120_Liminaires-F2.indd 1 10-03-19 09:30 Individu et société. Introduction à la sociologie est la traduction de Sociology. The Points of the Compass de Robert Brym et John Lie. © 2009. Nelson Education Ltd. Tous droits réservés. Traduit de l’anglais avec la permission de Nelson Education Ltd. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’Aide au Développement de l’Industrie de l’Édition (PADIE) pour nos activités d’édition. Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Brym, Robert J., 1951 Individu et société : introduction à la sociologie Traduction de : Sociology: the points of the compass. Comprend des réf. bibliogr. et un index. Pour les étudiants du niveau collégial. ISBN 978-2-89650-120-5 1. Sociologie - Manuels d’enseignement supérieur. 2. Individu et société – Manuels d’enseignement supérieur. 3. Sociologie – Québec (Province) – Manuels d’enseignement supérieur. I. Lie, John. II. Titre. HM586.B79214 2010 301 C2010-940616-8 Groupe Modulo est membre de l’Association nationale des éditeurs de livres. Équipe de production Éditeur : Sylvain Garneau Chargée de projet : Nathalie Larose Révision linguistique : Nicole Blanchette Correction d’épreuves : Alexandra Soyeux Montage : Nathalie Ménard, Pige communication Coordination de la mise en pages : Nathalie Ménard Maquette : Pige communication Couverture : Marguerite Gouin Recherche photos : Julie Saindon Gestion des droits : Gisèle Séguin Indexage : Ghislain Morin Individu et société. Introduction à la sociologie © Groupe Modulo inc., 2011 5800, rue Saint-Denis, bureau 1102 Montréal (Québec) H2S 3L5 CANADA Téléphone : 514 738-9818 / 1 888 738-9818 Télécopieur : 514 738-5838 / 1 888 273-5247 Site Internet : www.groupemodulo.com Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2010 Bibliothèque et Archives Canada, 2010 ISBN 978-2-89650-120-5 L’éditeur a fait tout ce qui était en son pouvoir pour retrouver les copyrights. On peut lui signaler tout renseignement menant à la correction d’erreurs ou d’omissions. Il est illégal de reproduire ce livre en tout ou en partie, par n’importe quel procédé, sans l’autorisation de la maison d’édition ou d’une société dûment mandatée. Imprimé au Canada 1 2 3 4 5 14 13 12 11 10 120_Liminaires-F2.indd 2 10-03-19 09:30 MOT DE L’ÉDITEUR Si nous avons choisi de traduire et d’adapter la première édition du manuel canadien Sociology. The Points of the Compass, publié par Nelson Education, c’est que cet ouvrage nous a été fortement recommandé par des professeurs de sociologie du réseau collégial, de même que par Jean-Philippe Warren, sociologue de renom, professeur associé au Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia et titulaire de la Chaire d’études sur le Québec. Monsieur Warren a participé à la version originale canadienne de ce manuel et signe d’ailleurs une section dans le premier chapitre du présent ouvrage. L’une des préoccupations des auteurs et des adaptateurs était de bien présenter les concepts de sociologie aux étudiants qui, pour la première fois, suivent un cours dans cette discipline. Les textes, à la fois accessibles et riches sur le plan théorique, de même que la mise en pages dynamique renforcent l’engagement et la motivation des étudiants à l’égard du contenu de cet ouvrage. Il a fallu un véritable travail d’équipe pour traduire et adapter la version originale de Individu et société. Nous tenons à remercier les adaptateurs et les réviseurs scientifiques pour le rôle primordial qu’ils ont joué dans ce processus, de même que tous les professeurs qui, de près ou de loin, ont été impliqués dans la réalisation de ce projet. Nous voulons également remercier la chargée de projet, Nathalie Larose, qui s’est révélée être une collaboratrice de tous les instants, et Dominique Lefort, pour la supervision de la traduction et de la production éditoriale. 120_Liminaires-F2.indd 3 10-03-19 09:30 120_Liminaires-F2.indd 4 10-03-19 09:30 AVANT-PROPOS Il y a près de 150 ans, la sociologie est apparue pour rendre compte, de manière à la fois rationnelle et critique, des bouleversements suscités par la révolution industrielle. Ce faisant, elle a contribué à la compréhension des transformations que vivaient alors les sociétés occidentales, de même qu’à orienter leur développement, tant bien que mal, vers des idéaux plus humanistes. Aujourd’hui, à l’aube des années 2010, ce sont toutes les sociétés de la planète qui se retrouvent à nouveau à la croisée des chemins. Certains bouleversements sont similaires à ceux que Comte, Marx, Durkheim et Weber ont connus : pensons à l’accroissement des inégalités, à la marchandisation continue des rapports sociaux et du monde, aux interrogations sur la place de la religion dans l’espace public, par exemple. D’autres, sans être en rupture complète avec la marche antérieure de l’Histoire, sont néanmoins profondément différents : développement d’une économie et d’une culture planétaires, émergence de moyens de communication qui transforment les relations sociales, remise en question du politique dans sa capacité à orienter la société, mutations de l’individualisme, multiplication des références identitaires, crise écologique aux impacts anticipés considérables. Ces bouleversements interpellent les étudiants qui entrent au collégial et appellent, forcément, un renouvellement de l’explication sociologique qui leur est présentée. C’est ce que l’ouvrage Individu et société cherche à faire. Si les perspectives sociologiques « classiques » (fonctionnaliste, marxiste, interactionniste) y sont fortement mises à contribution, cet ouvrage prend également acte du fait que les étudiants, qui sont aussi des citoyens en devenir, ont besoin de nouvelles idées et intuitions pour saisir des transformations tout aussi radicales que celles qu’ont connues les pionniers de la discipline sociologique. La quête d’émancipation qui a animé de nombreux sociologues depuis plus d’un siècle est aussi une quête pour la connaissance et la pensée critique. Cet ouvrage souhaite modestement s’inscrire dans cette lignée et vise à être un outil de compréhension du monde plutôt qu’un répertoire encyclopédique de définitions et de données. L’approche retenue s’inspire du concept d’imagination sociologique développé par le sociologue américain C. Wright Mills. Mills a posé que l’une des principales tâches des sociologues est de définir et d’expliquer la relation entre les difficultés personnelles des gens et les structures sociales dans lesquelles ils vivent. Ce concept nous apparaît extrêmement pertinent pour une introduction à la perspective sociologique. D’abord, il permet de rejoindre ceux qui débutent dans la discipline en leur montrant que les mouvements globaux des sociétés se manifestent dans leur vie quotidienne. Ensuite, il permet d’éviter des oppositions trop dualistes (individu et société, libre-arbitre et déterminisme, conscience et structure) et invite, d’une certaine manière, à faire l’expérience d’une sociologie dialectique selon laquelle les forces sociales à l’œuvre dans nos vies, bien que déterminantes, ne sont pas pour autant immuables. Enfin, il permet de faire comprendre que la sociologie elle-même n’est pas une discipline aride et aseptisée qui accumule froidement des statistiques, mais plutôt l’œuvre de penseurs interpellés par le contexte social et historique dans lequel ils vivent. C’est pourquoi, dans chaque chapitre, une section Pour maintenir le cap, tout en synthétisant les enjeux soulevés par le chapitre, cherche à réactualiser la tension entre liberté et contrainte qui anime toutes les sociétés, mais qui agit 120_Liminaires-F2.indd 5 10-03-19 09:30 d’une nouvelle manière dans les sociétés contemporaines. Les rubriques Politiques sociales : votre avis et Médias de masse et société, pour leur part, questionnent les