La dépression : des pratiques aux théories 11 Stratégies thérapeutiques du déprimé avec comorbidité anxieuse D. Capdevielle Service Universitaire de Psychiatrie Adulte, Hôpital La Colombière, 39 avenue Charles Flahault, 34295 Montpellier Cedex 5 Peu d’études se sont intéressées aux stratégies thérapeutiques du sujet déprimé avec comorbidité anxieuse bien que cette condition soit pratique courante en clinique. EPIDÉMIOLOGIE La prévalence de l’épisode dépressif majeur est de 6,9 % sur 12 mois. La prévalence des phobies spécifiques est de 6,6 %, du trouble obsessionnelcompulsif (TOC) de 0,7 %, du trouble anxiété généralisée (TAG) de 1,7 % et de la phobie sociale 2,3 % (11). Les troubles dépressifs et anxieux sont très fréquemment comorbides. Soixante seize pour cent des patients souffrant de TAG et 54 % des sujets déprimés ont une pathologie psychiatrique comorbide. Ce chiffre s’élève à 87 % pour les patients souffrant d’agoraphobie, en raison de l’association entre trouble panique et agoraphobie (1) (Fig. 1). La comorbidité entre les troubles anxieux et la dépression semble donc être la règle plutôt que l’exception. En effet, 33 à 85 % des sujets souf- Abus d’alcool Alcoolisme Phobie spécifique Phobie sociale Dépression majeure ESPT Trouble panique TAG Dysthymie Agoraphobie 25,4 43,1 26,4 50,0 54,2 54,2 69,0 76,0 74,3 87,4 0 20 40 60 80 100 Analyse mise à jour (juin 2005) des données ESEMcD/MHEDEA 2000 Abbréviations : TAG = trouble anxieux généralisé ESPT = état de stress post-traumatique FIG. 1. — Comorbidité des troubles psychiatriques sur 12 mois (1). frant de dépression ont un trouble anxieux comorbide : trouble panique dans 37 à 54 % des cas, phobie sociale dans 15 à 37 % des cas. Inversement, 50 à 90 % des sujets souffrant d’un trouble anxieux et 62 % des patients souffrant d’un trouble anxieux généralisé ont une comorbidité dépressive. CONSÉQUENCES DE LA COMORBIDITÉ ANXIÉTÉ-DÉPRESSION Les patients présentant un trouble comorbide (dans le sens anxiété-dépression ou dépression-anxiété) présentent une évolution de leur trouble plus chronique, une invalidité plus l’auteur a déclaré : essais cliniques : en qualité de co-investigateur, expérimentateur ou expérimentateur principal (laboratoire Lundbeck) ; Conférences : invitations en qualité d’intervenant (Laboratoires Lilly et BMS), invitations en qualité d’auditeur (frais de déplacement et d’hébergement pris en charge par une entreprise (Laboratoires Lilly et BMS) ; subvention en vue d’une année de recherche (Laboratoire Lundbeck). © L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés. L’Encéphale (2009) Hors-série 3, S37-S41 60 % 50 % % rémission La dépression : des pratiques aux théories 11 D. Capdevielle Pas de comorbidité n = 65 Comorbidité parmi des troubles anxieux n = 56 Comorbidité avec troubles de l’humeur n = 18 40 % 30 % 20 % 10 % 0% 3 mois 6 mois 12 mois FIG. 2. — La comorbidité dépressive et non anxieuse est un facteur prédictif d’une évolution péjorative du trouble anxieux (selon les scores à l’échelle Spielberger State-Trait Anxiety Inventory) (9). marquée, un recours aux systèmes de soins plus important et une consommation médicale accrue. Le risque suicidaire ainsi que les addictions sont augmentés. Enfin, la qualité de la réponse thérapeutique est moindre. La péjoration du pronostic du trouble anxieux semble liée à la comorbidité dépressive. Une étude de Van Balkom et coll. [9] a montré que les patients souffrant d’un trouble anxieux pur ou comorbide d’un autre trouble anxieux ont un meilleur pronostic que les patients souffrant d’un trouble anxieux avec comorbidité dépressive. La comorbidité dépressive a donc un impact sur le pronostic du trouble anxieux (fig. 2). STRATÉGIE THÉRAPEUTIQUE DEVANT UNE DÉPRESSION MAJEURE COMORBIDE Dans la majorité des cas, les patients consultent pour des symptômes dépressifs et l’évaluation révèle l’existence d’un trouble anxieux. Classiquement, les recommandations de prise en charge sont les suivantes : – adopter une stratégie séquentielle ; – traiter la dépression par une psychothérapie associée ou non à un S 38 traitement médicamenteux en fonction de la sévérité de l’épisode ; – réévaluer l’état clinique et la symptomatologie