constitu-
tive of ourselves, and closely related to what we now call working memory.Inthisarticle,
Article de synthèse
Rev Neuropsychol
2009 ; 1 (4) : 321-31
Correspondance :
M.-L. Eustache
Marie-Loup Eustache
Département de philosophie,
université de Caen/Basse-Normandie,
France
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wewillattempttomakealinkbetweenHusserls concept of retention and Baddeleys
concept of working memory by integrating the notion of the episodic buffer.
Key words: E. Husserl
phenomenology
retention
working memory
consciousness
Nous utilisons des concepts théoriques au quotidien,
en neuropsychologie comme dans dautres disci-
plines, dans leur acception la plus récente, mais
sans pour autant toujours connaître leur évolution histo-
rique : les travaux fondateurs et leurs origines, la première
occurrence du terme, les premières définitions, les change-
ments marquantsDes concepts comme ceux de mémoire
épisodique ou de mémoire de travail ont fait leur apparition
au début des années 1970 en psychologie expérimentale et
en neuropsychologie avant dêtre utilisés plus largement en
sciences cognitives. Dabord essentiellement sous la plume
de leurs créateurs, E. Tulving pour la mémoire épisodique et
A. Baddeley pour la mémoire de travail, ils sont devenus
des concepts indispensables et ont profondément changé
depuis cette date, parfois au cœur de controverses mais
aussi à la pointe des évolutions les plus passionnantes de
la recherche (voir par exemple le numéro spécial de Neuro-
psychologia 2009 [1] consacré à la mémoire épisodique).
Dans le cadre de revues de questions ou de mises au point
théoriques, les auteurs les plus influents ont été amenés à
préciser ces évolutions (voir par exemple, Tulving [2] pour
le concept de mémoire épisodique). La filiation directe
entre le concept de mémoire à court terme et celui de
mémoire de travail a aussi été exposée dans les textes
fondateurs de Baddeley [3-5]. Les liens avec le modèle
dAtkinson et Shiffrin [6] et les travaux de lécole anglaise
de neuropsychologie [7] ont été soulignés et font partie de
lhistoire et de lenseignement de neuropsychologie [8].
Mais ces concepts ont une autre histoire, plus ancienne,
qui en constitue la fondation profonde. Pour la mémoire
épisodique, son créateur, E. Tulving, a fait fréquemment
référence à la phénoménologie pour indiquer les sources
de son inspiration. Les concepts de conscience auto-
noétique, noétique ou anoétique, niveaux de conscience
qui caractérisent lexpression de différents systèmes de
mémoire, proviennent en droite ligne de la branche de la
phénoménologie et de son fondateur, E. Husserl.
Pour le concept de mémoire de travail, à notre connais-
sance, les liens entre ses origines philosophiques et son
acception cognitive ont été moins clairement précisés par
les auteurs actuels, peut-être parce que ceux-ci sont moins
directs. Pourtant, E. Husserl a mené une réflexion novatrice
sur le concept de rétention (proche, nous le verrons de celui
de mémoire de travail) ; celui-ci est dailleurs au cœur de
ses conceptions de la mémoire. Ce concept de « mémoire
rétentionnelle » nous semble aux sources même de celui de
mémoire de travail. Plus encore, il pourrait apporter des élé-
ments de réponse ou tout du moins un éclairage original à
certaines questions posées aujourdhui aux modèles de la
mémoire. Leur extension indispensable aux concepts de
conscience et didentité rend pertinente une réflexion phi-
losophique sur lorganisation densemble des systèmes de
mémoire et leurs interactions.
Cet article a en conséquence plusieurs objectifs com-
plémentaires. Dans un premier temps, nous présenterons
succinctement la phénoménologie et lœuvre de son fonda-
teur, E. Husserl. Dans un deuxième temps, nous définirons
plus en détail le concept de rétention et ses dérivés en
soulignant son évolution et sa place centrale dans la théorie
des relations entre mémoire et conscience élaborée par cet
auteur. Enfin, nous mettrons en relation le concept de réten-
tion formalisé par Husserl avec les évolutions récentes du
concept de mémoire de travail de Baddeley, puis plus lar-
gement avec des modèles structuro-fonctionnels de la
mémoire humaine.
