Capron VF - Pensée et pratiques du management en France

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La responsabilité sociale d’entreprise
M ichel CAPRO N
Institut de Recherche en Gestion
IAE Gustave Eiffel
61 Avenue du Général de Gaulle
94010 Créteil Cedex
[email protected]
La responsabilité sociale d’entreprise
Le concept de responsabilité sociale d’entreprise (RSE) appliqué à des discours, à des pratiques
managériales ou à un mouvement social d’envergure mondiale, ne peut être compris qu’à travers un
cheminement historique qui remonte, au moins dans sa gestation, à la fin du XIXème siècle. En effet,
si la locution n’apparaît, dans la langue française, que dans les années 1990, elle est plus ancienne en
anglo-américain sous l’expression « corporate social responsibility » qu’on rencontre dans la
littérature américaine dès les années 1950.
Si l’on considère qu’elle est l’expression des tensions entre les entreprises (et plus généralement les
activités économiques) et les sociétés civiles (Capron, Quairel-Lanoizelée, 2004), on peut observer
que les préoccupations sont anciennes, puisqu’il s’agit de prendre en considération les conséquences
prédatrices de ces activités sur l’environnement social et naturel et de déterminer la part des coûts
qu’il incombe de faire respectivement prendre en charge par les entreprises et par les collectivités
publiques ou d’estimer la contribution des entreprises aux communautés humaines.
Si l’on se place du point de vue des entreprises, il s’agit, pour celles-ci, de prendre en compte les effets
et les impacts de leurs activités, d’intégrer ces préoccupations dans le management stratégique et d’en
rendre compte aux tiers concernés. En termes managériaux, « la RSE constitue les modalités de
réponse de l’entreprise aux interpellations sociétales en produisant des stratégies, des dispositifs de
management, de conduite de changement et des méthodes de pilotage, de contrôle, d’évaluation et
de reddition incorporant de nouvelles conceptions de performances » (Capron, Quairel-Lanoizelée,
2007, p. 16).
Depuis la fin de la 2ème guerre mondiale, on peut distinguer trois vagues successives de conception
d’une RSE explicite qui se sont partiellement recouvertes et mélangées et qui correspondent à des
contextes économiques et sociaux, voire géopolitiques : une conception fondée sur l’éthique, une
conception utilitariste et une conception de « soutenabilité ».
1. La conception « éthique »
La conception « éthique » est héritée du paternalisme d’entreprise du XIXème siècle. Fondée sur des
valeurs morales et religieuses, elle a vu le jour aux Etats-Unis dans les années 1950. Elle fait appel à
l’éthique personnelle du dirigeant d’entreprise : l’entreprise qu’on assimile à un « être moral » doit
faire le « bien », c’est-à-dire répondre aux préceptes bibliques, d’une part en mettant en œuvre une
gestion responsable de la propriété respectant la destination universelle des biens (ne pas nuire aux
droits des autres) et d’autre part en s’obligeant à venir en aide aux personnes démunies (principe de
charité).
Cette conception est fortement empreinte de l’esprit protestant, du contexte états-unien et de celui
de l’après 2ème guerre mondiale. Le texte fondateur de cette vague revient à Bowen (1953) qui écrivit
un livre pour répondre à la demande d’Eglises protestantes voulant se doter d’une doctrine sociale
susceptible de faire contre-poids à celle de l’Eglise catholique datant de l’Encyclique Rerum
Novarum de 1891 (Gond, Igalens, 2008). Elle répond par ailleurs à des caractéristiques culturelles et
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institutionnelles spécifiquement états-uniennes (Pasquero, 2005) : la responsabilité repose sur
l’individu, l’éthique définissant les règles censées gérer les rapports entre les personnes. Il s’agit, en
quelque sorte de guider la conduite et la moralité des individus sans avoir recours à la réglementation
contraignante de pouvoirs publics qui risqueraient de limiter la liberté individuelle et de provoquer
des effets pervers.
Les mesures de bienfaisance qui sont le résultat de démarches volontaires constituent ainsi le
corollaire de la responsabilité individuelle et ont pour but de réparer les abus et les outrages, ainsi que
de corriger d’éventuels dysfonctionnements du système économique, censé apporter le bien-être
matériel au plus grand nombre. La philanthropie devient alors, après la responsabilité économique
(faire du profit), le respect des lois et la loyauté dans les affaires, le stade ultime de la RSE (Carroll,
1979). Les actions sociales des entreprises sont donc en général situées « hors business » et financées
par des fondations extérieures aux activités des entreprises.