anxieuse après disparition du syndrome dépressif. En effet les symptômes anxieux peuvent appartenir au tableau dépressif et les traitements proposés dans le cadre d’une prise en charge du trouble dépressif auront aussi une efficacité sur le trouble anxieux ; – traiter la symptomatologie résiduelle de la dépression (troubles du sommeil, troubles de la concentration, fatigue) car elle entraîne une altération de la qualité de vie et un moins bon pronostic (risque accru de rechute, de récurrence, de suicide, de survenue de maladie cardiovasculaire). C’est pourquoi il est parfois nécessaire d’augmenter les posologies d’antidépresseurs, de réaliser une association médicamenteuse et/ou de mettre en place une prise en charge psychothérapique en fonction de la nature des symptômes résiduels. Face à la double efficacité des traitements (médicaments et psychothérapie) à la fois sur le trouble anxieux et dépressif, ne serait-il pas plus pertinent de prendre en compte la comorbidité d’emblée dans le choix de la prise en charge ? Quelles sont les données concernant les traitements antidépresseurs et les benzodiazépines ? Une étude de Silverstone et coll. (7) a mis en évidence l’efficacité d’un traitement médicamenteux par venlafaxine chez des patients souffrant d’un trouble dépressif majeur avec anxiété généralisée comorbide à 12 semaines. Le délai d’action est allongé chez les patients porteurs d’une comorbidité anxieuse par rapport aux patients non comorbides, aussi bien sur l’anxiété que sur la dépression (fig. 3). Les benzodiazépines ont montré leur efficacité dans le traitement des symptômes anxieux, plus précisément dans le TAG, parfois en monothérapie. Mais leur prise n’est pas dénuée d’inconvénients. En revanche, ces molécules ne sont absolument pas recommandées en monothérapie dans la dépression. Dans ce cas, elles ne sont utilisées qu’en association avec un antidépresseur. Une revue de Dunlop et coll. (2) a rapporté certains avantages à la prescription de benzodiazépines en association avec un antidépresseur en cas de comorbidité dépressionanxiété : – contrôle plus rapide de certains symptômes anxieux (attaques de panique, tension permanente) ; – diminution de l’anxiété ou de l’agitation induite par l’introduction des ISRS ; – amélioration de l’observance au traitement antidépresseur ; – amélioration du contrôle des phénomènes anxieux épisodiques ou situationnels ; – elles permettraient peut-être d’améliorer l’observance du traitement antidépresseur Mais ces effets sont à contrebalancer avec certains inconvénients : effets HAM-A 60 50 40 30 20 10 0 70 HAM-D HAM-A 60 50 40 30 20 10 0 Patients Patients non Patients Patients non comorbides comorbides comorbides comorbides Patients Patients non Patients Patients non comorbides comorbides comorbides comorbides Placebo Fluoxétine 70 HAM-D HAM-A 60 50 40 30 20 10 0 Patients Patients non Patients Patients non comorbides comorbides comorbides comorbides Venlafaxine XR Pourcentage de patients répondant à (A) semaine 4, (B) semaine 8 et (C) semaine 12 selon HAM-D et HAM-A dans le cas de patients présentant des troubles dépressifs majeurs avec TAG comorbides et des patients sans TAG comorbides. FIG. 3. — Efficacité de la venlafaxine dans la comorbidité dépression-TAG (7). secondaires classiques, risque d’abus/dépendance, aggravation de symptômes dépressifs. Donc, concernant les traitements médicamenteux il n’existe que très peu d’études qui se sont intéressées de façon spécifique à la dépression avec une comorbidité anxieuse. Il pourrait paraître important de prendre en compte directement la comorbidité dans le choix de la molécule, c’est-à-dire choisir une molécule ayant démontré son efficacité dans les deux pathologies. (par exemple venlafaxine ou duloxétine dans les dépressions avec comorbidité TAG). Le délai d’action est aussi à prendre en compte. Parfois plus important dans les troubles anxieux il pourrait masquer, dans un premier temps l’efficacité sur la symptomatologie anxieuse. Les données concernant l’impact des comorbidités sur la qualité de l’observance sont contradictoires. Quelles données concernant les psychothérapies ? Dans les études, les protocoles de thérapies cognitivo-comportementales [TCC] sont développés et mis en place pour un trouble bien spécifique. Peu de données concernent l’impact des comorbidités sur l’efficacité de ces thérapies. Dans la TCC de la phobie sociale, les patients présentant une comorbidité dépressive conservent une symptomatologie anxieuse plus importante. Les symptômes dépressifs sont négativement corrélés avec l’amélioration des symptômes d’anxiété sociale. Probablement, ces patients sont plus à risque d’interrompre la prise en charge. Est-il nécessaire d’adapter des protocoles de prise en charge pour les troubles anxieux avec symptômes dépressifs ? Certains auteurs ont présenté une approche psychosociale séquentielle : session partielle de thérapie cognitive pour les symptômes dépressifs puis thérapie d’exposition pour l’anxiété sociale. Mais la présence de symptômes d’anxiété sociale peut-elle avoir des conséquences sur l’efficacité de la thérapie cognitive de la dépression ? Gibbons et coll. (4) ont évalué l’impact de la symptomatologie anxieuse sur le déroulement et le résultat d’une thérapie cognitive pour la dépression. Les patients déprimés avec anxiété comorbide dont la thérapie s’est plus focalisée sur l’anxiété présentent une moins bonne amélioration des symptômes dépressifs et anxieux comparativement aux autres patients ayant bénéficié d’une thérapie de la dépression classique. On peut supposer que la multiplication des objectifs d’une thérapie nuit à son efficacité. Smits et coll. (8) n’ont pas retrouvé de différence d’efficacité de la TCC en terme de taux de participation, de réponse et de rémission entre les patients souffrant d’une dépression comorbide d’une phobie sociale et les patients non comorbides. Moitra et coll. (5) se sont intéressés à la comorbidité phobie sociale – dépression du fait de son fort taux de prévalence. Ils ont montré que les comportements d’évitement jouent un rôle médiateur entre la phobie sociale et les symptômes dépressifs. Les thérapies interpersonnelles de la dépression sont moins efficaces si le patient présente des symptômes du trouble panique. Ce résultat n’est pas retrouvé lorsque la comorbidité est un TAG. Donc, encore une fois très peu d’études existent sur l’efficacité des psychothérapies chez les patients présentant un trouble anxio-dépressif. L’adaptation des protocoles thérapeutiques en fonction des comorbidités peut sembler une piste intéressante dans la mesure où la thérapie garde ses spécificités qui ont fait preuve de leur efficacité. S 39 La dépression : des pratiques aux théories 11 HAM-D Taux de réponse (%) en semaine 12 70 Stratégies thérapeutiques du déprimé avec comorbidité anxieuse Taux de réponse (%) en semaine 8 Taux de réponse (%) en semaine 4 L’Encéphale (2009) Hors-série 3, S37-S41 L’Encéphale (2009) Hors-série 3, S37-S41 Et dans la dépression bipolaire ? Sujets, moyenne ± ET, % 70 60 50 40 30 20 10 Tous groupes Aucun trouble anxieux ou trouble de l’humeur Anxiété uniquement Trouble dépressif majeur avec anxiété Trouble dépressif majeur sans anxiété Bipolaire avec anxiété Bipolaire sans anxiété 0 FIG. 4. — Pourcentage de patients bénéficiant d’un traitement antidépresseur selon le trouble psychiatrique sur 12 mois (6). Âge de début des troubles La dépression : des pratiques aux théories 11 D. Capdevielle 35 30 25 20 15 10 5 0 Incidence cumulée – dépression Incidence cumulée – anxiété 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 55 60 FIG. 5. — Age d’apparition des troubles anxieux et dépressifs (11). OR 2,68 22,5 RC Phobie spécifique 1,76 15,5 Agoraphobie 3,01 27,1 TAG Trouble panique 2,6 24,1 Trouble anxieux divers 16,3 Aucun trouble anxieux 7,9 0 10 20 30 FIG. 6. — Risque de dépression secondaire dans les troubles anxieux purs dans les 5 ans (10). S 40 4,2 32,5 40 86,7 à 92 % des patients souffrant d’un trouble bipolaire I présentent un trouble anxieux comorbide. Il s’agit d’un TAG dans 38,7 à 42,4 % des cas, d’une phobie sociale dans 47,1 à 51,6 % des cas, d’un trouble panique dans 29,1 à 32,9 % des cas et d’un PTSD dans 30,9 à 38,7 % des cas (3). La présence d’anxiété prédit la survenue de symptômes dépressifs ou mixtes. Les patients ont un moins bon devenir. Cette comorbidité pose de nombreux