Eléments de corrigé du sujet : Habiter : un concept pertinent pour une géographie véritablement humaine ?
PREMIERE PARTIE Le programme de sixième de 2009 introduit un terme fédérant l’ensemble des chapitres : habiter. Celui-ci vient
se substituer au terme « paysage ». La lecture comparée des programmes de 2002 et de 2009 donne parfois l’impression qu’il s’agit d’un
simple couper-coller entre deux termes finalement équivalent. Ce n’est bien entendu pas le cas. Si l’on prend davantage de recul, On
constate que ce changement s’inscrit dans la continuité du glissement progressif d’une géographie centrée sur les milieux naturels cadre
de la vie des hommes vers une géographie centrée sur les hommes et la relation qu’ils entretiennent avec l’espace. Il faut remonter à la
source de la géographie universitaire pour comprendre ce que ce changement recouvre. Les promoteurs du terme en font un concept
central d’une géographie humaine et même humaniste. Dans quelle mesure ont-ils raison ?
I. La géographie en quête d’humanité (composante « histoire de la géographie ») : habitat, habitant, habiter. ( on peut
ajouter habitare pour la racine latine du terme et habitus pour son usage sociologique). On croyait que le processus d’humanisation de
la géographie était achevé, il semblerait qu’il n’en est rien. Pourtant la géographie française a toujours été « humaine », Vidal de la Blache
et ses élèves ne s’intéressaient au milieu que comme un cadre dans lequel se déploient les genres de vie. Camille Vallaux décrivait les
relations entre les bretons et l’espace littoral et maritime), Albert Demangeon décrivait les toits, les maisons rurales, les villages (villages
rue-village groupés-villages dispersés…), Jean Brunhes cherchait à faire l’inventaire des solutions particulières que chaque groupe
humain mobilisait pour occuper un territoire (étude sur l’irrigation dans le milieu méditerranéen) et lorsque les enquêteurs de son équipe
de l’inventaire du monde allait à la rencontre d’une population, la première questions qu’ils se posaient était : où habitent-ils ? Bref la
description et l’explication de l’habitat a toujours été au cœur de la géographie humaine. L’habitat, était expliqué comme un élément de
la symbiose entre les groupes humains, leur milieu et les civilisations qui en résultaient (l’esquimau et l’igloo, le noir et la case, le
bourguignon et la ferme à cour fermée…). Au-delà de la caricature, on voit par là que la centration sur l’habitat, artéfact, a peu à peu fait
place à la centration sur l’habitant. Après la Seconde Guerre mondiale, Maurice Le Lannou, propose une nouvelle définition de la
géographie qui serait « la science de l’homme-habitant ». Pour lui, habiter renvoie à la « la connaissance sans cesse plus affinée des
multiples relations entre les hommes et les lieux où ils vivent». Car « habiter, c’est vivre sur un morceau de la planète, en tirer de quoi
satisfaire les besoins élémentaires de l’existence […] ». « Habiter signifie [donc] à la fois demeurer, posséder, construire et vivre en
symbiose avec un espace concret. » (Michel Sivignon). C’est au nom d’une géographie humaniste que Le Lannou défend cette définition
de la géographie, inspirée notamment par les travaux de Carl Sauer (Berkeley). La convergence entre Sauer et Le Lannou correspond
aussi à une commune opposition à la « nouvelle géographie » (école de Chicago, géographie urbaine, modélisatrice, statistique et
spatialiste) que ces auteurs rejettent comme technocratique, structuraliste et marxisante. L’homme habitant s’oppose alors à l’homme
producteur (Pierre George). Point en effet, derrière cette approche, la figure du paysan sédentaire et une certaine nostalgie ruraliste qui
dénonce l’essor de la technologie, l’urbanisation et la mobilité qui caractérisent la modernité d’après-guerre et Le Lannou apparaît
comme un fieffé réactionnaire aux yeux et sous les plumes des jeunes loups de la géographie (Levy, Grataloup…). Sa défense
(presqu’une croisade) d’une géographie humaniste est reprise aujourd’hui avec des arguments très proches, par Jean Robert Pitte sous la
plume duquel on ne rencontre jamais le terme d’habiter employé comme un substantif mais comme un verbe et associé à celui