Edmund Husserl et la phénoménologie
Edmund Husserl (1859-1938)
E. Husserl est né à Prossnitz, en Moravie (Autriche-
Hongrie), en 1859. Suivant des cours de mathématiques,
de philosophie et dastronomie, il obtient (en 1882) un
Doctorat de mathématiques à Vienne, intitulé : Contribu-
tion à la théorie du calcul des variations. Il suit en 1883
les cours de Brentano avec lequel il ne tarde pas à se lier.
Husserl ne se consacrera plus quà la philosophie à la suite
de cette rencontre. En 1887, il épouse une institutrice,
Malvina Steinschneider, dont il aura trois enfants.
Le 1
er
août 1894, Husserl est nommé professeur à luni-
versité de Halle, en Allemagne. En septembre 1901, la
faculté de philosophie de Göttingen fait appel à lui
comme « professor extraordinarius ». Après la publication
des Recherches logiques (1901) [9], des Leçons pour une
phénoménologie de la conscience intime du temps (1905)
[10] et des Idées directrices pour une phénoménologie
(1913) [11], Husserl est appelé comme professeur ordinaire
par luniversité de Fribourg, puis est nommé professeur
honoraire à luniversité de Berlin.
En 1929, Husserl présente des conférences à Paris qui
donneront lieu à la publication des Méditations cartésien-
nes [12]. En 1933, Hitler est nommé chancelier. Husserl est
exclu de luniversité par les nazis. La Crise des sciences
européennes paraît en 1936. En 1938, Husserl meurt à
Fribourg à lâge de 79 ans. Au-delà de ses œuvres remar-
quables, Husserl laisse après lui cette nouvelle philosophie
quil nomme la phénoménologie.
La phénoménologie
La phénoménologie est une méthodologie philoso-
phique rigoureuse que Husserl qualifie de « science des
phénomènes » et de la façon dont ils se présentent à
Article de synthèse
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lhomme. La phénoménologie cherche ainsi à mettre en
lumière les conditions de possibilité de la connaissance
du sujet humain. Elle vise à définir les objets que nous
avons en pensée, à décrire un « phénomène », cest-à-dire
une donnée qui se présente à la conscience et prend sens
en elle. La phénoménologie nest pas « indépendante »
mais rattachée à lindividu, cependant, ce nest pas lindi-
vidu pour autant qui donne sens à lobjet, mais il le reçoit et
doit ensuite le comprendre. Il ny a pas de césure entre
lobjet et le sujet, mais lindividu nest que rapport, que rela-
tion aux choses perçues : le phénoménologue cherche
alors à déceler ce lien, ainsi il nest pas question de com-
prendre dabord lobjet pour comprendre par là le sujet
humain, ni linverse, mais de les comprendre tous deux,
dans leur relation. Ce lien néanmoins est bien visible si le
sujet humain fait le choix de se pencher sur ce dernier, cela
revient à adopter « une attitude transcendantale », cest-
à-dire rechercher les conditions de possibilité de la
connaissance humaine dun objet intentionnel.
Phénoménologie et psychologie
Pour Husserl, la phénoménologie a la particularité
dêtre constitutive et transcendantale, cest-à-dire quelle
sintéresse aux essences de chaque chose à connaître mais
aussi aux conditions de possibilité de cette connaissance
par la conscience. Si la phénoménologie comme la psycho-
logie sont des sciences de la conscience, elles sont en fait
éloignées. Pour Husserl dailleurs, la phénoménologie est
une « propédeutique » à la psychologie, elle se place
avant elle et la permet.
Entrer en phénoménologie demande en effet de mettre
entre parenthèses notre soi personnel, pour ne plus avoir
quun regard neutre sur les choses. Cela est possible daprès
Husserl, puisque nous pouvons nous détacher du soi
individuel pour étudier lessence du moi (ou moi transcen-
dantal, voir infra). En phénoménologie, une certaine
concrétude siège encore dans le moi, dans le fait de demeu-
rer une conscience constituante, ce que Husserl nomme :
«lintentionnalité ». Ce terme dintentionnalité fut proposé
pour la première fois par le psychologue-philosophe Franz
Brentano, « Toute conscience est conscience de quelque
chose », et Husserl le reprend dans sa propre philosophie.