La vague « éthique » de la RSE est également marquée par le contexte de l’époque aux Etats-Unis :
après les périodes troublées dues à la crise des années 1930 et à la Seconde guerre mondiale pendant
laquelle elles s’étaient fortement enrichies, il était nécessaire de trouver de nouvelles formes de
légitimité aux entreprises à même d’apporter confiance à leurs contractants et aux pouvoirs publics,
d’autant plus que se développèrent, à partir des années 1960, des mouvements civiques,
consuméristes, écologistes, pacifistes et anti-apartheid qui contestaient les comportements et les
activités de grandes firmes par rapport au respect des droits de l’homme, de l’environnement, des
consommateurs, etc.
La filiation de ce courant a été recherchée dans le paternalisme d’entreprise (de Bry, Ballet, 2001) qui
en partage en grande partie les soubassements religieux et qui, pendant près d’un siècle (de la
Révolution industrielle aux années 1930) a constitué une forme de responsabilité sociale implicite du
fait d’une prise en charge par les entreprises des besoins des travailleurs, de leurs familles et même au
delà, des communautés humaines avoisinantes, sans que leur soit reconnue une autonomie propre, y
compris dans leur vie privée. On trouve également dans la création des premiers fonds éthiques
religieux (dues aux Quakers en 1928), les prémisses de ce qu’on appellera beaucoup plus tard « les
placements éthiques » ou « l’investissement socialement responsable » qui constituent l’un des moyens
de pression pour la promotion de la RSE.
Cette première vague de la RSE a donné naissance à un courant de la littérature managériale
dénommée « business ethics » et dans le monde des affaires à un « marché de la vertu » (Vogel, 2006)
qui fixe les possibilités et les limites de la RSE. Encore très présente et très influente aux Etats-Unis,
cette conception est néanmoins en recul à travers le monde du fait de son caractère culturel WASP1
trop marqué qui rend difficile la définition d’une « éthique d’entreprise », permettant de distinguer le
« bien » du « mal » et susceptible d’être acceptée universellement dans des affaires économiques de
plus ou plus mondialisées. Elle a surtout laissé la place à une conception utilitariste
1
Acronyme de : White, Anglo-Saxon, Protestant.
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2. La conception utilitariste
La seconde vague apparaît aussi aux Etats-Unis à partir des années 1970 et connaît son plein
épanouissement dans les années 1980 et 1990. Se détachant de l’exigence morale à l’égard de la
société, elle met l’accent sur l’exigence économique du point de vue de l’entreprise : le
comportement social de l’entreprise doit servir sa performance économique ; en d’autres termes, la
réalisation d’objectifs sociaux (sociétaux) doit lui procurer un avantage comparatif et, in fine, c’est le
retour financier sur l’investissement social qui constitue la mesure de l’efficacité des dispositifs visant à
accroître les « performances sociales ». Toute décision d’action sociale devra donc être soumise de fait
à un calcul de coûts/avantages.
Cette nouvelle posture a donné lieu à une abondante littérature managériale et académique
concernant le lien entre performance économique et performance sociale. Les considérants
philosophiques, politiques ou moraux sont oubliés au profit d’une conception stratégique utilitariste
qui se focalise sur l’intérêt pour l’entreprise de se comporter de façon socialement responsable. La
notion de PFE (performance sociale d’entreprise, traduction de CSP, « corporate social
performance ») retient toutes les attentions, en même temps que les auteurs déploient leurs
investigations théoriques et empiriques sur la réactivité sociale (social responsiveness) des entreprises,
c’est-à-dire les processus de mise en œuvre de stratégies de RSE.
Si l’entreprise se doit toujours de soigner son image de marque et sa réputation pour conserver ou
gagner une légitimité (licence to operate), elle doit le faire en s’attachant à satisfaire les attentes de ses
parties prenantes qui comprennent non seulement ses actionnaires, mais aussi ses salariés et autres
parties contractantes et, au-delà, toute partie avec laquelle elle n’entretient pas de relations
contractuelles mais qui est susceptible d’affecter ses intérêts.
La notion de parties prenantes (Freeman, 1984) et surtout son utilisation comme moyen opérationnel
deviennent décisives et incontournables ; elles permettent en effet de prendre en compte
concrètement les acteurs de l’environnement économique et socio-politique de l’entreprise et de
fournir un cadre d’analyse des attentes de la société civile (appréhendée comme somme des parties
prenantes) ainsi que des moyens de les satisfaire.