étudiants sur des sujets complexes reliés aux thèmes du chapitre. De cette manière, les étudiants découvrent la pertinence de l’approche sociologique pour aborder des débats concrets et importants. Ils apprennent également à développer leur propre avis sur ces questions. La rubrique La sociologie au cinéma illustre, par un film récent ou moins récent, québécois ou étranger, des notions abordées en ces pages. Les étudiants y constateront que des cinéastes et des documentaristes, par leurs personnages ou leurs recherches, ont parfois des interrogations très semblables à celles des sociologues, même si le langage qu’ils empruntent peut être différent. Enfin, la rubrique L’univers social et vous invite les étudiants à observer leurs propres comportements et valeurs afin d’évaluer de quelle manière ils se conforment aux attentes de leur milieu social ou s’en écartent. Toutes ces rubriques comportent des questions de raisonnement critique pour faciliter la discussion en classe ou la rédaction de textes par les étudiants. Enfin, si les transformations sociales évoquées plus haut sont souvent globales, elles ne se déroulent pas pour autant dans un univers abstrait : elles s’incarnent aussi localement de manière spécifique. Dans le cas du Québec, cela prend une importance capitale, étant donné la particularité de l’aventure québécoise en Amérique du Nord. C’est pourquoi l’ensemble du manuel a été mis à jour et adapté au contexte québécois. Nous vous souhaitons une très bonne lecture et des cours passionnants. VI 120_Liminaires-F2.indd 6 10-03-19 09:30 TABLE DES MATIÈRES Mot de l’éditeur . Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V PREMIÈRE PARTIE Les fondements 1 Chapitre 1 MAINTENIR LE CAP GRÂCE À LA SOCIOLOGIE Introduction La sociologie au cinéma Gaz Bar Blues (2003) et l’imagination sociologique . . . . . . . . . . . . . . . 3 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4 Pourquoi il faut un outil d’orientation dans un monde sans cesse en changement La perspective sociologique 5 .6 . . . . . . . . . . . . . Politique sociale : votre avis Le suicide et les Innus du Labrador . Une société dynamique ou anomique ? L’imagination sociologique 4 . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’explication sociologique du suicide . . . . . . . . . . . . 8 9 12 . 12 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’origine de la perspective sociologique Les théoriciens et les théories sociologiques . . . . . . . . . . . . . . . Le fonctionnalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 15 . 16 . 17 . 19 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La théorie du conflit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’interactionnisme symbolique . . . . . . . . . . . . . . . . Sociologues et société : le cas du Québec . . . . . . . . . L’application des trois perspectives théoriques : le problème de la mode . . . . . . . . . . . . . . . . . La recherche . . . . . 24 . 25 Le cycle de la recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pour maintenir le cap . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les origines et les composantes de la culture Les symboles, les normes et les valeurs Les sanctions, les tabous, les mœurs et les traditions populaires . . . . . . . La langue . . . . . . . . . . . . . La sociologie au cinéma 120_Liminaires-F2.indd 7 36 37 . 37 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Into the Wild (2007) 35 . . . . . . . . . . . . . 26 33 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La culture comme résolution de problèmes 22 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . DEUXIÈME PARTIE Les processus sociaux élémentaires Chapitre 2 LA CULTURE 13 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 39 La culture comme source de liberté et de contrainte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40 La culture et l’ethnocentrisme : une analyse fonctionnaliste de la culture . . . . . . . . . . 40 . . . . . . . . . . 42 La culture comme source de liberté La production culturelle et l’interactionnisme symbolique 42 43 . 43 . . . . . . . . . . . . . . . . La diversité culturelle au Québec . . . . . . . . . . . . . . . . L’épineuse relation des Québécois avec l’immigration La révolution des droits : une analyse de la culture selon la théorie du conflit . . . . . . . . . . . . . 44 40 10-03-19 09:31 La sociologie au cinéma Politique sociale : votre avis Les mutilations génitales féminines : quelles sont les limites du relativisme culturel ? . . . . 45 C.R.A.Z.Y. (2005) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 . . . . . . . 78 La resocialisation et les institutions totalitaires . De la diversité à la mondialisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Médias de masse et société . . . . . . . . . 47 . . . . . . . . . . . . . . . . 49 L’anglais, la mondialisation et Internet Les aspects du postmodernisme La culture comme source de contrainte La rationalisation Le consumérisme 51 . 51 . 54 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54 . . . . . . . . . . . . 55 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56 De la contre-culture à la sous-culture Pour maintenir le cap . Chapitre 3 LA SOCIALISATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 L’isolement social et la socialisation La cristallisation de l’identité du moi 60 . 61 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La socialisation et le contrôle des armes à feu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Gilligan et les différences entre les sexes Des différences entre les civilisations Les agents de socialisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La classe, l’appartenance ethnique et la théorie du conflit . . . . . . . . 68 . 68 . 68 69 . 70 . 71 . 73 . 74 78 79 80 . 81 . . . . . . . . . . . . . . . . L’émergence de l’enfance et de l’adolescence . . . . . . . Les problèmes de socialisation de l’enfance et de l’adolescence aujourd’hui . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 . . . . . . . . . . . . 82 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 Votre socialisation à l’adolescence . Pour maintenir le cap . Chapitre 4 DE L’INTERACTION SOCIALE AUX ORGANISATIONS SOCIALES . . . . . . . 87 L’humour et les fondements de l’interaction sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 . 89 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’univers social et vous . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les théories de l’échange et du choix rationnel . L’interactionnisme symbolique . . . . . . . . . . . . . . . . . 90 . 92 . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 . . . . . . . . . . . . . 96 Médias de masse et société Le problème de la domination . 93 . . . . . . . . . La communication verbale et non verbale . Les théories du pouvoir et du conflit dans l’interaction sociale. . . . . . . . . 90 . . . . . La sociologie au cinéma La grande séduction (2003) 88 . . . . . . . . . . . . . . . 97 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les groupes de pairs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les médias de masse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’autosocialisation 64 . 64 . 65 . 66 . 67 . 67 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’effet Pygmalion 62 . . . . . . . . . . . . . L’interactionnisme symbolique de Cooley L’école . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les dilemmes de la socialisation durant l’enfance et l’adolescence La lutte pour l’attention . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La famille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’identité du moi et Internet . La rivalité et l’échange par l’interaction . . . . . . . . . . . . . . . Les théories sur la socialisation durant l’enfance . . . . . . . . . . . . . Mead La socialisation des adultes et la personnalité flexible . . Les modes d’interaction sociale . Politique sociale : votre avis Freud La socialisation dans le parcours de vie L’univers social et vous L’univers social et vous J’annonce, donc je suis 46 75 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les rôles sexuels, les médias de masse et l’approche féministe de la socialisation . . . . . . . . . . 74 Les réseaux, les groupes et les organisations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’influence des groupes sociaux sur les actions des individus . . . . . . . . . . . . . . . . . . Politique sociale : votre avis Une affaire de loyauté ou de trahison ? . . . . . . . . 100 100 101 VIII 120_Liminaires-F2.indd 8 10-03-19 09:31 Les réseaux sociaux La valeur de l’analyse de réseaux Les réseaux urbains Les groupes 104 . 105 . 106 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 108 . 108 . 110 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les groupes primaires et secondaires La conformité au groupe La pensée de groupe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’inclusion et l’exclusion : endogroupe et exogroupe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pour maintenir le cap . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le pouvoir et la construction sociale de la criminalité et de la déviance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Faut-il voir dans la violence au hockey un comportement criminel, déviant ou normal ? . . . . . . . . . . . . . Un profil de la criminalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les théories motivationnelles . . . . . . . . . . . . . . . . 116 Les théories de la contrainte . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 5 LA DÉVIANCE ET LA CRIMINALITÉ . . . . 119 120 . 120 La différence entre la déviance et la criminalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136 136 . 136 . 138 Les buts de l’incarcération La peine de mort . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La panique morale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 121 145 Chapitre 6 LA STRATIFICATION SOCIALE : PERSPECTIVES NORD-AMÉRICAINE ET MONDIALE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147 La stratification est-elle inévitable ? Trois théories . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La stratification sociale : naufrages et inégalités . . La mobilité sociale . . . . . . . . . . . . . . . . . . Des constantes de l’inégalité sociale. Le revenu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 . 149 . 152 . 156 Politique sociale : votre avis La redistribution du revenu et l’impôt 148 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La pauvreté 139 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . D’autres pistes de solution TROISIÈME PARTIE Les inégalités La richesse 126 129 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pour maintenir le cap . La sociologie au cinéma 124 130 . 130 . 132 L’univers social et vous . . . . . . . . . . . . 123 . . . . . . 113 Les origines de l’emprisonnement Les ordres (1974) . . . . . . . . . La déviance et la criminalité expliquées Les sanctions La définition et la construction sociales de la déviance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122 Politique sociale : votre avis L’évaluation de la criminalité 111 . 112 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les groupes et l’imagination sociale La bureaucratie . . . . . . . . . . . . . Les sanctions . . . . . . . . . La théorie marxiste du conflit La théorie fonctionnaliste de Davis et Moore Le compromis de Weber 161 161 . 162 . 163 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La sociologie au cinéma Titanic (1997) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le prestige et le goût . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La politique et les perceptions à l’égard des inégalités de classes . . . . . . . . . . . 164 165 167 169 160 IX 120_Liminaires-F2.indd 9 10-03-19 09:31 Les inégalités dans le monde . . . . . . . . . 171 . . . . . . . . . . . 172 Les théories sexuelles qui expliquent les différences basées sur le sexe . . . Des degrés et des constantes en matière d’inégalités à l’échelle mondiale . . . . . . Médias de masse et société Internet et la stratification sociale 171 Chapitre 8 LA SEXUALITÉ ET LE GENRE . . . . . . . . . . . . . . L’essentialisme La théorie de la modernisation : une approche fonctionnaliste . . . . . . . . . . . . . . . . . 174 . . . . . . . . . . . . . . . . . 174 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 La théorie de la dépendance : une approche du conflit . . . . Pour maintenir le cap . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une définition de l’ethnicité Les relations ethniques L’identité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187 . 187 . 187 . 188 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le racisme et le colonialisme interne Les Autochtones 182 . 184 . 185 . . . . . . . . . . . . . . . L’ethnicité, la culture et la structure sociale Les ressources et les possibilités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le peuple invisible (2007) Les Noirs . . . . . . . . . . . . . . . . . 189 190 . 192 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Québec-Montréal (2002) et Horloge biologique (2005) L’avenir de l’ethnicité 206 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les médias de masse, l’image corporelle et l’hypersexualisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 214 Les interactions hommes-femmes L’inégalité entre les sexes . . . . . . . . . . . . . . 196 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 198 217 219 219 . 223 . 225 . . . . . . . . . . . . . . . . . L’agressivité masculine à l’égard des femmes Pour maintenir le cap . . . . . . . . . 216 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 194 Devons-nous payer pour les erreurs du passé ? 210 213 Médias de masse et société L’écart salarial 208 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Politique sociale : votre avis Pour maintenir le cap . . . . . . . . . . . . . . . . . La réussite scolaire des garçons Le mouvement féministe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Des avantages de l’ethnicité 206 Politique sociale : votre avis Toujours plus mince 205 . . . . . . . . . . . . Le constructivisme social et l’interactionnisme symbolique 194 Votre niveau de racisme . . . . . . . . . . . . . . . Le fonctionnalisme et l’essentialisme Vers l’égalité L’univers social et vous 204 . 204 La sociologie au cinéma La transformation des normes sexuelles La sociologie au cinéma Les Québécois 181 203 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une critique de l’essentialisme selon la perspective du conflit Chapitre 7 L’ETHNICITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229 X 120_Liminaires-F2.indd 10 10-03-19 09:31 QUATRIÈME PARTIE Le changement social 231 Chapitre 9 LA TECHNOLOGIE, L’ENVIRONNEMENT ET LES MOUVEMENTS SOCIAUX . . . . . . . 233 La technologie : notre salut ou notre perte ? La technologie et les gens font l’histoire Comment la technologie de pointe devint une grosse affaire . . . . . . . Le réchauffement planétaire La pollution génétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 242 243 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 246 La distribution sociale du risque Le marché et les solutions de la technologie de pointe La solution coopérative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les mouvements sociaux . . . . . . . . . . . . . . . . 246 . 248 . 248 . . . . . . . . . . . . . . . . . . La théorie de la rupture : un compte rendu fonctionnaliste 250 . . . . . . . . . . . . . . 