Dans Les Méditations cartésiennes [12] par exemple,
Husserl écrit :
« Le mot intentionnalité ne signifie rien dautre que cette
particularité foncière et générale qua la conscience dêtre
conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de
cogito, son cogitatum en elle-même » (Deuxième médita-
tion, §14, p. 65).
Bien que Husserl ait été longtemps lélève de Brentano
et sen soit fortement inspiré, la phénoménologie fondée
par Husserl est à différencier de la psychologie empirique
(qui sattache à des sujets humains individuels). Husserl le
précise au §20 des Méditations, il a effectivement repris le
concept d« intentionnalité » proposé par Brentano, mais
en phénoménologie et non dans le cadre dune psychologie
empirique comme ce dernier. La phénoménologie est une
science de la « conscience pure », cest-à-dire une science
élaboratrice des principes théoriques permettant létude
dune conscience en marche :
« Il est évident que, mutatis mutandis, tout cela vaut
pour une psychologie internepure, ou pour une psycho-
logie purement intentionnellequi reste sur le terrain
naturel et positif. Nous avons fait ressortir, par quelques
indications sommaires, quelle est la parallèle de la
phénoménologie constitutive en même temps que trans-
cendantale. La seule réforme véritablement radicale de la
psychologie réside dans lélaboration dune psychologie
intentionnelle. Brentano la réclamait déjà, mais il ne vit
pas malheureusement ce qui fait le sens fondamental
dune analyse intentionnelle, donc de la méthode qui
seule rend possible une psychologie de ce genre, puisque
seule elle nous révèle les problèmes véritables et à vrai dire
infinis dune telle science » (§20, pp. 89-90 [12]).
La phénoménologie, dont les objectifs sont théoriques
et généraux, est donc daprès Husserl une science au fon-
dement même des rapports entre conscience et objet, alors
que la psychologie « empirique » traite dun sujet humain
réel, individuel.
La conscience est, en définitive, un pont vers un sujet de
pensée, elle est relation du fait de son caractère intention-
nel. Sil y a intentionnalité pour la réflexion sur le monde,
on parle aussi dintentionnalité pour la réflexion de soi à
soi. La phénoménologie correspond à ce quil désigne par
les termes de « psychologie purement intentionnelle »,
puisquelle ne sintéresse ni à la personnalité du sujet
(il nest pas perçu en tant quindividu) ni à lobjet dans son
contenu de sens, mais ne sintéresse quau rapport de la
conscience en général à ce type dobjet. Cette nouvelle
approche est dénuée de toute ambiguïté par ladoption de
ce terme de « phénoménologie », impliquant clairement un
registre indépendant de la psychologie et une méthode bien
particulière. Elle vise à saisir lessence invariante des élé-
ments empiriques et changeants. Pour cela, en ce qui
concerne la description de la mémoire, nous comprenons
que, derrière notre conscience individuelle, se cache une
conscience constituante. En effet, si nous mettons entre
parenthèses nos vécus individuels et psychologiques, nous
pouvons nous ouvrir à une conscience qui est une pure
capacité à mémoriser et à unir des éléments temporels
dans une certaine continuité. Lorsque la conscience est
regardée en elle-même, elle nest pas saisie daprès ce
quelle forme, mais en tant que structure capable de former.
Ce regard réflexif de la conscience sur elle-même, par sous-
traction de tout ce qui est individuel et personnel en elle, ne
se nomme pas autrement quopérer une « réduction phéno-
ménologique ». À partir de cette réduction, je suis pleine-
ment un moi capable de connaître, je deviens un moi
transcendantal, une pure capacité à connaître de manière
consciente mes rapports en conscience.
Jai, en phénoménologue, un deuxième regard sur les cho-
ses qui mentourent ou qui me parviennent en conscience ;
jacquiers ainsi une perception interne sur mes propres
connaissances. Quest-ce donc que cette perception interne ?
