Artusi contre Monteverdi

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Artusi contre Montervedi
La musique de Claudio Monteverdi n'a pas été censurée à proprement parler, mais elle a été
l'objet de critiques acerbes. En effet, une partie de son oeuvre dérange car elle contredit les règles
d'écriture musicale qui avaient eu court pendant près de deux siècles. Homme d'église, théoricien et
compositeur, esprit profondément conservateur, Giovanni Maria Artusi (1540-1613) sera un fervent
défenseur de la tradition s'exprimant publiquement contre l'esprit avant-gardiste de Monteverdi.
Ainsi, l'interdit, la contrainte ou le jugement ne viennent pas toujours de l'extérieur, d'un pouvoir peu
au fait de la pratique musicale. La volonté de museler ce qui sort du cadre et dérange peut déjà
intervenir à l'intérieur du milieu musical, dans le cercle restreint des compositeurs dont faisaient
partie autant l'artiste incriminé que le donneur de leçon. De tout cela, l'Histoire ne retiendra que le
génie d'un Monteverdi qui a su briser les règles qui lui étaient imposées pour créer son propre
paradigme expressif. Se faisant, il a complètement bouleversé le cours de l'histoire musicale lui
faisant prendre un virage décisif. Artusi, quant à lui, est tombé dans l'oubli et sa musique n'a pas
marqué les esprits.
Artusi, un pamphlet énergique
En 1600 sort L’Artusi ou de l’imperfection de la musique moderne qui s'attaque à la musique
de Monteverdi, plus particulièrement à ses madrigaux :
« [Ces chants] étaient âpres, peu agréables à l’ouïe. […] [Ces chants] sont des choses difformes
par rapport à la Nature et au propre de la véritable Harmonie. » (Giovanni Artusi, L’Artusi, ou de
l’imperfection de la musique moderne, p.39.r)
« Elles sont comme des châteaux en l’air, des chimères fondées sur le sable. » (p.39.v)
Monteverdi ne respectant pas les règles d’écriture fixées par ses prédécesseurs, sa musique était vue
par Artusi comme chimérique, allant au gré de l’imagination du compositeur sans être cadrée par
aucune règle. Une faute grave démontrant d’un manque de rigueur d’après les compositeurs de
l’époque qui, tout comme les Anciens, considéraient la musique comme une science mathématique :
« Ne savez-vous pas que toutes les sciences et tous les arts ont été mis en règles par des
savants et que, pour chacune et chacun ils nous ont laissé les éléments premiers, les règles et
les préceptes sur lesquels ils sont fondés afin que, évitant toute déviation de leurs principes et
des bonnes règles, chacun puisse comprendre ce que l’autre dit ou fait ? » (p.42.v)
Artusi ni alla pas de main morte dans son pamphlet et enchaina les diatribes contre cette nouvelle
musique :
« Ces nouveautés ne me plaisent pas et sont dignes de blâme plutôt que de louange. » (p.39.v)
Il cite des passages musicaux et se permet de les critiquer :
« Mais écoutez, […] [un passage] âpre et inculte dont ils pensent pourtant qu’il est exquis »
(p.43.v)
Artusi s’acharnera notamment sur la première pièce du cinquième livre de madrigaux de Monteverdi,
Cruda Amarilli : https://www.youtube.com/watch?v=PiA3rzItsuU
Les critiques contre ce madrigal constituent presque la moitié de la dissertation d’Artusi. Ce qui le
gène en particulier est l’utilisation que Monteverdi fait des dissonances. En effet, dans la musique de
la Renaissance, la dissonance est permise, mais elle doit suivre des règles très strictes. Or
Monteverdi, comme certains de ses contemporains, s'affranchit justement de ces contraintes de
l'écriture musicale.