250 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267 Bibliographie Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les limites du productivisme Glossaire 237 239 . 241 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La construction sociale des problèmes environnementaux . . . . . . . . . . . . . . . . Que faire ? 234 . 236 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 297 Crédits photographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La théorie de la solidarité : l’approche du conflit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251 Politique sociale : votre avis La surveillance des manifestations par les forces policières et les agents provocateurs . . . 254 La contribution de l’interactionnisme symbolique . . . 255 . . . . . . . . . . . . 256 La sociologie au cinéma Le monde selon Monsanto (2008) Les nouveaux mouvements sociaux 258 259 . 259 . . . . . . . . . Les objectifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les effectifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’univers social et vous . . . . . . . . . . . . . . . . 260 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 261 Les associations étudiantes Un potentiel mondial Médias de masse et société . . . . . . . . . . 262 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 262 La première révolution postmoderne Pour maintenir le cap 307 XI 120_Liminaires-F2.indd 11 10-03-19 09:31 120_Liminaires-F2.indd 12 10-03-19 09:31 PREMIÈRE PARTIE Les fondements chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie 120_Chapitre_01_F2.indd 1 10-03-19 09:33 120_Chapitre_01_F2.indd 2 10-03-19 09:33 1 chapitre chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie Introduction pourquoi il faut un outil d’orientation dans un monde sans cesse en changement La perspective sociologique L’explication sociologique du suicide une société dynamique ou anomique ? L’imagination sociologique L’origine de la perspective sociologique La théorie du conflit L’interactionnisme symbolique sociologues et société : le cas du québec L’application des trois perspectives théoriques : le problème de la mode La recherche Le cycle de la recherche Pour maintenir le cap Les théoriciens et les théories sociologiques Le fonctionnalisme OBJECTIFS Vous apprendrez dans ce chapitre que : • les motivations du comportement humain reposent en partie sur les modèles de relations sociales qui entourent les individus et qui imprègnent leurs vies ; • la sociologie est l’étude des processus complexes qui structurent la vie en société et qui font que les êtres humains sont des êtres sociaux ; • la motivation des sociologues à faire des recherches émane souvent du désir d’améliorer la vie d’autrui ; en même temps, les sociologues ont recours à des techniques scientifiques de recherche pour valider leurs idées ; 120_Chapitre_01_F2.indd 3 • les sociologues ont développé une variété de théories pour expliquer le comportement humain. Ils évaluent la validité de ces théories en déterminant la mesure dans laquelle elles correspondent aux données recueillies en cours de recherche ; • les fondateurs de la sociologie ont examiné, au xixe siècle et au début du xxe siècle, les transformations majeures qu’a entraînées la révolution industrielle et ont proposé des façons de surmonter les problèmes sociaux découlant de ces transformations. La révolution postindustrielle et la mondialisation posent des défis similaires aux sociologues d’aujourd’hui. 10-03-19 09:33 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie Introduction pouRquoi iL Faut un outiL d’oRientation dans un Monde sans cesse en changeMent C’était le meilleur et le pire de tous les temps, le siècle de la folie et celui de la sagesse ; une époque de foi et d’incrédulité ; une période de lumières et de ténèbres, d’espérance et de désespoir, où l’on avait devant soi l’horizon le plus brillant, la nuit la plus profonde ; où l’on allait droit au ciel et tout droit à l’enfer. Si Dickens parle ici de la fin du xviiie siècle, il n’en brosse pas moins un portrait prophétique de notre époque. Nous nous trouvons à l’aube d’un nouveau millénaire, à une époque dont nous ne pouvons parler qu’au superlatif, à une époque d’incertitude. L’Union soviétique a été officiellement dissoute le 21 décembre 1991. Nous avons alors appris que même une présumée superpuissance pouvait s’effonBref, c’était un siècle si différent du nôtre que, suivant l’opinion des autorités les plus drer et voler en éclats du jour au lendemain. Un émimarquantes, on ne peut en parler qu’au nent historien a écrit que le xxe siècle s’était terminé superlatif, soit en bien, soit en mal. avec la chute de l’URSS pour entrer dans un nouveau siècle d’indétermination grandissante (Hobsbawm, Charles Dickens, Le marquis de Saint-Évremont ou 1994). Comme pour lui donner raison, des scientiParis et Londres en 1793 fiques annonçaient, le 26 juin 2000, le parachèvement du séquençage du génome humain et lançaient ainsi une nouvelle ère de percées scientifiques. Or, peu de temps après, les Nations Unies pronostiquaient la mort de 85 millions de victimes du sida avant 2020, histoire de nous convaincre (comme si nous n’étions pas déjà convaincus) qu’en dépit des remarquables progrès de la médecine, nous ne sommes pas à l’abri des fléaux. Puis, le 11 septembre 2001, des terroristes attaquaient le World Trade Center et le Pentagone, tuant ainsi quelque 3000 personnes. En une journée, l’humeur du monde et son horizon politique et économique passaient de l’optimisme à l’incertitude. Le monde est un lieu imprévisible. Il est particulièrement déroutant pour les étudiants qui entrent dans l’âge adulte. Nous avons écrit ce livre pour vous montrer que la sociologie peut néanmoins vous aider à comprendre votre vie, aussi incertaine qu’elle puisse paraître. Nous espérons qu’il vous aidera à vous orienter dans ce monde sans cesse en changement. Par ailleurs, nous montrons que, loin d’être seulement un exercice intellectuel abstrait, la sociologie peut aussi être une activité pratique libératrice. En présentant les possibilités et les contraintes qui nous attendent, la sociologie peut nous aider à prendre les commandes de notre vie, nous apprendre à nous connaître et à voir notre potentiel dans le contexte social et historique particulier qu’est le nôtre. Si nous ignorons ce que l’avenir nous réserve, nous pouvons à tout le moins déterminer les choix qui s’offrent à nous et les conséquences probables de nos actions. La sociologie peut nous aider à façonner le meilleur avenir possible. C’est ce qui a toujours été sa principale raison d’être, et ce l’est encore aujourd’hui. Ce chapitre vise trois objectifs : 1 Puisquelasociologiecherche,entreautres,àcomprendreetàexpliquerlesprocessuscomplexes quistructurentlavieensociétéetquifontquelesêtreshumainssontdesêtressociaux,nous commençonsparillustrerlepouvoirqu’alasociologied’aideràvoirplusclairementlaréalité sociale. À cette fin, nous examinons un phénomène qui, à première vue, semble résulter uniquementd’unéchecdufonctionnementindividuel:lesuicide.Nousmontronsqu’enfaitles relationssocialesexercentuneinfluenceconsidérablesurletauxdesuicide. 2 Nousmontronsensuiteque,depuissesorigines,larecherchesociologiquedécouled’undésir d’améliorer l’univers social. En fait, la sociologie n’est pas qu’une démarche universitaire hermétique, mais aussi un moyen d’orienter la société dans une meilleure direction. Nous en faisonsladémonstrationparunebrèveanalysedestravauxdesfondateursdeladiscipline. 