La mesure en mécanique quantique : une révolution conceptuelle

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La mesure en mécanique quantique :
une révolution conceptuelle
par Roger Balian
Institut de Physique Théorique, CEA, Saclay
Académie des Sciences
Les mesures jouent un rôle essentiel en sciences puisque
ce sont elles qui permettent d’explorer les grandeurs
caractérisant l’état d’un système. Au XX
ème
siècle, la notion
même de grandeur physique a été révolutionnée par la
mécanique quantique ; les mesures quantiques, qui portent sur
des objets microscopiques, présentent des aspects insolites qui
ont donné lieu à de nombreuses discussions. Nous avons ainsi
été conduits à réviser plusieurs concepts mathématiques et
philosophiques, et notre façon de penser en a été affectée.
I. Caractéristiques générales des mesures
Commençons par passer en revue quelques propriétés
communes à toutes les mesures. Bien que banales en apparence,
plusieurs d’entre elles vont prendre une forme subtile en
mécanique quantique. Nous avons tous une idée intuitive de ce
qu’est une mesure. Pour estimer par exemple la durée d’un
phénomène, on utilise une horloge, système physique dont l’un
des constituants oscille ou vibre gulièrement ; ce peut être
le balancier d’une pendule ancienne, ou le quartz d’un
chronomètre. On met ces oscillations en correspondance avec
le phénomène, et leur décompte entre début et fin fournit la
durée cherchée. Pour déterminer la température d’un verre
d’eau, on y plonge un thermomètre, par exemple à alcool, dont
on observe le niveau. Pour mesurer la masse d’un objet, on la
compare à celle de masses connues grâce à une balance.
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Dans tous ces cas, le but est de déterminer la valeur
d’une grandeur caractérisant telle ou telle propriété de l’objet
étudié. Pour acquérir cette information, il faut utiliser un
appareil. C’est la modification que celui-ci a subie, à l’issue
d’un processus il a interagi avec l’objet, qui enregistre le
renseignement cherché. Une mesure, opération indirecte,
nécessite ainsi une maîtrise théorique du fonctionnement de
l’appareil. Une horloge doit être pilotée par un phénomène
produisant des oscillations de période bien déterminée,
comparée au préalable avec l’étalon de temps. La construction
de thermomètres à alcool suppose la connaissance du
coefficient de dilatation de ce liquide. Le contrôle de la vitesse
des véhicules par radars routiers repose sur la théorie de l’effet
Doppler : l’onde émise par l’appareil lui revient après réflexion
sur une voiture, avec une fréquence modifiée en fonction de la
vitesse de celle-ci. (De même, le son de la sirène d’une
ambulance est perçu avec une hauteur dépendant de sa vitesse.)
À partir du changement de fréquence, un calcul fournit la
vitesse de la voiture. Les instruments de mesure peuvent être
améliorés ou inventés grâce à des progrès de la science et de la
technologie, qui en retour peuvent bénéficier de mesures plus
précises.
En fait, la précision des mesures de toute grandeur
continue est limitée. Lorsqu’on évalue la durée d’un
phénomène directement à partir du nombre d’oscillations d’une
horloge, on doit accepter une imprécision de l’ordre de la
période de celle-ci ce qui conduit à monter en fréquences,
comme dans les horloges atomiques l’on utilise les
vibrations d’atomes (leurs périodes se mesurent en
femtosecondes, ou 10
–15
s). De même, les mesures précises de
longueur se basent sur la comparaison avec une longueur
d’onde lumineuse. Un exploit dans ce domaine est Virgo,
appareil franco-italien mis en service près de Pise et destiné à
détecter des ondes gravitationnelles émises par certains
processus cosmiques violents. Une telle onde devrait se
manifester comme une déformation périodique de l’espace-
temps ; pour Virgo, comprenant deux tubes orthogonaux de
3 km de long, on s’attend à ce que leurs longueurs soient
modifiées différemment, mais cet effet n’est que de 10
–18
m, un
million de fois moins que la taille d’un atome ! Pour obtenir
une pareille précision, on fait subir à un faisceau laser des
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réflexions multiples aux extrémités de l’un et l’autre des tubes
en sorte qu’il y effectue des dizaines d’allers et retours, et on
compare par interférence les distances parcourues par les deux
ondes lumineuses.
Le processus d’interaction entre l’objet et l’appareil,
nécessaire pour que la mesure soit enregistrée par celui-ci, peut
en retour perturber l’objet. Cette perturbation est le plus
souvent cachée, ou extrêmement faible, mais en toute rigueur
elle existe. Pour mesurer la température d’un verre d’eau, il
faut que s’établisse un équilibre commun avec le thermomètre ;
ceci nécessite des échanges de chaleur, qui affectent la
température de l’eau. Le pied à coulisse serrant une tige réduit
légèrement son diamètre. La mesure d’une différence de
potentiel à l’aide d’un voltmètre peut être biaisée en raison du
passage d’un courant dans celui-ci. La réflexion d’un faisceau
radar exerce une pression sur le véhicule contrôlé. Dans tous
ces exemples, l’effet est infime car l’objet testé est
macroscopique. Mais il ne pourra être gligé dans le cas des
mesures quantiques qui portent sur des objets microscopiques.
