Position de thèse - Université Paris

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École Doctorale : Concepts et langages, Université Paris IV-Sorbonne. Maison de la
Recherche, 28, rue Serpente, 75006, Paris.
Équipes d’accueil : Rationalités Contemporaines (3539), et Institut d’Histoire et de
Philosophie des Sciences et des Techniques (UMR8590), 13 rue du Four, 75006 Paris.
Thèse pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline : PHILOSOPHIE
Présentée et soutenue par :
Magali FERNÁNDEZ-SALAZAR
Le : 25 Juin 2015
LA DIMENSION ÉMOTIONNELLE DE LA DOULEUR
CHRONIQUE. PERSPECTIVES NEUROPHILOSOPHIQUES SUR
LA DOULEUR DU MEMBRE FANTÔME
Sous la codirection des :
M. Jean-Michel BESNIER
M. Jean GAYON
Professeur, Université Paris IV (Paris Sorbonne)
Professeur, Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)
Membres du Jury :
Françoise Parot, Professeur, Université Paris V-René Descartes (rapporteur)
Denis Forest, Professeur, Université Paris-Ouest (rapporteur)
Maximilian Kistler, Professeur, Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Pascal Ludwig, Maître de conférences, Université Paris IV (Paris Sorbonne)
Jean-Michel Besnier, Professeur, Université Paris IV (Paris Sorbonne) (directeur)
Jean Gayon, Professeur, Université Paris I Panthéon-Sorbonne (directeur)
1 POSITION DE THÈSE
Mon travail de recherche s’inscrit dans un effort humain séculaire pour comprendre la douleur
et échapper à la souffrance. Mon objectif principal a été d’intégrer l’objectivité et la
subjectivité de la douleur chronique, notamment celle de la douleur du membre fantôme. Mon
approche pluridisciplinaire a eu pour but de montrer l’importance de la relation neuro-mentale
dans le processus douloureux.
J’ai examiné : (1) la neurophysiologie de la douleur chronique, en réalisant un protocole
expérimental que j’ai testé en étudiant le cerveau d’un patient amputé à l’institut de
Neuroradiologie et Diagnostic de la Faculté de Médecine de Greifswald en Allemagne; (2) La
psychologie de la douleur chronique fantôme, en me fondant sur des entretiens avec 15
patients amputés et 7 patients dysméliques (présentant des déficiences congénitales des
membres); enfin (3) la complexité de la nature mentale de la douleur fantôme, en tenant tout
particulièrement compte de sa dimension émotionnelle. J’ai aussi pris en compte l’influence
de la société et la culture, mais aussi et surtout les facteurs mentaux qui sont impliqués dans le
processus douloureux chronique.
Pour comprendre la douleur et pour la prendre en charge, il est essentiel de considérer le
facteur temps, qui prend toute son importance lorsqu'on distingue bien la douleur aiguë et la
douleur chronique. La douleur aiguë est limitée dans le temps; la douleur chronique est une
douleur qui persiste au delà de trois mois. Cependant une douleur chronique n’est pas
simplement une douleur aiguë qui se prolonge dans le temps: en raison de la plasticité
neuronale, le cerveau est profondément transformé dans le cas de douleurs chroniques.
J'ai cherché à répondre à la question suivante : l’esprit peut-il modifier le cerveau et être à
l’origine des modifications neuronales qui seraient la cause des douleurs chroniques
fantômes ? Dans le cas d’une amputation cette question devient: la représentation de la
souffrance provoquée par la perte d'un membre peut-elle transformer la douleur mentale
chronique en douleur physique, altérant ainsi la qualité et l’intensité de la douleur chez le
patient amputé ?1
Tout au long de ma thèse je distingue l’esprit et le cerveau, mais cette distinction ne veut pas
dire que je considère l’esprit comme une substance séparée du corps. Pour moi, l’esprit est un
1
Lorsque je parle d’images mentales je veux dire les représentations aversives des émotions diverses qui sont
crées par des circuits neuronaux grâce à l’interaction avec l’environnement. Ces circuits consistent en diverses
connexions synaptiques1 qui grâce au processus de l’apprentissage et de la mémoire, donnent lieu à des images
au sein de notre monde mental.
2 système oscillatoire endogène et exogène émergent du cerveau, dont la formation résulte
d'une interaction avec l’environnement.