Cette vague utilitariste apparaît au moment où commencent à s’épuiser les gains de productivité du
modèle fordien. Les auteurs en management se livrent alors à une débauche éperdue d’études pour
tenter de prouver qu’il existe un lien positif entre la performance sociale et la performance financière
sans que la démonstration puisse être apportée de manière irréfutable (Allouche, Laroche, 2005 ;
Orlitzky & alii, 2007).
Comme s’il s’agissait de trouver dans la RSE un salut à la crise du modèle fordien, ces travaux vont
néanmoins accréditer l’idée dans certains milieux managériaux qu’il y a tout intérêt à engager
l’entreprise dans des démarches volontaires de RSE, parce que c’est l’attente des opinions publiques
(occidentales) et parce que les entreprises qui ne s’y soumettront pas seront à terme sorties des
marchés. Ce discours – appelé business case – constitue donc l’argumentaire économique censé
inciter les chefs d’entreprise à concevoir et mettre en œuvre des stratégies de RSE dans leurs
entreprises afin d’y trouver un avantage compétitif. Il marque la ré-appropriation par les sphères
managériales des débats sur les relations entreprises/sociétés et ont donné naissance à un nouveau
courant académique intitulé : « social issues in management ».
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Le business case s’est largement répandu en Europe en trouvant un terreau favorable qui avait été
préparé depuis les années 1970 par des préoccupations socio-économiques dans les communautés
académiques et managériales : école socio-technique, programmes d’amélioration des conditions de
travail, « démocratie industrielle », cercles de qualité, assistés par des instruments comptables et des
dispositifs d’évaluation prenant partiellement en compte les coûts externés ou des éléments de capital
immatériel.
La conception utilitariste et sa déclinaison en business case sont devenues aujourd’hui la doctrine
officielle de l’Union européenne, donnant naissance aux concepts de « responsabilité sociale
compétitive » ou de « compétitivité socialement responsable » (AccountAbility, 2005), comme
moyen de faire front à la concurrence agressive des pays émergents à faibles coûts du travail.
Les préoccupations socio-économiques présentes depuis plusieurs décennies en Europe ont aussi
préparé l’une des bases de la troisième vague soulignant les questions de soutenabilité de l’activité
économique.
3. La conception de soutenabilité
En émergence dans les années 1990, surtout dans les pays européens occidentaux, c’est la vague la
plus récente et elle est encore loin d’être arrivée à maturité, si tant est qu’elle puisse se déployer avec
autant de succès que la vague utilitariste.
Elle repose sur l’idée que l’entreprise n’est pas seulement en marché, mais aussi en société
(Polanyi, 1983 ; Granovetter, 2000). L’entreprise ne peut donc être insensible aux pressions de la
société civile et aux défis sociétaux de son temps et doit donc répondre aux enjeux, aux risques
majeurs que l’humanité et la planète encourent. C’est d’ailleurs son intérêt à long terme, car elle ne
pourrait être prospère et se développer sans un environnement sain, viable et fertile ; son
comportement doit donc viser à ne pas détruire les ressources qui assurent sa pérennité.
En d’autres termes, l’entreprise n’existe que par la société qui permet son existence et elle lui est donc
redevable (accountable) en adoptant un comportement responsable qui consiste à contribuer à la
production et à l’entretien de biens communs. Pour l’entreprise, il s’agit donc d’assumer les
conséquences et les risques de son activité en s’efforçant de les anticiper (et non plus d’en réparer les
dommages, comme dans la conception « éthique ») et d’en ré-internaliser les coûts supportés par la
collectivité. Elle suppose donc que les objectifs sociaux et environnementaux soient intégrés au
même titre que les objectifs économiques dans le cœur de métier de l’entreprise et ne soient pas
détachées dans des entités externalisées.
On peut certes trouver des embryons de cette conception dès les années 1930 aux Etats-Unis, à
l’époque du New Deal, avec l’idée d’audit sociétal (social audit) préconisé pour s’assurer du bon
comportement des entreprises à l’égard du bien public ou bien encore dans l’idée de « citoyenneté
d’entreprise » (« corporate citizenship ») qui n’a guère connu de succès en Europe, mais qui est
présente aux Etats-Unis avec des fortunes diverses depuis plusieurs décennies (Crane, Matten &
Moon, 2008).
Cette conception a surtout commencé à se développer après la Conférence de Rio (1992) qui a
popularisé la notion de développement durable (ou soutenable). L’attention portée aux risques
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environnementaux a conduit, en particulier, les plus grandes entreprises mondiales à se grouper dans
le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) qui joue aujourd’hui un rôle
essentiel dans les négociations internationales ayant trait aux questions environnementales,
notamment en matière de changements climatiques.