4 120_Chapitre_01_F2.indd 4 10-03-19 09:33 première partie 3 Enfin,nousposonsl’hypothèseselonlaquellelasociologiepermetàl’individudecomprendreson siècle, tout comme elle l’a fait pour ses fondateurs. L’humanité est témoin aujourd’hui de transformations sociales aussi importantes que déroutantes. Comme leurs prédécesseurs du XIXesiècle,lessociologuesd’aujourd’huitententdecomprendrelesphénomènessociauxetde suggérer des façons crédibles d’améliorer la société. En promettant de rendre la sociologie pertinenteàvosyeux,cechapitrevousinviteàreleverlegranddéfidelasociologie. Avant d’examiner comment la sociologie peut vous aider à comprendre et à améliorer votre monde, jetons un bref regard sur la question du suicide. Cet examen vous aidera à voir de quelle manière la perspective sociologique peut clarifier et parfois renverser certaines croyances répandues. La perspective sociologique L’analyse sociologique du suicide permet de vérifier la prétention selon laquelle la sociologie offre une perspective unique, étonnante et éclairante sur les événements sociaux. Après tout, le suicide apparaît comme le parfait acte antisocial ou asocial. D’abord, à peu près tous les membres de la société le condamnent. Ensuite, ceux qui le commettent le font habituellement seuls, loin du regard inquisiteur du public. Troisièmement, le suicide est relativement rare : au cours des dernières années, il y a eu au Canada environ 13 suicides par 100 000 habitants. Ce taux de suicide situe le Canada à peu près au milieu de la liste des pays qui publient des statistiques à ce sujet (voir la figure 1.1). En revanche, nous verrons plus loin dans ce chapitre que le Québec se distingue quelque peu à cet égard. Enfin, lorsque les gens s’interrogent sur les motifs qui poussent un individu au suicide, ils s’attardent davantage sur son état d’esprit que sur l’état de la société. 40 30 20 10 Mexique Philippines Italie Brésil États-Unis Royaume-Uni Allemagne Suède Canada Corée du Sud Pologne Chine Australie Japon France Ukraine 0 Russie Suicides par 100 000 habitants 50 Pays FiguRe 1.1 taux de suicide de certains pays Source : organisation mondiale de la santé (2002a). Reproduit avec la permission de l’organisme. 5 120_Chapitre_01_F2.indd 5 10-03-19 09:34 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie Autrement dit, ils s’intéressent habituellement aux aspects de la vie de l’individu qui ont pu entraîner une dépression ou une colère assez grave pour l’inciter au suicide. Ils pensent rarement aux modèles de relations sociales qui pourraient encourager ou empêcher ces gestes en général. Si la sociologie peut révéler les causes sociales cachées d’un phénomène en apparence asocial et antisocial comme le suicide, alors elle en vaut certainement la peine ! L’explication sociologique du suicide À la fin du xixe siècle, le sociologue français Émile Durkheim, l’un des pionniers de la discipline, a démontré que le suicide est beaucoup plus qu’un acte de désespoir individuel découlant d’un trouble psychologique, comme le voulait la croyance de l’époque. Durkheim a montré que des forces sociales exercent une grande influence sur le taux de suicide (Durkheim, 1951). Pour ce faire, Durkheim a d’abord cherché des corrélations entre le taux de suicide et le taux de troubles psychologiques chez différents groupes sociaux. Selon lui, l’idée voulant que les troubles psychologiques soient une cause de suicide ne tenait que si le taux de suicide avait tendance à être élevé au sein des groupes qui présentaient un taux élevé de troubles psychologiques, et à être faible au sein des groupes qui présentaient un faible taux de troubles psychologiques. Or, l’analyse qu’il a faite des statistiques gouvernementales, des dossiers d’hôpitaux et d’autres sources n’a rien révélé de tel. Durkheim a observé qu’il y avait un peu plus de femmes dans les établissements psychiatriques, mais que pour chaque femme qui se suicidait, quatre hommes en faisaient autant. Les juifs présentaient le taux le plus élevé de troubles psychologiques parmi les principaux groupes religieux en France, mais ils avaient aussi le plus faible taux de suicide. De toute évidence, il n’y avait pas de corrélation positive entre le taux de suicide et l’incidence des troubles psychologiques. En fait, il semblait même y avoir une corrélation négative. Pourquoi ? Durkheim a affirmé que l’intégration sociale des individus, c’est-à-dire la possibilité ressentie et vécue de se sentir membre à part entière d’une communauté et d’être estimé pour le rôle qu’on y joue, constituait une variable explicative fondamentale du phénomène du suicide. En effet, selon ce grand sociologue, le défaut d’intégration pousse au suicide parce que l’homme, à la différence de l’animal, a une vie psychique qu’il doit au fait d’être un être social : « C’est la société qui donne sa vitalité à la conscience individuelle en la traversant d’idées, de sentiments, de représentations, et c’est elle qui en est le fondement. Si l’individu s’en détache excessivement […], se tournant vers lui seul, il réalisera que sa conscience ne repose plus sur rien, qu’elle flotte sur un abîme, et donc que la vie n’a plus aucun sens. » (Caron-Malenfant, 2001, p. 20-21) Durkheim a donc postulé que le taux de suicide variait en fonction du degré d’intégration sociale présent dans les diverses catégories de la population. Par exemple, sur la base de l’appartenance religieuse, les statistiques européennes disponibles à l’époque montraient que les protestants, suivis des catholiques, se suicidaient davantage que les juifs pratiquants. Durkheim a interprété ce fait de la façon suivante : les protestants sont en quelque sorte des « individualistes religieux » moins soumis aux dogmes et aux autorités religieuses que les catholiques et surtout les juifs qui, eux, constituent des communautés plus intégrées. En d’autres mots, Durkheim s’attendait à ce que les groupes très soudés présentent un taux de suicide moins élevé que les groupes qui ne l’étaient pas (voir la figure 1.2). Pour étayer son raisonnement, Durkheim a montré que les adultes mariés sont deux fois moins susceptibles de se suicider que les adultes non mariés du fait que le mariage crée un lien social et constitue une sorte de ciment moral qui lie les individus à la société. De même, les femmes ont moins tendance à se suicider que les hommes parce qu’elles s’investissent davantage dans les relations intimes de la vie familiale. Selon Durkheim, les juifs risquent moins de se suicider que les chrétiens 6 120_Chapitre_01_F2.indd 6 10-03-19 09:34 première partie suicide anomique et égoïste suicide altruiste Taux de suicide élevé faible faible FiguRe 1.2 Intégration sociale élevé La théorie de Durkheim sur le suicide La théorie de Durkheim sur le suicide pose que le taux de suicide décline puis monte à mesure qu’augmente l’intégration sociale. Durkheim qualifie d’altruistes les suicides commis dans un cadre de grande intégration sociale. Le suicide altruiste survient quand les normes sociales exercent une puissante influence sur le comportement. Le soldat qui renonce sciemment à la vie pour sauver celle de ses compagnons d’armes est poussé par un sens aigu de patriotisme et de loyauté à commettre un suicide altruiste. À l’opposé, les suicides commis dans un environnement où il y a peu d’intégration sociale ont plutôt tendance à être de type égoïste ou anomique. La personne qui commet un suicide égoïste n’a pas réussi à s’intégrer dans la société en raison de l’absence de lien social avec autrui. Une ou un célibataire sans emploi est par conséquent plus susceptible de se suicider qu’une personne mariée et possédant un emploi. Le suicide anomique survient lorsque des normes imprécises gouvernent le comportement. Le taux de suicide anomique est susceptible d’être élevé dans les sociétés dépourvues d’un code moral respecté par la majorité. parce que des siècles de persécution ont fait d’eux un groupe plus uni et plus prompt à se défendre. Enfin, les personnes âgées ont plus tendance à se suicider que les jeunes et les adultes parce qu’il leur arrive plus souvent de vivre seules, d’avoir perdu un conjoint, de ne pas travailler et de ne plus avoir beaucoup d’amis. En général, a écrit Durkheim, « le suicide varie en raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu » (Durkheim, 1951 : livre II, p. 69). Bien sûr, sa généralisation ne révèle en rien les raisons qui poussent un individu donné à s’enlever la vie. Cette question relève de la psychologie. Cependant, elle nous indique que la probabilité qu’une personne se suicide est d’autant plus faible que cette personne est bien intégrée dans la société. Cela jette un éclairage sociologique étonnant et unique sur les mécanismes et les causes de la variation du taux de suicide entre les groupes (voir la figure 1.3 et la rubrique « Politique sociale : votre avis »). 