problèmes thérapeutiques. Schaffer et coll. (6) ont retrouvé une utilisation similaire des antidépresseurs chez les patients souffrant d’un trouble dépressif ou d’un trouble bipolaire (fig. 4). Les symptômes anxieux semblent être un symptôme clé expliquant ces prescriptions. Quelle stratégie thérapeutique proposer à un sujet souffrant d’un trouble anxieux comorbide d’un trouble bipolaire ? Peu de données sur l’efficacité des thymorégulateurs dans les troubles anxieux sont disponibles : elles concernent le valproate de sodium, la carbamazépine, la prégabaline pour le trouble anxieux généralisé. Quelques données se sont intéressées à l’utilité des antipsychotiques de seconde génération dans l’anxiété généralisée et le trouble panique. Mais le plus souvent, ces traitements sont proposés en association. Les psychothérapies ont donc toute leur place dans la prise en charge des patients présentant un trouble bipolaire avec comorbidité anxieuse. 2,1 Stratégies de prévention 1 Dans la majorité des cas, le trouble anxieux débute plus précocement que le trouble dépressif (fig. 5). Le risque de dépression secondaire varie selon la nature du trouble anxieux. En effet, le risque de dépression à 5 ans est 1,76 fois plus important pour les patients souffrant de phobie spécifique et 4,2 fois plus important pour les patients souffrant d’un TAG comparativement à une personne ne présentant aucun trouble anxieux (fig. 6) (10). Le traitement précoce des attaques de panique diminue le risque de développer un épisode dépressif majeur secondairement. Il est donc important de dépister et prendre en charge précocement les symptômes anxieux qu’il ne faut surtout pas banaliser. CONCLUSION La comorbidité signe la gravité des troubles. Il faut traiter précocement les troubles anxieux afin de prévenir la survenue d’un trouble dépressif. L’efficacité des antidépresseurs est reconnue tant dans le trouble Stratégies thérapeutiques du déprimé avec comorbidité anxieuse anxieux que dans le trouble dépressif. Mais leur délai d’action est majoré en cas de trouble anxieux comorbide. D’autre part, le choix de la molécule doit prendre en compte les comorbidités. L’efficacité des thérapies cognitives et comportementales dans la dépression et les troubles anxieux est démontrée mais il est encore nécessaire d’adapter les protocoles de prise en charge selon l’existence de comorbidités. Références 1. Alonso J et Lepine JP. Overview of key data from the European Study of the Epidemiology of Mental Disorders (ESEMeD). J Clin Psychiatry 2007 ; 68 Suppl 2 : 3-9 2. Dunlop BW and Davis PG. Combination Treatment With Benzodiazepines and SSRIs for Comorbid Anxiety and Depression : A Review. Prim Care Companion. J Clin Psychiatry 2008 ; 10 (3) : 222-8. 3. El-Mallakh RS and Hollifield M. Comorbid anxiety in bipolar disorder alters treatment and prognosis. Psychiatr Q 2008 ; 79 (2) : 139-50. 4. Gibbons CJ and DeRubeis RJ. Anxiety symptom focus in sessions of cognitivetherapy for depression. Behav Ther 2008 ; 39 (2) : 117-25. 5. Moitra E, Herbert JD and Forman EM. Behavioral avoidance mediates the relationship between anxiety and depressive symptoms among social anxiety disorder patients. J Anxiety Disord 2008 ; 22 (7) : 1205-13. 6. Schaffer A et al. Comparison of antidepressant use between subjects with bipolar disorder and major depressive disorder with or without comorbid anxiety. J Clin Psychiatry 2007 ; 68 (11) : 1785-92. 7. Silverstone PH and Salinas E. Efficacy of venlafaxine extended release in patients with major depressive disorder and comorbid generalized anxiety disorder. J Clin Psychiatry 2001 ; 62 (7) : 523-9. 8. Smits JA, Minhajuddin A and Jarrett RB. Cognitive therapy for depressed adults with comorbid social phobia. J Affect Disord 2009 ; 114 (1-3) : 271-8. 9. van Balkom AJ et al. Comorbid depression, but not comorbid anxiety disorders, predicts poor outcome in anxiety disorders. Depress Anxiety 2008 ; 25 (5) : 408-15. 10. Wittchen HU et al. Why do people with anxiety disorders become depressed ? A prospective-longitudinal community study. Acta Psychiatr Scand Suppl 2000 (406) : 14-23. S 41 La dépression : des pratiques aux théories 11 L’Encéphale (2009) Hors-série 3, S37-S41