Dans les règles de contrepoint de la Renaissance, formulées notamment par Gioseffo Zarlino, la
dissonance ne peut être utilisée qu'en tant que note de passage sur un temps faible, ou si elle est
préparée et résolue par mouvement conjoint descendant. En aucun cas elle ne peut être attaquée sur
un temps fort sans préparation. Or voici ce que fait Monteverdi au début de son madrigal Cruda
Amarilli :
Dans cet exemple, le « La » aigu crée un intervalle dissonant de neuvième avec la basse (« Sol »). Non
seulement cette dissonance est attaquée sans préparation, mais en plus elle ne se résout pas puisque
le « La » est quitté par un saut de tierce descendant pour arriver sur un « Fa » qui crée une nouvelle
dissonance, un intervalle de septième, avec la basse. Choqué par ce mépris évident des règles de
contrepoint, Artusi propose une correction de ce passage : il transforme le « La » en note de broderie
et le « Fa » en note de passage. Sa version respecte certes les règles d'écriture musicale mais toute la
force expressive de l'oeuvre de Monteverdi a disparu !
Comme un professeur qui corrige le devoir d'un enfant, Artusi critique et « améliore » les
compositions de Monteverdi sur un plan strictement contrapuntique. Il traitera les compositeurs de
ce genre de musique d’incultes et d’enfants ignorants :
« Je ne sais pas comment quelqu’un qui fasse profession d’homme talentueux, puisse laisser
passer de semblables imperfections, connues même par les enfants qui viennent tout juste de
commencer à tremper leurs lèvres dans la source du mont Hélicon » (p.48.v)
Une seconde manière d’écrire la musique : La seconda pratica de Monteverdi
Monteverdi ne daignera se justifier que cinq ans plus tard dans la préface de son cinquième
livre de madrigaux où il parlera pour la première fois de sa « seconda pratica » :
« J’y ai donné une réponse écrite [à Artusi] pour faire savoir que je ne fais pas les choses au
hasard. Et dès que celle-ci sera transcrite, elle paraîtra portant en tête le nom de SECONDE
PRATIQUE ou DE LA PERFECTION DE LA MUSIQUE MODERNE, ce dont d’aucuns s’étonneront
sans doute, ne croyant pas qu’il y ait une pratique autre que celle enseigné par Zarlino. »
(Claudio Monteverdi, Préface du 5e livre de madrigaux, 1605)
L’ouvrage théorique qu’il promet ne fût jamais écrit et encore moins publié. En effet, Monteverdi est
un compositeur majeur, qui occupe des postes importants et produit beaucoup de musique. Il n'a pas
de temps à perdre pour répondre aux critiques d'Artusi :
« Car, étant au service de Son Altesse Sérénissime de Mantoue, je ne suis pas maître du temps
qui parfois me serait nécessaire. » (Claudio Monteverdi, Préface du 5e livre de madrigaux, 1605)
En nommant une « seconda pratica », Monteverdi désigne une seconde manière d’écrire la musique
qu’il distingue de la « prima pratica », musique contrapuntique de la Renaissance qui se base sur le
modèle franco-flamand. Cette « première pratique » représente le langage alors répandu dans toute
l'Europe et pratiqué par des compositeurs comme Josquin Desprez, Adrian Willaert ou encore Roland
de Lassus. Certes ce langage a évolué entre le début du 15e siècle et la fin du 16e siècle, mais son
évolution est restée pour l'essentiel circonscrite dans le cadre théorisé entre autres par Zarlino. En
effet, l’ouvrage de référence pour les règles de la « prima pratica » est Le Istitutioni Harmoniche de
Zarlino, maître et modèle d’Artusi. Monteverdi parle d’ailleurs de la « pratique enseignée par
Zarlino ».
La réponse de Claudio Monteverdi est extrêmement courte et vague. Artusi continue à
provoquer Monteverdi qui se doit alors de réagir. Mais de nouveau trop occupé pour y répondre, il
confie la tâche à son frère, Giulio Cesare Monteverdi. La réponse de ce dernier, beaucoup plus
détaillée, parut dans la préface des Scherzi Musicali de 1607. Appelée Commentaire de la lettre
publiée dans le Cinquième livre de ses Madrigaux, Giulio Cesare Monteverdi va reprendre chaque
phrase de la préface écrite par son frère en 1605 et les développer.