La douleur est une réalité que nous devons tous affronter. La douleur aiguë est nécessaire et
normale dans un organisme sain, car elle est un mécanisme d’alarme qui nous protège. Mais
la douleur chronique, qui est un phénomène extrêmement agressif et destructeur pour tout
individu n’a aucune utilité biologique chez les individus qui en sont affectés. Elle n'a plus la
fonction ordinaire de la douleur, qui est de garantir l'intégrité physique; de surcroît, elle est en
pratique souvent très résistante aux traitements analgésiques habituels. Ma thèse montre que
la douleur chronique est un phénomène perceptif d’intrusion et de destruction plutôt qu'une
expérience sensorielle.
La douleur chronique doit être prise en compte en tant que maladie à part entière. Je pense
qu’avec l’étude creusée de la composante émotionnelle de la douleur fantôme des amputés,
les cliniciens, les psychologues, les neuroscientifiques et les philosophes peuvent trouver
occasion de mieux comprendre la complexité de la nature mentale du phénomène douloureux.
Au tout début de ma thèse, j'ai effectué un stage à la Clinique antidouleur de l’Hôpital de la
Pitié Salpêtrière, sous la direction du neurologue Nicolas Danziger. J’ai eu ainsi l’opportunité
de rencontrer plus de 300 patients atteints de douleurs chroniques diverses, pour lesquelles il
n'existait pas de solution dans la majorité des cas. À la fin de ce stage je me suis posée la
question suivante: pourquoi, malgré les progrès des neurosciences, -nous n’arrivons pas
encore à traiter correctement la douleur chronique et à trouver de solutions pour les patients ?
La réponse se trouve dans le caractère mental de la douleur chronique, que la plupart des
neuroscientifiques mettent du côté parce qu’ils n’ont pas les moyens de l’expliquer
expérimentalement.
Parmi la quantité considérable de douleurs chroniques existantes, la douleur du membre
fantôme est l’une de plus difficiles à traiter. Je me suis intéressée à l’étude de la douleur
fantôme à cause de son caractère mental, et de son étroite relation avec la conscience.
Le phénomène du membre fantôme est la persistance de perceptions sensitives et motrices
dans un membre qui n’est plus là, ces perceptions étant souvent accompagnées de douleur.
Lorsque cette perception persiste pendant des années il peut se présenter par intermittence et
avec des sensations fantômes de lourdeur, de chaleur, de froid, ainsi que des paresthésies,
peuvent se présenter par intermittence pendant des années. Après une amputation, environ
90% des patients perçoivent le membre manquant et près du 80% ont des douleurs fantômes.
Mais bizarrement les personnes avec des déficiences congénitales des membres ne présentent
3 pas de douleur fantôme. Bien qu’il y a toujours des exceptions. Le fantôme connaît
généralement de transformations dans les 6 à 12 mois après l’amputation: sa position et sa
taille peuvent changer (télescopage).
On observe un nombre important de membres fantômes qui deviennent totalement statiques et
douloureux, parfois dans des positions inimaginables et très souvent dans une position serrée
de la main. Les positions du fantôme dépendent en général de la position que les membres
avaient avant l’amputation.
J’ai eu l’opportunité de faire la première année de mon doctorat à la Faculté de Philosophie de
l’Université de Cambridge, Angleterre, où j’ai commencé à réfléchir sur le problème corpsesprit, et sur le caractère mental de la douleur chronique. Mais entamer une discussion
approfondie sur la douleur et sur la dimension émotionnelle de la douleur chronique fantôme
sans connaître à fond ses mécanismes cérébraux, sans étudier d’abord le fonctionnement
neuronal impliqué dans le processus douloureux m'a semblé insuffisant. Pour avoir une
meilleure compréhension des conséquences de l’amputation et des mécanismes de la douleur
chronique, j’ai étudié le cerveau d’un patient amputé de la main gauche à l’Institut de
Neuroradiologie et Diagnostic de la Faculté de Médecine de Greifswald, Allemagne. En
collaboration avec l’équipe du Professeur Martin Lotze, j'ai réalisé un protocole expérimental
utilisant des images de résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) et de la stimulation
magnétique transcrânienne (SMT).
Les études scientifiques montrent qu’il existe des changements corticaux qui apparaissent
après une amputation et qui semblent corrélés à la douleur chronique fantôme.
En 2005, Herta Flor et Martin Lotze ont observé une réorganisation fonctionnelle dans les cas
de douleur chronique et ont soutenu que cette réorganisation corticale est corrélée avec
l'intensité de la douleur chronique fantôme. Pour ma part, j'ai voulu examiner s'il était
possible, d’une part, (1) de débloquer la position fixe du fantôme grâce à la stimulation
magnétique transcrânienne, d'autre part (2) si cela aurait pour effet une réorganisation
corticale dans le cerveau du patient et en conséquence (3) si cela pourrait diminuer sa
douleur.