7 120_Chapitre_01_F2.indd 7 10-03-19 09:34 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie 45 Suicides par 100 000 habitants 40 Hommes 35 Femmes 30 25 20 15 10 5 0 10–14 15–19 20–24 25–29 30–34 35–39 40–44 45–49 50–54 55–59 60–64 65–69 70–74 75–79 80–84 85–89 90+ Cohorte d’âges FiguRe 1.3 Le suicide selon l’âge et le sexe au Canada, en 2003 Comme dans la France de l’époque de Durkheim, les hommes au Canada sont aujourd’hui quatre fois plus susceptibles de se suicider que les femmes. Cependant, le suicide chez les jeunes au Canada est beaucoup plus répandu aujourd’hui qu’il ne l’était en France au XIXe siècle. Source : statistique canada (2006a, 2006b). poLitiQUe SociaLe votre avis Le suicide et les Innus du Labrador Les peuples autochtones possèdent les taux de suicide les plus élevés au canada. Le taux de suicide est quatre fois plus élevé chez les amérindiens qu’au sein de la population canadienne (santé canada, 1999a). parmi ces derniers, les innus du Labrador, qui représentent quelque 2000 personnes, affichent le taux de suicide le plus élevé. ils constituent aussi l’un des peuples le plus à risque du monde, avec un taux de suicide presque 13 fois supérieur à celui des canadiens (Rogan, 2001 ; samson et coll.). La théorie de durkheim contribue à expliquer la tragique propension au suicide des innus. au cours des 50 dernières années, ce peuple a assisté à la disparition de ses normes et valeurs traditionnelles. il en résulte donc une communauté en voie de désintégration sociale, qui peine à offrir aux innus des modèles stables significatifs et gratifiants d’interaction sociale. comment en sont-ils arrivés là ? historiquement, les innus étaient des nomades qui vivaient de la chasse et de la trappe. or, au milieu des années 1950, peu après que terre-neuve et le Labrador ont intégré la confédération, les gouvernements provinciaux et fédéral étaient impatients de prendre possession du territoire ancestral des innus aux fins du développement économique. Les fonctionnaires voulaient mettre en place des routes, des mines, des exploitations forestières, des projets hydroélectriques et des installations aéroportuaires permettant la formation au vol à basse altitude pour les forces aériennes de l’otan. pour ce faire, ils souhaitaient voir les innus s’établir dans des communautés permanentes et apprendre les compétences pratiques et culturelles associées à la société industrielle moderne. par conséquent, les gouvernements ont exercé d’énormes pressions sur les innus afin qu’ils renoncent à leur mode de vie traditionnel et s’installent dans des lieux comme davis inlet et sheshatshiu. au sein de ces nouvelles communautés, les lois canadiennes, l’école et l’église ont découragé les innus de chasser, de pratiquer les rites associés à leurs croyances et d’éduquer leurs enfants comme ils l’avaient toujours fait. Le règlement sur la chasse a restreint l’accès des innus à leur moyen de subsistance ancestral. des prêtres ont infligé des sévices corporels à des enfants 8 120_Chapitre_01_F2.indd 8 10-03-19 09:34 première partie leurs pratiques de chasse traditionnelles jusqu’à sept mois par année voyaient leur état de santé s’améliorer de façon spectaculaire. ils menaient une vie saine en plein air, ils cessaient de consommer de l’alcool et s’alimentaient mieux, et leur environnement affectif et social se stabilisait et reprenait un sens. Le suicide disparaissait de leur réalité (samson et coll., 1999). qui s’absentaient de l’école ou de l’office religieux pour aller chasser. ce faisant, ils ont introduit la violence interpersonnelle dans une culture où elle n’avait jamais existé. Les enseignants ont transmis la culture et des compétences nord-américaines et européennes, souvent en dénigrant au passage les pratiques innues. en même temps, il y avait peu d’emplois de rechange dans les nouvelles communautés. La plupart des innus ont fini par vivre de l’aide sociale. sans travail et privé des influences stabilisatrices de sa culture traditionnelle, ce peuple reconnu pour son attitude pacifique et son esprit de coopération a connu des problèmes généralisés d’éclatement familial, d’agression sexuelle et d’alcoolisme. aujourd’hui, à sheshatshiu, au moins 20 % des enfants cherchent à échapper à la réalité en inhalant régulièrement des vapeurs d’essence. À davis inlet, 60 % des enfants le font. une étude menée en 1984 a montré que les innus qui retournaient vivre dans la nature et renouaient avec Malheureusement, un obstacle d’ordre politique empêche l’ensemble des innus de reprendre son mode de vie traditionnel. Les gouvernements du canada et de terreneuve-et-Labrador le leur interdisent. un retour massif au mode de vie traditionnel des innus entre en conflit avec les projets de développement économique publics et privés. par exemple, le projet d’aménagement hydroélectrique du cours inférieur du fleuve churchill (le deuxième en importance dans le monde) et la mine de nickel de voisey’s Bay (où se trouve le plus important gisement de nickel au monde) se trouvent au beau milieu des territoires traditionnels de chasse et des lieux de sépulture des innus. ces derniers tentent avec énergie de reprendre le contrôle de leurs terres. ils veulent aussi déterminer eux-mêmes quand et comment ils utiliseront les services de santé, les moyens de formation et les autres services qu’offre le gouvernement canadien. Questions de raisonnement critique • Selon vous, l’intérêt des Innus entre-t-il nécessairement en conflit avec celui des gouvernements fédéral et provincial ? • Y a-t-il une façon de concilier les intérêts des parties ? Si oui, laquelle ? • Imaginez que l’on sollicite votre aide pour résoudre le conflit entre les Innus et les gouvernements du Canada et de Terre-Neuve-et-Labrador. Quels types de politiques recommanderiez-vous pour satisfaire les intérêts de toutes les parties ? une société dynaMique ou anoMique ? Les idées de Durkheim s’appliquent-elles aux changements sociaux qui ont marqué l’histoire du Québec ? En 2000, le taux de suicide du Québec plaçait ce dernier en première position des provinces canadiennes et dans le peloton de tête des pays industrialisés, lui qui s’était trouvé à la queue de ce palmarès pendant toute la première moitié du xxe siècle. En 1950, le taux de suicide au Québec était environ deux fois plus faible que celui de l’Ontario. En 1990, il en représentait presque le double. Le taux de suicide chez les Québécois nés entre 1941 et 1946 était alors de 22,3 par 100 000 à l’âge de 20 à 24 ans, en comparaison de 45,4 chez ceux qui étaient nés entre 1966 et 1971 (Gauthier et coll, 1998). 