Il fait d'abord remarquer que la critique d’Artusi est infondée car les extraits musicaux cités
sont sortis de leur contexte :
« Artusi, en maître qu’il est, prend certaines petites parties ou passages (comme il dit) du
madrigal Cruda Amarilli de mon frère, sans se soucier du discours, et le négligeant même au
point qu’il semble n’avoir rien à faire avec la musique, en montrant ensuite les dits passages
privés de leurs paroles, privés totalement de leur harmonie et de leur rythme […] comme
autant de corps sans âme. » (Giulio Cesare Monteverdi, Commentaire de la lettre publiée dans le
Cinquième livre de ses Madrigaux, dans la Préface des Scherzi Musicali, 1607)
Privés de leur parole, les passages en question perdent tout leur sens. La mauvaise foi d’Artusi est ici
pointée du doigt. En effet, les madrigaux de cette époque deviennent de plus en plus expressifs
justement pour illustrer le contenu poétique. L'abandon des règles contrapuntiques n'a d'autres buts
que de servir le texte :
« Son intention a été (pour ce genre de musique) de faire que le discours fût maître de la
musique et non serviteur; ainsi faudra-t-il juger sa composition comme faisant part de la
mélodie. » (Giulio Cesare Monteverdi, Commentaire de la lettre publiée dans le Cinquième livre de ses
Madrigaux, dans la Préface des Scherzi Musicali, 1607)
Chaque dissonance est utilisée à des fins expressives. Si on reprend l’exemple plus haut tiré de Cruda
Amarilli, les dissonances sont sur les mots « Ahi lasso » (Ah Hélas), une lamentation douloureuse
illustrée par la musique. Des chromatismes peuvent être également utilisés sur les mots « pleurs » ou
« douleur ». La « mort » peut susciter un arrêt musical. Le rythme peut également être malmené
pour représenter la fuite ou au contraire la stupeur. Les partisans de la « prima pratica » pensaient
que rien ne doit nuire à la compréhension du texte. Tout devait être dans une certaine retenue.
L'équilibre formel était recherché avant toute autre chose. La nouvelle génération de compositeurs
actifs au tournant des 16e et 17e siècles souhaite quant à elle écrire une musique qui révèle l'essence
même de l'image poétique, même si cela doit se faire au détriment des règles contrapuntiques.
Ce qui fait sourire, c'est que Giulio Cesare Monteverdi explique cette nouvelle démarche en citant les
mêmes auteurs de l’Antiquité qu’Artusi. En effet les Anciens écrivent dans leurs traités que l’harmonie
et le rythme doivent être au service du texte. Toute la différence entre la première et la seconde
pratique se trouve donc dans l’interprétation qui a été faite de la manière dont il faut soumettre la
musique aux impératifs poétiques.
La querelle entre Artusi et Monteverdi, qui durera presque dix ans, fût la plus connue et la plus
violente d'une série de réactions contre la nouvelle musique. Monteverdi en fût longtemps affecté, et
ce bien après la mort d’Artusi. En 1533, soit plus de trente ans après ces événement et vingt ans après
la mort d'Artusi, Monteverdi fait allusion dans une lettre aux critiques d’Artusi et parle encore de ce
traité, La seconde Pratique où de la perfection de la musique moderne, qu’il compte écrire.
Brenda Petitjean, étudiante en 1e année de Bachelor de musicologie
Il existe un ouvrage précieux qui réunit toute la correspondance et les préfaces écrites par
Monteverdi. Un livre que je conseille à tous ceux qui veulent en savoir plus sur Claudio Monteverdi :
RUSSO, Annonciade (Traduction), NAVARRE, Jean-Philippe (éd. et introduction), Claudio Monteverdi –
correspondance, préfaces et épîtres dédicatoires. Sprimont, Pierre Mardaga, 2001.
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