BIOLOGIE MÉDICALE Cellules souches : une révolution en marche L’être humain est placé devant de nouveaux défis scientifiques et éthiques : les cellules souches, qui ouvrent de belles perspectives thérapeutiques, en font partie. > PAR SÉBASTIEN DUPRAT, RESPONSABLE DU PARTENARIAT, ET PIERRE CASANOVA, ASSISTANT MANAGER DE PROJET, DIRECTION SCIENTIFIQUE DE L’INSTITUT DES CELLULES SOUCHES POUR LE TRAITEMENT ET L’ÉTUDE DES MALADIES MONOGÉNIQUES (I-STEM) LES BIOTECHNOLOGIEStTDC N O 1038 18 ’ C est en 1868 qu’un biologiste allemand, Ernst Heckel, fait naître le concept de « cellule souche » (CS), terme assez générique qui désigne des entités cellulaires ayant en commun la capacité de se spécialiser en divers types cellulaires fonctionnels (la différenciation) et celle de se diviser en cellules filles dont au moins une est identique à la cellule mère (l’autorenouvellement). Depuis, de telles cellules ont été identifiées, isolées et, dans certains cas, utilisées en thérapie cellulaire à partir de nombreux tissus ou organes humains (de la moelle osseuse au cerveau, en passant par l’épiderme ou l’intestin). Ces cellules, dites multipotentes ou adultes, ont le pouvoir de se différencier dans les cellules de l’organe ou du tissu dont elles sont issues, mais pas au-delà. Leur potentiel de division est cependant limité. Des études initiées au milieu du xxe siècle sur des tumeurs affectant les gonades (embryocarcinomes) ont exploré un autre type de cellules souches : les CS pluripotentes. C’est en 1981 que la première lignée de CS naturellement pluripotentes est isolée à partir de blastocyste de souris, étape précoce du développement embryonnaire. Leur équivalent humain, les CS embryonnaires (CSE), est isolé pour la première fois en 1998. Chez l’homme, le stade blastocyste correspond à une fenêtre biologique de 48 heures, située entre 5,5 et 7,5 jours après fécondation. À ce stade, ces cellules peuvent choisir de s’orienter vers n’importe quel type cellulaire fonctionnel de l’organisme ; elles sont naturellement immortelles et peuvent se multiplier à l’infini. Ce n’est qu’en 2006 que sont artificiellement générées, au La thérapie cellulaire, terrain le plus emblématique Japon, les CS induites à la pluripotence (iPS). Similaires aux CSE, leur origine est cependant totalement artificielle et dissociée de la procréation. C’est en forçant des cellules différenciées à exprimer les gènes caractéristiques de l’état embryonnaire que l’on a réussi à « reprogrammer » certaines d’entre elles en iPS. Elles expriment à nouveau la partie de leur génome utilisé dans le blastocyste, longtemps avant de se spécialiser, et abandonnent l’utilisation des gènes spécifiques de leur état différencié, reprenant à son origine le programme du développement. Ces cellules ouvrent de nombreuses perspectives, mais les effets secondaires de l’étape de « dédifférenciation » sont encore mal connus. Un énorme potentiel d’applications Si la majorité des citoyens occidentaux considèrent acceptable l’utilisation par la recherche médicale d’un embryon surnuméraire précoce, certains restent opposés à la destruction d’embryons humains, quel que soit son stade de développement. Il en résulte une controverse sur les CSE et une pression pour favoriser le développement d’applications avec les CS adultes ou les iPS. Beaucoup d’applications pourront être développées à partir de ces dernières, mais la communauté scientifique s’accorde à reconnaître aux CSE un potentiel énorme d’applications médicales. La thérapie cellulaire est certainement le terrain le plus emblématique des enjeux que représentent les CS. Cette technique a prouvé son efficacité grâce aux CS adultes (sang de cordon ou de moelle osseuse pour les maladies du sang, autogreffe d’épiderme pour les grands brûlés, Fécondation + 5,5 jours Blastocyste + 8 semaines Embryon Naissance Fœtus Nourrisson, enfant, adolescent, adulte © TEK IMAGE/SPL/COSMOS © MIODRAG STOJKOVIC/SPL/COSMOS Cellule fécondée + 7,5 jours iPS CSE CS de cordon ombilical Hématopoïétique Ampli• cation Mise en banque des cellules pluripotentes Engagement vers une lignée spéci• que CS des organes et tissus fœtaux et adultes Hématopoïétique Neurale Épidermales Intestinales Etc. Progéniteurs intermédiaires Pluripotente Ampli• cation Multipotente Différenciation terminale (arti• cielle) Cellules différenciées / fonctionnelles CS mésenchymateuses pour la reconstruction des os, etc.). Nous approchons pourtant des limites de ce modèle, à cause de la capacité réduite d’autorenouvellement des CS adultes et de la difficulté de standardisation entre type cellulaire et donneur d’origine. En revanche, les capacités uniques des CSE offrent la possibilité d’appliquer cette technique à une échelle industrielle, tout en standardisant la production, ce qui implique un bien meilleur contrôle des risques sanitaires. Les premiers essais cliniques ont été lancés aux États-Unis fin 2010 ; en Europe, les agences réglementaires étudient des dizaines de demandes d’essais cliniques similaires. Les applications les plus avancées portent sur les maladies neurodégénératives, sur celles de la rétine, du cœur, de l’épiderme ou de la pigmentation, ainsi que sur la production de tissus de remplacement, tel que le sang. Pour de nombreuses maladies orphelines, les CSE représentent aussi un grand espoir. Moins avancées, mais également très prometteuses, les iPS – pouvant être obtenues à partir d’un échantillon de peau ou de sang – permettent d’envisager ces thérapies sous la forme d’autogreffes ou à partir d’individus choisis pour leur compatibilité Au service de la recherche médicale. ❯ Reprogrammation À l’horizontale : les étapes du développement humain et les types de cellules souches rencontrés. À la verticale : les étapes préalables à l’utilisation de ces cellules. Le frein de la législation française La révision des lois de bioéthique françaises en 2011 maintient le statu quo juridique décidé en 2004 : interdiction de réaliser des recherches sur l’embryon ou les cellules embryonnaires, tout en permettant à l’Agence de la biomédecine de distribuer des dérogations encadrées à cette interdiction. Rien ne bloque pourtant l’importation de thérapies venant de ces technologies interdites… La réussite du passage à l’étape suivante – impliquant une production, ainsi qu’une mise en banque à grande échelle des CS pluripotentes – dépendra en grande partie des investissements du secteur pharmaceutique et des établissements de santé. Mais les contraintes que leur impose la loi les rendent inenvisageables sur le territoire français – tandis que la Belgique, l’Espagne, la Suisse et la Grande-Bretagne (pour ne citer que des voisins directs) ont des législations favorables à de tels développements. À l’heure du « made in France », il serait donc bénéfique pour la recherche médicale française d’adapter le droit national aux découvertes scientifiques anticipées. La filière industrielle de thérapie cellulaire devra être créée de toute pièce pour représenter, à terme, une part conséquente de la médecine de demain. La France a d’énormes atouts dans ce domaine. Cependant, nous sommes en passe de reproduire l’histoire des débuts de l’informatique individuelle en mettant dans les bras de nos concurrents l’industrie de santé de nouvelle génération, que nous avons fortement contribué à faire émerger. ● SAVOIR www.istem.eu www.stempole-idf.com (réseau Île-de-France). ● www.eurostemcell.org/fr (réseau européen). ● www.stemcellnetwork.ca (réseau canadien). ● www.isscr.org (Société internationale de recherche sur les cellules souches ; en anglais). ● ● 19 TDC N O 1038 tLES BIOTECHNOLOGIES Mise en banque des progéniteurs intermédiaires avec le patient. On peut aussi produire des modèles cellulaires de maladies à partir d’embryons écartés lors de diagnostics préimplantatoires et contenant des CSE porteuses de maladies génétiques. Grâce à elles, il est possible de reproduire in vitro le type cellulaire affecté par la pathologie, de l’étudier pour mieux connaître les mécanismes de la maladie et les façons de prévenir son apparition, ou simplement de tester des médicaments potentiels. Obtenir in vitro de minuscules mais nombreux échantillons de cellules hépatiques, neurales, musculaires ou cutanées permet de tester la toxicité de produits entrant dans la consommation courante. Ce type d’application aussi en est à ses débuts, mais il ouvre la voie à une réduction drastique des tests animaux. Nombre de spécialistes partagent l’espoir que ces applications diminueront considérablement le coût de développement des médicaments – et donc les coûts de santé – tout en réduisant l’occurrence de la découverte tardive d’effets secondaires graves.