Un deuxième facteur important a été, au milieu des années 1990, l’attention accordée dans l’Union
européenne aux questions de cohésion sociale et qui est à l’origine de la diffusion de la notion
explicite de RSE, relativement récente par rapport aux Etats-Unis.
Contrairement à la conception utilitariste qui se réfère à la satisfaction des parties prenantes, cette
conception dénie à l’agrégation des parties prenantes la légitimité d’incarner l’intérêt général ou le
bien public. Celui-ci doit être défini par les Etats dans les espaces nationaux et dans l’espace
international par des normes substantielles reconnues par la communauté internationale. Cela signifie
concrètement pour la RSE des références qui vont de la Déclaration universelle des droits de
l’homme aux Principes directeurs de l’OCDE à l’égard des firmes multinationales, en passant par les
conventions de l’OIT, les conventions en matière de protection de l’environnement et d’une manière
générale tous traités internationaux couvrant les champs de la RSE.
La jonction entre les notions de développement durable et de RSE est assez récente (années 1990) :
les deux notions nées dans des sphères différentes ont eu des trajectoires parallèles et ont fini par
converger, à tel point qu’aujourd’hui, on considère dans de nombreux pays (notamment en Europe)
que la RSE est la contribution des entreprises au développement durable.
4. La problématique des relations entre entreprises et société reste un
domaine controversé.
Ces trois vagues successives s’inscrivent dans un débat récurrent qui sous-tend les pratiques et les
discours de RSE. Quelle est la place des entreprises dans la société ? Leur revient-il de prendre en
considération, voire de prendre en charge le bien-être collectif, et dans ce cas, quelle est leur rôle par
rapport à la puissance publique ? Quel contrat implicite peut lier entreprises et société ?
Depuis les débuts du 20è siècle, les discussions et les affrontements n’ont pas cessé sans que puisse se
dégager une ligne de conduite acceptée de manière consensuelle. Encore aujourd’hui, le débat
oppose les tenants d’un strict confinement de l’entreprise à ses responsabilités économiques vis-à-vis
de ses propriétaires à ceux qui considèrent que les défis auxquels la planète est confrontée impliquent
un engagement très fort des entreprises dans les affaires publiques.
Après la 1ère guerre mondiale, la question de la satisfaction du bien-être par les entreprises a surtout
été posée par rapport aux salariés de l’entreprise et à ses responsabilités à l’égard de ses actionnaires : le
retentissant procès que les frères Dodge gagnèrent en 1919 contre Ford pour le versement des profits
aux seuls actionnaires indiquait un marquage étroit en faveur des actionnaires, mais la crise de 1929
et l’ouvrage de Berle et Means (1932) sur la répartition des pouvoirs dans l’entreprise ouvrirent une
vision plus large intégrant plusieurs communautés d’intérêts (Mercier, 2006). Dans les milieux
d’affaires, de grands chefs d’entreprise prenaient conscience de leurs responsabilités et élargissaient
leur champ d’intervention aux questions sociales.
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Le débat traversa encore les années 1950 avec, par exemple, d’un côté, Peter Drucker (1954)
défendant l’idée que les entreprises, avec leur poids et leur pouvoir, doivent assumer des
responsabilités envers les enjeux sociaux et, de l’autre Levitt (1958) s’insurgeant face à l’idée que les
entreprises puissent être redevables au même titre que les pouvoirs publics, alors que leurs dirigeants
ne sont pas soumis au suffrage universel. Cette position sera rendue célèbre par Friedman (1962) qui
conteste le fait qu’on puisse attribuer aux dirigeants d’entreprise d’autres responsabilités que celles de
veiller à la profitabilité de leur affaire dans l’intérêt des seuls actionnaires. Paradoxalement cette
position a été rejointe récemment par un démocrate, Robert Reich (2007), ancien secrétaire d’Etat au
travail de Clinton, qui considère que le mouvement de la RSE en chargeant les entreprises de
responsabilités qui incombent normalement aux pouvoirs publics risquent d’exonérer ceux-ci de leur
prise en charge du bien public ; position régulièrement défendue par un magazine aussi influent que
« The Economist ».
Ceci n’est évidemment pas l’avis des auteurs qui, depuis des dizaines d’années, ont travaillé sur le
concept et la mise en œuvre de la RSE et pour lesquels l’idée de RSE exprime le fait que les
entreprises ont une obligation d’œuvrer pour accroître le bien-être de la société (Frederick, 1978) ou
envers d’autres groupes que ses actionnaires et au-delà des obligations prescrites par la loi ou définies
par les accords syndicaux (Jones, 1980).