Je suis partie de deux hypothèses : l'une concerne la partie neurophysiologique de la douleur
fantôme, l’autre concerne la psychologie de la douleur fantôme — sa dimension émotionnelle
— que j’ai testée avec une population de 15 patients amputés ainsi qu’avec 7 patients
dysméliques (avec déficience congénitale des membres).
4 Puisque la douleur du membre fantôme est associée à des changements de la réorganisation
du schéma corporel dans le cortex somatosensoriel primaire (S1), j’ai supposé qu’en utilisant
une stimulation magnétique transcrânienne on pourrait provoquer le mouvement d’extension
du bras et de la main fantôme après un court entraînement du mouvement du bras, et que cela
aurait un impact sur la représentation du membre fantôme dans le cerveau et sur l'intensité de
la douleur fantôme. J’ai également supposé que la SMT pourrait inverser les changements
inadaptés dans le S1 et pourrait affecter la représentation fantôme de la main amputée dans le
cortex.
Pour tester cette hypothèse, notre équipe a utilisé les méthodes suivantes:
1. Stimulation Magnétique Transcrânienne2
2. Électromyographie (EMG)3
3. Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle (plus connue sous son acronyme anglais
fMRI)4
Les objectifs étaient : (1) débloquer la position fixe du fantôme; (2) localiser la représentation
des mouvements fantômes dans le cortex, (3) identifier les changements possibles de la
représentation du fantôme dans le cortex somatosensorielle après la stimulation corticale.
Pendant l’étude expérimentale nous avons rencontré quelques difficultés. D’abord, il
s’agissait d’un protocole compliqué et donc long (5 heures). Par ailleurs, nous n’avons pas
trouvé assez d’amputés des membres supérieurs à Greifswald et les patients amputés qui
voulaient participer étaient pour la plupart atteints d’autres pathologies, comme le diabète par
exemple, dont la prise de médicaments pouvait nuire les résultats.
Les patients amputés âgés qui étaient disponibles pour participer à l’étude étaient souvent
angoissés à cause des images de résonance magnétique et de devoir rester plus de 40 minutes
avec la tête immobilisée dans le scanner des images cérébrales.
2
Cette technique permet de modifier l'excitabilité du cortex cérébral localement et transitoirement. Une bobine
de stimulation, placée contre le cuir chevelu, produit une dépolarisation neuronale par l'intermédiaire d'un champ
magnétique focalisé. On déplace à la surface du crâne une sonde générant des micro-impulsions magnétiques de
forte intensité.
3
Il s’agit d’une technique médicale qui permet d'enregistrer, avec un électromyographe, les courants électriques
qui accompagnent l'activité musculaire. Elle permet d'étudier le système nerveux périphérique, les muscles et la
jonction neuromusculaire.
4
Cette technique permet de visualiser, de manière indirecte, l'activité cérébrale. Elle consiste à enregistrer des
variations hémodynamiques (variation des propriétés du flux sanguin) cérébrales locales, lorsque ces zones sont
stimulées. La localisation des zones cérébrales activées est basée sur l’effet BOLD (Blood Oxygen Level
Dependant), lié à l’aimantation de l’hémoglobine contenue dans les globules rouges du sang.
5 Ces difficultés ont beaucoup limité mon travail de recherche. En effet, bien qu'un seul cas
suffise parfois pour établir de résultats intéressants, le plus souhaitable est de travailler avec
une grande population, surtout s’il s’agit des travaux longitudinaires.
Pour tester mon hypothèse expérimentale, nous avons néanmoins eu la possibilité d'étudier le
cerveau d’un homme de 67 ans avec une amputation du membre supérieur gauche (main)
causée par un accident de travail en 1999. Le patient a déclaré avoir des sensations et douleurs
fantômes sévères depuis l’amputation (16 ans). Il n’a pas déclaré avoir de télescopage
(déplacement du membre fantôme). Sa main fantôme était fixe mais pas en totalité. Il pouvait
bouger 2 ou 3 doigts fantômes.
À la fin des expériences neurophysiologiques, nous avons pu corroborer des résultats d'autres
études ayant montré l’importance de la neuroplasticité, nous avons eu une réponse positive
grâce à la stimulation magnétique transcrânienne concernant la relaxation des muscles du
moignon et par conséquence du fantôme. Par contre, le niveau de douleur est resté intact.
Dans le membre affecté il y a eu un effet croissant dans l’enregistrement de l’activité
électrique musculaire au cours de la session de stimulation transcrânienne (pré- 1,0 et post2,2). Ceci pourrait être dû au fait que le patient était mentalement préparé pour l'activation du
muscle. Même si le mouvement a été seulement imaginé il a provoqué un effet physique
mensurable, ce qui confirme les effets de l’esprit sur le cerveau.