9 120_Chapitre_01_F2.indd 9 10-03-19 09:34 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie En 2003, le suicide est la cause de 2,7 % des décès survenus au cours d’une année au Québec, mais compte pour près de 40 % des décès chez les hommes âgés de 15 à 39 ans, ce qui en fait la principale cause de mortalité chez cette cohorte d’âge et de sexe (Dongois, 2003) (voir la figure 1.4). Un phénomène aussi catastrophique ne peut s’expliquer par un seul facteur ; il reste encore à comprendre toutes les dimensions de cette réalité complexe. Cela dit, l’anomie est, selon certains analystes, un facteur clé de la tendance à la hausse du taux de suicide depuis la Seconde Guerre mondiale. En 2006, le taux ajusté de décès par suicide par 100 000 habitants était de 23,4 chez les hommes, de 6,4 chez les femmes et de 14,8 pour l’ensemble de la population. Ce taux constitue le taux le plus bas enregistré au Québec au cours des 25 dernières années. Cette baisse est observée depuis le début des années 2000. Elle s’explique principalement par la diminution du nombre de suicides chez les hommes. Le taux catastrophique de 35,9 pour 100 000 personnes en 1999 a reculé de 35 % (voir la figure 1.5). Malgré ces signes encourageants, le Québec a, par rapport à d’autres provinces ca­ nadiennes, les taux les plus élevés de suicide tant chez les hommes que chez les femmes. Les écarts observés tendent cependant à s’amoindrir depuis 2000. Si l’on compare le Québec aux pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), il se situe malheureusement encore parmi les populations qui présentent les taux de mortalité par suicide les plus élevés. C’est dans la population active que les suicides surviennent encore le plus fréquemment. Les deux tiers des suicides touchent les personnes âgées de moins de 50 ans (St-Laurent et Gagné, 2008). L’urbanisation rapide est une des forces sociales ayant contribué à l’anomie grandissante des Québécois. La construction d’autoroutes modernes, de gratte-ciels 22 20 18 Taux par 100 000 habitants 16 Québec 14 Ontario 12 Les autres provinces 10 8 6 4 2 0 1926 1930 1935 1940 1945 1950 1955 1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 1998 Années FIGURE 1.4 Taux de suicide par 100 000 habitants au Québec, en Ontario et dans les autres provinces, 1926-1996 Source : Michel Dongois, « Taux de suicide élevé au Québec. Des données qui font mal. Le suicide, fruit de la désintégration sociale. La Révolution tranquille a été plus meurtrière que la Révolution française », L’Actualité médicale (2 juillet 2003). 10 120_Chapitre_01_F2.indd 10 10-03-19 09:34 première partie 35 30 25 26,7 24,8 Total 20 Hommes 17,6 Femmes 15 15,7 Graphique final à venir 10 9,0 6,9 5 0 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 1. Taux ajustés selon la structure par âge, sexes réunis, de la population du Québec en 2001. 2. Moyennes mobiles calculées sur des périodes de trois ans. FIGURE 1.5 Taux ajusté de mortalité par suicide selon le sexe, ensemble du Québec, de 1997 à 2006 Source : MSSS, Fichier des décès de 1981 à 2005 et Fichier du Coroner de 2006. MSSS, Perspectives démographiques basées sur le recensement de 2001. Reproduction autorisée par Les Publications du Québec. imposants et de banlieues tentaculaires a marqué les années 1960. Le Québec n’était plus une province rurale, et les citadins ne pouvaient plus garder une mentalité de paysans. Le déclin du catholicisme constitue une autre force sociale qui a accru l’anomie. À l’époque où le clergé était tout-puissant au Québec, les Canadiens français éprouvaient un sentiment d’appartenance à la communauté catholique. La hiérarchie du clergé ancrait la population dans un monde de certitudes. L’éclatement de l’Église catholique provoqué par la Révolution tranquille a laissé un sentiment de vide chez les Québécois. Il leur est devenu difficile de composer avec les attentes de la vie moderne. Dans l’ensemble, le Canada français a vécu comme une nation assiégée pendant un siècle (de 1860 à 1960). Dans une certaine mesure, ses habitants manifestaient à l’époque les caractéristiques que Durkheim attribuait aux Européens juifs du xixe siècle. Durkheim soutenait que la nécessité « de lutter contre une animosité générale, l’impossibilité même de communiquer librement avec le reste de la population ont obligé [les juifs] à se tenir étroitement serrés les uns contre les autres. Par suite, chaque communauté devint une petite société, compacte et cohérente, qui avait d’elle-même et de son unité un très vif sentiment » (Durkheim, 1897). En raison de leur formidable cohésion sociale, selon Durkheim, les juifs ont manifesté une plus grande immunité au suicide que tout autre groupe religieux d’Europe. On constate la même chose chez les Canadiens français d’avant la Révolution tranquille. Toutefois, lorsque le Québec a perdu sa mentalité d’assiégé, que la taille de ses familles a fondu comme neige au soleil, que la vie urbaine a remplacé l’esprit rural 11 120_Chapitre_01_F2.indd 11 10-03-19 09:34 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie et que les Canadiens français ont déserté les églises, l’anomie a monté en flèche. Il n’était dès lors plus question de porter sa croix passivement : il fallait choisir sa vie. Or, les nouveaux besoins qu’ont entraînés ces décisions ont émergé alors que s’effondrait la vieille société et que le nouveau modèle n’avait pas encore été construit. Le tumulte a été profond et durable. L’imagination sociologique Vous savez depuis longtemps que vous vivez en société. Cependant, vous n’avez peut-être pas encore pris la pleine mesure de la société qui vit en vous. Des formes de relations sociales, notamment le degré d’intégration sociale, affectent vos pensées et vos émotions les plus secrètes, influencent vos actions et contribuent à façonner votre personne. Les formes relativement stables de relations sociales sont ce que les sociologues appellent les structures sociales. Il y a 50 ans, le célèbre sociologue étatsunien C. Wright Mills (1959) a nommé « imagination sociologique » l’aptitude à voir ces relations. Il a avancé que l’une des principales tâches des sociologues consiste à définir et à expliquer la relation entre les difficultés personnelles des gens et les structures sociales dans lesquelles ils évoluent. Pour accroître la conscience de cette relation, une première étape consiste à reconnaître les trois niveaux de structures sociales qui entourent et imprègnent l’individu. Voyez-les comme des cercles concentriques irradiant de l’individu : 1.Les microstructures sont des modèles de relations sociales intimes formées lors d’interactions face à face. La famille, les cercles d’amis et les collègues de travail sont des exemples de microstructures. 2.Les macrostructures sont des modèles de relations sociales qui existent à l’extérieur et au-delà du cercle des relations intimes et des connaissances. Elles concernent la société à laquelle vous appartenez. Le patriarcat, ce système traditionnel d’inégalités économiques et politiques entre les hommes et les femmes, et observable dans la plupart des sociétés, est une macrostructure importante. Les institutions religieuses et les classes sociales en sont deux autres. 3.Les structures globales constituent le troisième niveau de structure sociale et ont une dimension internationale. Les multinationales, les déplacements et les communications à l’échelle de la planète ainsi que les relations économiques entre les pays en sont autant d’exemples. Ces structures gagnent en importance, car le faible coût des déplacements et des communications permet une liaison étroite entre toutes les régions du monde sur les plans culturel, économique et politique1. Les problèmes personnels ont un lien avec les trois niveaux de structures sociales. Qu’il s’agisse de trouver un emploi, de préserver une relation de couple ou de déterminer la meilleure façon de mettre un terme à la pauvreté dans le monde, la connaissance des structures sociales améliore la compréhension du problème et suggère des lignes de conduite appropriées (voir la rubrique « La sociologie au cinéma »). L’origine de la perspective sociologique La perspective sociologique n’a pas 150 ans. Bien qu’en des temps plus anciens des philosophes aient écrit sur la société, leur réflexion n’était pas proprement sociologique. Certains croyaient que Dieu et la nature régissaient la société. Leurs conclusions sur le fonctionnement du monde reposaient sur des conjectures plutôt que sur des faits avérés. La perspective sociologique est apparue après que trois révolutions 1. Certains sociologues distinguent aussi les « mésostructures », c’est-à-dire des relations sociales qui se situent entre les microstructures et les macrostructures (voir le chapitre 4, p. 99). 