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La « perception interne » en phénoménologie
Comment en effet comprendre ces termes de « percep-
tion interne » en phénoménologie, si lon part du principe
que tout est étudié daprès son entrée en conscience ?
Devons-nous en déduire que tout devient « perception
interne » chez Husserl ?
Dans les Ideen 1 [11] Husserl emploie les expressions
de « perception interne » et de « perception externe » :
« Nous avons une expérience originaire des choses phy-
siques dans la perception externe; nous ne lavons plus
dans le souvenir ou dans lanticipation de lattente ; nous
avons une expérience originaire de nous-mêmes et de nos
états de conscience dans la perception dite interne ou per-
ception de soi ; nous nen avons pas dautrui et de son vécu
dans lintropathieEinfühlung », p. 15).
Pour expliquer ce quil entend par « perception
interne » et « perception externe », Husserl compare la per-
ception dun souvenir à la perception du vécu dun autre
homme, par intropathie, cest-à-dire en faisant la démarche
de se mettre à la place de lautre pour le comprendre, ce
que lon appelle aujourdhui la « théorie de lesprit ».
Nous soulignons, à ce sujet, les rapprochements et les dis-
tinctions très actuels entre les mécanismes impliqués dans
la mémoire (le voyage mental dans le temps) et dans la
théorie de lesprit (la capacité dadopter le point de vue
dautrui).
La perception du sujet connaissant serait originaire et
donc plus immédiate, plus précise pour le sujet que la per-
ception dune perception dautrui. Cependant, dans ce pre-
mier chapitre des Ideen, Husserl adopte encore le regard
dun homme usant de lattitude naturelle, cest-à-dire non
phénoménologique. Son regard nest pas encore « eidé-
tique », cest-à-dire sachant décrypter lessence des « cho-
ses perçues ». Il ne fait donc pas la même distinction, entre
perception interne et externe, que plus tard et comme ce
sera le cas dans la suite de cet article. Il est utile de bien
comprendre cette première distinction pour comprendre
la deuxième : dans lextrait cité ci-dessus, la perception
interne équivaut alors aux perceptions miennes de moi-
même, au contraire des perceptions externes, moins lisi-
bles, de perceptions perçues indirectement, comme cest
le cas de la perception des vécus dautrui. Après réduction,
la perception interne et la perception externe ne sont plus à
lire en ce sens : la perception interne devient la perception
de la perception en elle-même et celle-ci est, pour Husserl,
chose plus vraie et plus proche du moi lui-même, que le
contenu de la perception. Ce nest donc pas le fait que
lobjet détude soit externe ou interne au sujet qui intéresse
Husserl, en tant que phénoménologue, mais cest la façon
dont le sujet connaît avec plus ou moins dimmédiateté ce
quil reçoit et conçoit.
Dans lattitude phénoménologique, lopposition entre
un extérieur et un intérieur de soi naura plus vraiment de
sens, puisque tout est objet de réflexion du sujet. Ensuite,
bien entendu, la réflexion peut être directe ou indirecte,
mais tout dépend du degré de réflexion, ou encore du
mode de réflexion et non plus du lieu de lobjet étudié
selon un extérieur et un intérieur. Afin dêtre plus clair
par la suite et de ne pas faire perdurer lambiguïté des
termes de perception interne ou externe, Husserl parlera
de perception, ou de présentification (perception de
perception).
Le terme d« intériorité » est en lui-même paradoxal. En
effet, lhomme est à la fois composé dune intériorité et
dune vision de lextérieur de lui-même, or lun comme
lautre sont découverts par lui en lui-même. Il ny a donc
de monde extérieur quà partir dune réflexion intérieure.
Lidentité du monde, comme lidentité à soi, sont rendues
possibles par la réflexion de lhumain. Ainsi, lintériorité
nest pas un enfermement en soi, mais elle a cette capacité
douvrir à ce qui nest pas soi. Il y a, en soi, autre que soi.