II. Mesures et probabilités
Étant donné qu’aucune mesure n’est parfaite, son résultat
n’est jamais certain : il est caractérisé par une loi de
probabilité. Si l’on admet que la grandeur étudiée possède une
« valeur vraie » à laquelle les mesures permettent d’accéder, la
probabilité caractérise notre marge d’erreur. Cependant, nous
verrons que la notion même de valeur vraie perd son sens en
physique quantique, il est interdit de raisonner autrement
qu’en termes de probabilités.
Dans la littérature scientifique, on accompagne le plus
souvent un résultat de son incertitude (du moins devrait-on le
faire systématiquement). Ainsi, on trouve dans les tables les
plus récentes la masse du proton sous la forme :
1,672 621 637 ± 0,000 000 083 × 10
–27
kg,
signifiant que cette masse doit être considérée comme un
nombre aléatoire, régi par une loi de probabilité dont
l’expérience a fourni la valeur moyenne (ou espérance) et la
déviation estimée.
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Ces deux nombres sument en fait la statistique d’un
très grand nombre de mesures. Les progrès expérimentaux et
l’accumulation d’observations de plus en plus précises se
traduisent par un resserrement de l’intervalle de confiance. Il y
a un demi-siècle, on donnait pour masse du proton :
1,672 39 ± 0,000 04 × 10
–27
kg,
avec une incertitude 500 fois plus grande.
Ici, les probabilités s’interprètent comme un outil
mathématique permettant d’évaluer notre degré de
connaissance de l’objet considéré, connaissance toujours
imparfaite mais perfectible, et d’estimer à quel point nos
prévisions sont fiables. Elles ont donc en physique un caractère
partiellement subjectif, selon les conceptions de Laplace. Dans
leur interprétation objective issue de la théorie des jeux, elles
sont associées à une propriété intrinsèque de l’objet, le
dénombrement de ses configurations.
Il arrive que des mesures portent, non sur l’objet à
évaluer lui-même, mais sur des échantillons par exemple
lorsque l’on effectue un test biologique ou que l’on contrôle la
qualité d’une production industrielle. Une analyse statistique
est alors cessaire pour déterminer à quel degré le
prélèvement effectué est significatif.
Les imperfections de mesure, l’une des causes du
caractère seulement probabiliste de notre connaissance, sont de
natures diverses. L’existence de déviations systématiques est
illustrée par la comparaison entre les deux valeurs indiquées ci-
dessus pour la masse du proton : il est clair qu’il y a 50 ans on
avait non seulement sous-estimé cette masse, mais aussi pêché
par optimisme sur la marge des erreurs systématiques. De tels
écarts peuvent par exemple provenir d’un mauvais étalonnage
de l’appareil, de perturbations extérieures incontrôlées ou de
biais dans l’interprétation théorique du processus.
Il existe aussi des imprécisions aléatoires. Certaines sont
dues au phénomène mis en œuvre dans l’appareil, comme dans
la mesure du temps. D’autres sont liées à un certain flou dans la
nature même de la grandeur mesurée. On peut définir et
mesurer au centimètre près par satellite l’altitude d’un océan, à
condition de prendre sa moyenne sur une surface de l’ordre du
km² ; les fluctuations dues aux vagues ôtent toute signification
à une altitude locale. De même, ce que Virgo mesure avec une
précision de 10
–18
m, c’est la position moyenne de la surface
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des miroirs, alors que les atomes constituant cette surface ont
des tailles de l’ordre de 10
–10
m. La température d’un gaz à
l’équilibre, grandeur liée à la vitesse moyenne de ses
molécules, est bien finie pour un volume macrosco-
pique comprenant un très grand nombre de molécules ; ses
fluctuations statistiques deviennent toutefois significatives pour
un volume microscopique, auquel cas le concept de température
lui-même tend à s’évanouir.
III. Les grandeurs physiques en mécanique quantique
Toutes les caractéristiques ci-dessus se retrouvent dans
les mesures quantiques, mais avec quelques changements. Une
première différence, provenant de la taille microscopique des
objets considérés, porte sur la nature des grandeurs
caractérisant leur état. À l’échelle atomique, tous les
phénomènes, qu’ils soient physiques, chimiques ou même
biologiques, peuvent en principe être décrits en termes des
seules grandeurs suivantes : positions, vitesses, masses et
charges des particules (électrons et noyaux atomiques) ; champ
électromagnétique en chaque point ; moment cinétique propre
(ou « spin ») et moment magnétique des particules susceptibles
de tourner sur elles-mêmes, durée du phénomène. Les
grandeurs auxquelles nous sommes habitués, température,
chaleur, pression, densité, courant ou polarisation électriques,
aimantation, potentiel chimique, etc., s’interprètent à cette
échelle en termes d’effets collectifs.
La différence majeure provient de propriétés insolites
des grandeurs microscopiques, propriétés imposées par la
physique quantique qui les régit. Dans une description
classique, adéquate pour un objet macroscopique, il est
légitime de supposer que les grandeurs physiques caractérisant
son état prennent des « valeurs vraies » ; seule la limitation de
nos moyens d’investigation implique l’emploi de probabilités.
(Nous verrons que les probabilités apparaissent en mécanique
quantique pour des raisons plus profondes). L’inexactitude des
mesures conduit à représenter mathématiquement les grandeurs
classiques par des nombres aléatoires. Mais il s’agit de
nombres ordinaires, et aucun principe n’interdit d’imaginer des
mesures approchant indéfiniment la « valeur vraie ».
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