d’habitant. Il faut donc en venir à la notion d’habiter, plus récente, qui doit être considérée comme la version modernisée de l’espace
vécu d’Armand Frémont devant permettre au géographe de prendre en compte les perceptions et les représentations de l’espace, mais
une notion débarrassée de ses scories psychologisantes. L’espace vécu consiste en l’espace de vie des hommes (espace physique,
objectif) conjugué aux pratiques et perceptions (espace sensoriel et d’actions, subjectif). Hervé Thery, dans le dictionnaire les mots de la
géographie (éditions Reclus,1992), » prend en compte ce passage de l'habitat à l’habiter dans sa définition qui commence par une version
« traditionnelle, « L'habitat est l'ensemble et l'arrangement des habitations dans un espace donné. » et s’achève par une question qui ouvre sur la
notion d’habiter : « Habité peut être pris dans un sens ordinaire ou dans un sens fort qui implique une forte et quasi tangible « présence
» humaine [...]. « Habiter un lieu, est-ce se l'approprier? »
II. L’individu au centre de toute chose géographique (Composante épistémologique)
Philippe Pelletier (Le Japon. Crise d’une autre modernité, Belin, Collection Asie plurielle, 2003) part de son expérience de terrain. A
Kyoto dans le temple Ryoanji se trouve un jardin de graviers avec quinze rochers qui symbolisent les îles. Au cours d’une de ses visites,
il trouve des touristes américains recueillis, entourés de collégiens japonais chahutant. C’est l’effet Lost in translation (le rapprochement
n’est pas fortuit), c’est-à-dire un décalage culturel profond : contrairement à nos églises occidentales, le temple n’est pas porteur de sacré
en dehors des cérémonies. Il en va de même pour les sanctuaires shinto, qui sont des lieux de jeu, de rendez-vous, voire de drague ! Ils
jouent un peu le rôle de nos places publiques, peu nombreuses dans l’urbanisme traditionnel japonais. Cet exemple montre que pour
comprendre les lieux, il faut considérer que « les êtres humains ne vivent pas dans le monde tel qu’il est, mais dans le monde tel qu’ils le voient, et, en
tant qu’acteurs, ils se comportent selon leur représentation de l’espace. » (Jacques Lévy et Michel Lussault (sld), Dictionnaire de la géographie et de l’espace
des sociétés, Paris, Belin, 2003). La géographie qui émerge dans cette approche adopte un point de vue phénoménologique sur le monde.
Pour Heidegger, habiter est une activité primordiale, constitutive de l’être humain. Dès lors c’est tout le cadre des relations entre
l’homme et l’espace qui se construit sur la prééminence de l’être-là, le Dasein, différent de l’existence qui en serait en quelque sorte la
manifestation. La notion d’habiter s’impose ainsi comme centre de la réflexion ; Heidegger distingue radicalement « habiter » (trait
fondamental de l’être) et « se loger » (simple acte fonctionnel). Eric Dardel (l’homme et la terre, 1952) est un précurseur, dès 1952, de ce
courant géographique. Pour lui, « la géographie phénoménologique prend en compte les relations existentielles de l’homme et de la Terre. Celles-ci définissent
une "géographicité" : "inscription" primitive, présociale et affective "du terrestre dans l’humain et de l’homme sur la Terre". Sujets et objets s’interpénètrent ainsi
pour former un monde géographique qui n’est accessible que par l’expérience vécue. La question posée est celle de « l’humanisation des milieux biophysiques par
l’habiter et la manière dont les hommes confèrent du sens, par et pour ce processus, à la Terre et à la nature – que cette humanisation construit en tant que
dimension de la société puisque la nature est un artefact humain. » (M Lussault, dictionnaire…). La réflexion d’Augustin Berque s’inscrit dans sa
filiation lorsqu’il définit l’écoumène comme la « relation de l’humanité à l’étendue terrestre » et non pas simplement comme la « partie habitée de la
Terre ». Selon lui, « l’écoumène, c’est la Terre en tant que nous l’habitons. Plus encore : en tant que lieu de notre être. » S’intéressant aux mobilités,
Mathis Stock (cdoc 1) propose l’idée de l’habitat polytopique de l’homme d’aujourd’hui qui se caractérise par des résidences multiples,