Il nest donc pas judicieux de penser la définition du soi
de lhomme par abstraction de ce qui serait temporel,
puisque lhomme est un être au monde, vivant le dehors
par son dedans et comprenant ce quil est en pénétrant le
monde. Lhomme est homme par sa pensée, mais égale-
ment par son inscription dans un monde qui résonne en
lui, puisque cest dans le monde que lhomme a à réfléchir.
Cest en étant au monde que lhomme peut avoir lintuition
de cet « extérieur » en lui et le saisir comme appartenant à
son « intérieur » ; il ny a donc plus de césure entre une
intériorité et un extérieur, puisque tout est intentionnalité,
tout est pensé. Cependant, il peut être utile de retenir cette
opposition entre « perception interne » et « perception
externe » pour base, puisque, avant dentrer vraiment en
phénoménologie, cest ainsi que nous avons communé-
ment lhabitude dappréhender les choses. Dailleurs, si
Husserl découvre la conscience absolue, le moi phénomé-
nologique, ce moi au monde constituant, cette pure cons-
cience, cest bien en étant parti lui-même dune étude sur
les actes dits « de base », cest-à-dire internes au sujet,
comme cest le cas lorsque le sujet se réfléchit lui-même,
imagine ou encore se souvient. En effet, Husserl partait de
ce préjugé dune séparation entre un dehors et un dedans,
mais en étudiant le « dedans » du sujet, il découvre le moi
pur constituant et la méthode phénoménologique elle-
même. Finalement, en phénoménologie, la distinction
entre perception interne et externe na plus lieu dêtre,
puisque tout devient pensée. Cependant, à une autre
échelle danalyse, il existe encore deux niveaux de percep-
tion à développer, non plus naturelle, mais phénoménolo-
gique, intentionnelle : une perception directe, interne, et
une perception indirecte, externe, la perception de
perception.
Avec Husserl, la perception externe prend alors un nou-
veau visage, puisquelle laisse surgir lexistence dune cons-
cience préréflexive, qui a déjà été consciente. La perception
externe prend un tout autre sens, puisque nous avons subi
une véritable conversion du regard avec Husserl, en nusant
plus des représentations mentales au premier degré, de
façon naïve, mais en les observant comme des phénomè-
nes, comme des « apparus à la conscience ». Toute chose
est phénomène si elle se donne de manière consciente à la
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conscience comme objet détude. Si Husserl cherche à
définir lessence du souvenir, il est face à un phénomène
bien complexe, puisquil a la particularité de se présenter
à moi mais, en même temps, dêtre en moi. Pour analyser ce
type dobjet, la phénoménologie husserlienne a pour prin-
cipe de ne pas regarder le souvenir selon lhistoire psycho-
logique du sujet, mais létudie en lui-même, comme un
objet se plaçant dans le passé, bien quévoqué au présent
par la conscience.
Cette nouvelle définition de la perception externe ras-
semble alors en elle deux types de perception : le ressouve-
nir (proche du « souvenir » au sens courant du terme, nous
y reviendrons) et la rétention. La rétention est aussi appelée
« souvenir frais », elle est ce « souvenir » de ce qui vient
tout juste de se passer. Si la rétention est plus directe que
le ressouvenir, sétant donnée il y a moins longtemps à la
conscience que celui-là, doit-on toujours parler de « pré-
sentification » en ce qui la concerne ? Doit-on toujours
parler de phénomène se présentifiant à la conscience,
cest-à-dire se donnant à nouveau à la conscience ? En
effet, le phénomène de rétention nest-il pas davantage lié
au présent, bien quil y ait retenue dun fait qui nest déjà
plus présent ? En effet, si lors de la présentation ponctuelle
de toute nouvelle face dun objet temporel, joubliais les
premières au fur et à mesure, serais-je vraiment en mesure
de percevoir un objet ? La chose perçue ne transcende-
t-elle pas la manifestation de la chose ? Là se tient la clef
pour Husserl, somme toute paradoxale, de la saisie dun
objet temporel, devant être compris unitairement daprès
une multiplicité qui sétale dans le temps. Comment capter
alors le message dun objet qui est et en même temps nest
plus ? Comment saisir ce qui nest pas entièrement présent ?