Pour ce qui est de mon hypothèse sur la partie émotionnelle de la douleur fantôme, j’ai réalisé
une étude symptomatologique avec 15 patients amputés atteints pour la plupart d’entre eux de
douleurs fantôme et un entretien avec 7 patients dysméliques. Mon hypothèse était que les
représentations mentales aversives que le patient se fait du manque d’une partie de son corps,
autrement dit la « non acceptation » de la perte et l’image mentale d’un corps incomplet,
pourrait avoir une incidence directe sur la réorganisation corticale après l’amputation, et donc
sur le développement de la douleur chronique, en diminuant ou en intensifiant la perception
de la douleur. Si cette hypothèse est juste, les processus mentaux contrôlent les processus
neuronaux, et non l’inverse.
J’ai donc voulu savoir s’il existe une analogie entre le Trouble du deuil prolongé et les
patients amputés atteints de douleurs fantômes. Le Troublé du deuil prolongé est un syndrome
comprenant des réactions spécifiques après la perte d'un être cher5, (il a été accepté et reconnu
5 Prigerson HG, Vanderwerker LC, Maciejewski PK (2008), « A Case for the Inclusion of Prolonged Grief
Disorder in DSM-V », pp. 165-186, Chapter 8 in Handbook of Bereavement Research and Practice: 21st Century
Perspectives, Eds. Margaret Stroebe, Robert Hansson, Henk Schut & Wolfgang Stroebe, Washington, DC,
American Psychological Association Press.
6 par le Manuel Diagnostique et Statistique des désordres mentaux (DSM-5), qui est le manuel
de référence en psychiatrie pour la classification des maladies mentales)6. C’est un deuil
traumatique et compliqué qui est corrélé à des éléments cliniques distincts de ceux qui sont
liés à la dépression et à l’anxiété présente dans un deuil « normal ».
Avant de continuer d'exposer cette deuxième étude, je voudrais mentionner un fait intéressant,
révélé par les récits de la totalité des amputés que j’ai interviewés: dans leurs rêves, ils ne se
voient pas amputés. Selon mon hypothèse correspond à un refus inconscient de la perte.
Dans mon hypothèse la non-acceptation de la perte provoquerait la réorganisation corticale et
causerait une douleur mentale capable de “faire apparaitre” un fantôme douloureux afin de
diminuer la douleur mentale provoquée par la perte.
Des 15 patients qui ont répondu le questionnaire du Trouble du deuil prolongé, 12 ont
manifesté le trouble, et 3 (amputés lorsqu’ils étaient très jeunes) ne l'ont pas manifesté. Mais,
fait significatif, aucun de ces trois patients n’a déclaré éprouver de douleur fantôme. Ils n’ont
jamais eu non plus des épisodes dépressifs à différence du reste des patients. Par contre, le
reste des autres patients, tous atteints de douleurs fantômes très intenses, ont manifesté le
Trouble du deuil prolongé, autrement dit, une non acceptation inconsciente de la perte de
leurs membres. Ceci suggère l’existence d’une corrélation entre la non acceptation de la perte
et la douleur fantôme.
Les 3 patients amputés qui ne manifestaient pas le Trouble du deuil prolongé ont été amputés
tous les trois lorsqu’ils étaient très jeunes. Peut-être la formation du schéma corporel n’était-il
pas encore développé ou pas dans sa totalité. Il serait nécessaire de mieux étudier les cartes
corporelles dans les cerveaux des individus amputés avant l’âge de 18 ou 20 ans. Tout indique
que l’amputation à un très jeune âge, leur a permis de se créer une image corporelle
acceptable et cohérente avec leur schéma corporelle pas encore totalement formé, ayant donc
une perception positive de l’absence des membres. Ceci ressemble aux cas des patients avec
de déficiences congénitales des membres.
Bien qu’il faille être prudent dans l'interprétation, les résultats suggèrent que la douleur
fantôme pourrait résulter de la douleur mentale provoquée par la non acceptation de la perte
d’une partie du corps (ce qui démontre l’analogie avec le trouble du deuil prolongé) et par le
6
Si les deux premières versions du DSM sont jugées peu fiables scientifiquement, la sortie du DSM-III marque
un tournant décisif dans le mode de diagnostic psychiatrique, Gansel, Y, Forgeard L, Danet F, Boussageon R,
Elchardus JM (2008), « Réformer la nosographie psychiatrique par la mathématisation, Progrès scientifique et
nécessité sociale du DSM-III », Evolution Psychiatrique 73(3) :497-507. Ici, on parle du DSM dans la cinquième
version. Il s’inspire du mode de classement des autres disciplines médicales en proposant une série de critères
qui permettent l’élaboration d’un diagnostic.