En France, le concept de « responsabilité sociale des entreprises » n’a fait publiquement son apparition
qu’au début du nouveau millénaire ; en effet, forte d’une législation sociale abondante, la RSE,
essentiellement perçue comme un ensemble de démarches volontaires des entreprises, ne s’imposait
pas, contrairement aux pays anglo-saxons comme un facteur d’évolution des entreprises. Le concept
fut même considéré à ses débuts comme une mode managériale parmi d’autres et sans grand avenir.
Il a fallu la conjonction de toute une série de facteurs pour que le concept s’enracine et se développe :
pressions d’ONG et de mouvements altermondialistes dénonçant les méfaits d’entreprises
multinationales, crise de légitimité de ces entreprises due à la succession de restructurations et de
plans sociaux, ainsi qu’à des accidents spectaculaires et dramatiques (Erika, AZF) ou des scandales
financiers (Crédit Lyonnais), apparition de fonds de placements « éthiques » ou « socialement
responsables », développement de l’épargne solidaire, avec pour toile de fond l’accélération du
délitement du modèle fordien et la propagation dans l’opinion des thématiques du développement
durable. Comme dans le reste de l’Europe occidentale, le développement durable a fourni le socle
idéologique sur lequel asseoir les démarches de RSE. Bien que, dans l’ensemble, le mouvement de
RSE en France soit resté proche de l’esprit libéral du Livre vert de la Commission européenne (2001),
il s’en différencie par une intervention plus importante des pouvoirs publics qui s’exprime
notamment par des soutiens financiers de la part de la Caisse des dépôts et consignations à des
initiatives diverses et une législation quasiment unique au monde en matière d’obligation de
reporting extra-financier pour les sociétés cotées2, celle-ci étant appelée à être étendue à toutes les
sociétés d’une certaine taille3.
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Loi dite « Nouvelles régulations économiques », article 116 (2001).
Loi dite « Grenelle II » adoptée en juin 2010 (article 225).
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Conclusion
Tout cela indique une institutionnalisation de la RSE dans la vie publique mondiale qui continue
d’appeler des réponses de la part de l’ensemble des acteurs. Comme le soulignent Aggerri et alii
(2005), la question de la nature de la responsabilité sociale de l’entreprise reste posée : existe-t-il une
liste atemporelle de responsabilités sociales ou doit-on se livrer à une approche contingente et
évolutive ?
Les réponses théoriques et les pratiques actuelles tendent à montrer que l’aspect contingent est
déterminant et qu’il réside essentiellement dans l’histoire socio-économique de chaque pays ou de
chaque ensemble géo-politique ; l’étendue respective de la responsabilité des Etats et des firmes
dépend en grande partie de la force et de la stabilité de chacun des Etats : dans de nombreux pays du
Sud, les entreprises suppléent des Etats défaillants dans la production de biens publics (éducation,
santé, infrastructures, etc.).
Les réponses varieront également en fonction de la représentation dominante de la firme ; soit
l’entreprise est perçue comme un « nœud de contrats », au sens de la théorie de l’agence : il s’agit
alors principalement d’une aventure individuelle ou d’une collection d’individus en relation avec
d’autres individus qui ne concerne pas la société ; soit elle est considérée comme une « institution »
fondée par le droit et sur le droit et qui est donc redevable à l’égard de la société.
Autre facteur contingent relevant de l’histoire économique et financière : l’accroissement des
pouvoirs des entreprises multinationales soulève le problème du contrôle de leurs activités et de leurs
conséquences. D’une part, la question du périmètre de responsabilité se pose et si le concept de
« sphère d’influence » tend aujourd’hui à s’imposer, il reste à savoir de qui relève la détermination de
ses contours. D’autre part, les modes de régulation à l’échelle mondiale font encore l’objet de débats :
entre les partisans de la réglementation contraignante et les partisans de l’autorégulation par les
marchés, il y a place pour toute une gamme de « soft law » reposant sur des formes hybrides associant
le respect d’un socle de droits fondamentaux internationaux et des démarches volontaires misant sur
l’effet de propagation par mimétisme.
Quoi qu’il en soit, ce débat montre que le problème de l’existence de l’interdépendance des liens
entre entreprise et société est un problème récurrent dans l’histoire contemporaine et que si on a pu
considérer que l’entreprise était une « affaire de société » (Sainsaulieu, 1990), on peut autant
s’interroger sur le fait de savoir si la Société n’est pas aussi en train de devenir une affaire d’entreprise
(IMS-Entreprendre pour la Cité, 2007).
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