Comment percevoir quelque chose indirectement, et une
telle perception nest-elle pas tronquée par sa teneur
même ?
Deux types de « souvenirs »
pour Husserl : le souvenir dun temps
à soi (ou ressouvenir) et le souvenir
dun instant tout juste passé
(ou souvenir frais)
Cette distinction opérée par Husserl nous amène au
cœur de lopposition déjà évoquée entre mémoire à long
terme (et plus précisément mémoire-souvenir ou mémoire
épisodique) et mémoire à court terme (ou mémoire de tra-
vail dans sa terminologie moderne). Nous ne nous attarde-
rons pas sur le concept de « ressouvenir », mais celui-ci
nous permettra de mieux cerner ceux de « souvenir frais »
et de rétention qui font directement lobjet de cet article.
Le ressouvenir
Voilà comment Husserl procède pour décrire lessence
de ce phénomène temporel quest le ressouvenir. Le souve-
nir (ou ressouvenir) est comparé par E. Husserl à la percep-
tion qua ma conscience lorsquelle perçoit un autre
homme. Husserl utilise cette comparaison dans le but de
déceler lessence du ressouvenir ; il le compare à mon
regard vers autrui pour, en fait, les distinguer (voir supra
les analogies et les dissemblances entre mémoire et théorie
de lesprit). Lessence dautrui est simplement un point sur
lequel Husserl sappuie pour la comparer à celle du
ressouvenir et insister sur sa spécificité. En effet, la compré-
hension de lautre ne passe pas par un raisonnement : je
reconnais lautre immédiatement sans concept, comme
étant un alter ego, contrairement à toute perception
habituelle ; il est immédiatement présent, bien que restant
inaccessible. Husserl parle alors dune « présentation
indirecte ».
Le ressouvenir nest pas non plus une perception sim-
ple. Cependant, il nest pas non plus une présentation indi-
recte, il est une « représentation ». Ainsi, si, comme pour le
cas dautrui, le ressouvenir est un perçu particulier qui nen
nest pas vraiment un, le ressouvenir se distingue du cas
dautrui en un point tout à fait extraordinaire : le ressouvenir
est un élément qui contient du mien, qui est relatif à soi,
alors que lapparaître dautrui, la connaissance de lautre,
amène quelque chose qui me ressemble mais qui nest
pas moi.
Si le souvenir se définit comme étant une représentation
mienne qui nest plus à moi dans le présent, cela nest
valable que pour le souvenir dun temps clos ou de ce
que Husserl appelle le « ressouvenir ». En effet, et cela est
primordial pour la compréhension de la mémoire dans sa
globalité, il y a deux types de souvenirs pour Husserl : un
souvenir qui rappelle un événement terminé, le « ressouve-
nir », et un « souvenir frais », qui rappelle un souvenir dun
instant court et venant tout juste de se produire, dun évé-
nement temporel non encore achevé. Nous sommes bien
ici au cœur de la distinction entre la « mémoire-souvenir »
et la mémoire de travail qui nous préoccupe dans cet arti-
cle. Nous avons, bien sûr, entrevu la « conception » de la
mémoire épisodique et de la conscience autonoétique,
mais nous ne développerons pas ce thème dans cet article
(voir [13] pour revue).
Rétention et « souvenir frais »
La rétention se confond avec le « souvenir frais », au
début de louvrage Les Leçons sur le temps (volume B)
[10]. Dans cette traduction récente des textes husserliens
concernant la conscience intime, des textes postérieurs à
la rédaction des Leçons (partie A) sont retranscrits. Husserl
revient alors sur la question de la « rétention » en la mettant
en parallèle avec le souvenir (ou ressouvenir). Dans cet
ouvrage, des textes de Husserl de différentes époques sont
rassemblés, ce qui permet de lire toute lévolution de sa
théorie sur le rapport de la conscience aux objets
temporels.
La rétention est ce qui désigne la visée dun élément
venant tout juste de se présenter à la conscience et faisant
partie dun événement plus large vécu au présent. Husserl
développe lexemple de la perception dune mélodie et de
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