7 manque d’acceptation de la modification de l’image corporelle. Tout se passe donc comme si
l’individu était en constant deuil depuis son amputation car il est incapable d’accepter sa perte
corporelle, l’incomplétude de son corps, la perte d’une partie de soi qui est irremplaçable.
Ce n’est pas le cerveau qui cause la douleur mentale mais l’inverse, c’est l’esprit qui
provoque la douleur physique.
À présent demeure le défi de comprendre de quelle manière la réorganisation corticale est liée
à la douleur chronique, et de savoir de quelle façon les changements plastiques cérébraux
entraînent la douleur fantôme ou vice versa. Il convient donc d'étudier d’abord la dimension
émotionnelle juste après l’amputation afin de pouvoir prévenir une douleur chronique7.
Il serait souhaitable de réaliser un modèle qui puisse rassembler les différentes thérapies
mentales et physiques (imagerie des mouvements, boîte à miroir, réalité virtuelle, méditation,
entraînement moteur, etc.), afin de créer une thérapie mentale qui pourrait convenir le mieux
selon les cas particuliers de chaque patient, selon son environnement et en fonction de ses
expériences du passé.
En conclusion, qu’est-ce que la douleur du membre fantôme nous apprend ?
Les résultats que j'ai obtenus montrent que la perception douloureuse dépend de diverses
influences externes qui sont indépendantes de l'entrée (signal) nociceptive. L’étude de la
douleur fantôme m’a permis de conclure que la plasticité corticale mise en évidence lors de
l'expérience douloureuse chronique ne dépend pas seulement de l'action et de l'interaction
entre les réseaux neuronaux dynamiques, mais aussi de la communication entre ces réseaux
neuronaux (système endogène) et les réseaux environnementaux (système exogène), ces
derniers étant capables de moduler la perception de la douleur chronique.
Cependant, j’ai pu constater que le travail scientifique a des limites importantes. D'une part,
les résultats obtenus ne sont que des approximations. D’autre part, les résultats sont parfois
ambigus, et il existe de multiples façons de les interpréter. Dans le cas de la douleur
chronique, ces limites sont tout particulièrement marquées car chaque patient est différent et
que la subjectivité de leur douleur entre en jeu. Il est donc très difficile de faire des analyses
objectives.
Je crois qu'il faut prendre distance relativement aux nombreuses recherches réductionnistes de
la douleur chronique. Elles apparaissent comme étant d'une utilité de plus en plus douteuse
pour donner de solutions aux patients. Il faut corrélativement promouvoir une perspective
7
Flor H, Nikolajsen L, Jensen TS (2006) “Phantom limb pain: a case of maladaptive CNS plasticity?” Nat Rev
Neurosci 7: 873–81.
8 plus large. Dans mes recherches futures, je privilégierai une perspective holistique plutôt que
l’étude réductionniste de chaque symptôme.
Une approche purement neurophysiologique ne pourra pas à elle seule donner des solutions
aux patients souffrant d’une douleur chronique. Cela fait des années qu’on essaie sans succès.
Chaque patient a une histoire, un passé, un environnement particulier, un esprit extrêmement
complexe, et un cerveau très complexe aussi, leur douleur dépend donc de cette complexité.
Il me semble en particulier essentiel d'engager une étude holistique de l’esprit, une étude plus
large de l'interaction entre le cerveau et l’environnement.
Il est très important de chercher du côté de nos relations avec les autres, et dans la structure
biotique et physique de notre environnement. Pour cela, les neurosciences ont besoin de l’aide
des autres disciplines, telles que la psychologie, la biologie, l’anthropologie, la philosophie
mais aussi, pourquoi pas, les mathématiques et la physique. Car pour comprendre nos
cerveaux il faut aussi comprendre les propriétés des objets de l’univers qui nous entoure et
étudier les liens qui existent entre cet univers, notre esprit et notre cerveau.
Après avoir étudié la douleur durant les sept dernières années, ma conclusion est que, tant
qu’on ne saura pas expliquer l’esprit, on ne pourra pas expliquer l’origine de tant de douleurs
chroniques dont on ignore la cause, ni proposer de solutions efficaces aux patients qui
souffrent tous les jours de douleurs insupportables.
L’étude des émotions, de l’émergence de la conscience et de l’esprit en relation avec le
fonctionnement de notre environnement est, à mon avis, la seule solution pour espérer un jour
résoudre le problème de la douleur chronique, et en particulier celui de la douleur du membre
fantôme.
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