12 120_Chapitre_01_F2.indd 12 10-03-19 09:34 première partie modernes ont poussé les gens à voir la société sous un jour inédit : les révolutions scientifique, démocratique et industrielle. La révolution scientifique La révolution scientifique a commencé vers 1550. Elle reposait sur l’idée voulant qu’une conclusion, pour être fiable, doive se fonder sur des preuves solides et non seulement sur des spéculations. Peu à peu, l’observation rigoureuse et méthodique du réel a remis en question les préjugés communs et les explications religieuses et philosophiques des phénomènes naturels et sociaux. Ainsi, lorsqu’en 1609 il pointa son tout nouveau télescope vers le ciel, Galilée fit quelques observations prudentes et montra que ses observations concordaient avec la théorie de Copernic. C’est l’essence même de la méthode scientifique : se servir de preuves pour documenter un point de vue particulier. La révolution démocratique La révolution démocratique s’est amorcée au Siècle des lumières (xviiie siècle). Elle a permis de voir que les gens avaient la responsabilité d’organiser la société et que l’intervention humaine pouvait par conséquent résoudre des problèmes sociaux. Peu de gens voyaient les choses ainsi avant la révolution démocratique. La majorité croyait que l’ordre social relevait de Dieu. La Révolution américaine (1775-1783) et la Révolution française (1789-1799) ont contribué à ébranler cette idée. Ces bouleversements politiques démocratiques ont montré que la société pouvait connaître d’importants changements sur une courte période. Ils ont prouvé que les peuples avaient le pouvoir d’écarter des dirigeants insatisfaisants et semblaient remettre la société entre les mains du peuple. La portée de cette transformation sur la formation de la perspective sociologique était considérable car, si l’intervention humaine était en mesure de changer la société, une science de la société pouvait jouer un rôle important. La nouvelle science pouvait aider les gens à trouver des façons de surmonter les problèmes sociaux, à améliorer le bien-être des citoyens. L’essentiel de l’argumentaire pour la sociologie en tant que science a pris forme dans la foulée des révolutions démocratiques qui ont ébranlé l’Europe et l’Amérique du Nord. la sociologie au cinéma Gaz Bar Blues (2003) et l’imagination sociologique L’histoire de Gaz Bar Blues se déroule en 1989. François Brochu (Serge Thériault) est propriétaire d’une petite station-service (ou « gaz bar ») dans un quartier populaire de la ville de Québec. Veuf, il tente tant bien que mal d’assurer le bon fonctionnement de son petit commerce, en dépit du parkinson qui l’afflige, des faibles entrées d’argent, des vols à main armée et de sa famille quelque peu dispersée. En effet, François a trois fils qu’il emploie au « gaz bar », mais le plus vieux, Réjean, et le cadet, Guy, rêvent d’une autre vie. Réjean part à Berlin au moment où, sous les assauts de la population, le mur séparant l’Allemagne de l’Ouest capitaliste de l’Allemagne de l’Est dite communiste tombe, entraînant avec lui la chute du régime est-allemand. Pour sa part, Guy quitte fréquemment la ville pour jouer de l’harmonica au sein d’un petit groupe de blues. Reste Alain qui, à 14 ans, rêve d’occuper une plus grande place dans le « gaz bar », et quelques vieux garçons sans emploi pour qui la station-service est un lieu privilégié de rencontre et de discussion. À travers la vie quotidienne presque banale de ses personnages, le cinéaste Louis Bélanger invite le spectateur à faire preuve d’imagination sociologique, c’est-à-dire à relier les difficultés et les espoirs des individus à la vaste trame historique du monde qu’ils habitent. C’est surtout à travers le personnage de Réjean et de ses photos (qui sont en fait celles du cinéaste lui-même) que Louis Bélanger propose un tel lien. 13 120_Chapitre_01_F2.indd 13 10-03-19 09:34 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie la place aux relations marchandes plus anonymes véhiculées par les grandes entreprises. quand un habitué du « gaz bar » proclame joyeusement que bientôt, « tout va marcher à l’informatique », un autre lui rétorque : « tu parles comme ton journal mais tu vois pas plus loin que le bout de ton nez. Le quartier au complet vient ici ! [...] où est-ce que tu vas passer tes journées quand ils vont remplacer la place par une boîte de 3 pieds par 3 pieds avec un enfant assis en arrière de ton jésus-marie d’ordinateur ? » autrement dit, alors qu’en allemagne les Berlinois de l’est se retrouvent dépossédés de leurs quartiers du jour au lendemain, ici, c’est le « gaz bar » de François Brochu qui résiste mal aux pressions des libreservice moins coûteux des grandes chaînes. La « grande histoire » et la « petite histoire » se confondent : à la fin du XXe siècle, c’est la vie de tous qui est appelée à être transformée par le capitalisme triomphant. d’abord enthousiasmé à la vue d’un Berlin en pleine effervescence révolutionnaire, Réjean se désillusionne rapidement. selon lui, les Berlinois de l’est ont le sentiment de s’être fait avoir pendant 40 ans : « et là, on leur dit qu’on passe à autre chose. Moi, je sais pas comment je réagirais si on me disait que ma vie avait servi à rien », écrit-il dans une lettre. alors que ses premières rencontres se font avec des Berlinois de l’ouest, il passera de plus en plus de temps de l’autre côté du mur : « L’est, finalement, ça ressemble au “gaz bar” ». L’alcool et le désenchantement lui feront perdre la carte, jusqu’à son retour à québec où, dégrisé, il explique sa vision des choses à son père : « Berlin, c’est comme une stationservice. À l’ouest, c’est le gros libre-service moderne et à l’est, c’est broche à foin comme ton “gaz bar”. et c’est les gros libre-service qui vont gagner. » voilà ce que c. Wright Mills cherche à dévoiler par le terme « imagination sociologique » : les grandes mutations économiques et politiques des sociétés ne se font pas dans un univers abstrait, mais se manifestent à travers le vécu concret des membres de ces sociétés. de même, les soucis et les rêves avec lesquels les gens mènent leur vie intime font partie de la grande marche de l’histoire. Bref, il n’y a pas « le système » ou « la société » d’un côté, et des individus isolés et indépendants de l’autre, mais des relations sociales qui les traversent constamment. L’imagination sociologique permet à chacun de comprendre son existence à la lumière d’un contexte sociohistorique plus large et d’agir en conséquence. À travers cette métaphore, Louis Bélanger lance une invitation à porter un regard rétrospectif sur les bouleversements économiques que les sociétés occidentales ont connus à partir de la chute du mur de Berlin jusqu’à aujourd’hui. en quelque sorte, le film de Bélanger propose que les relations de familiarité et de proximité que permettent souvent les petits commerces doivent céder Questions de raisonnement critique • Avez-vous déjà tenté de replacer des événements de votre vie dans leur contexte historique et sociostructurel ? • L’exercice vous a-t-il aidé à mieux comprendre votre vie ? A-t-il enrichi votre vie ? La révolution industrielle La révolution industrielle a commencé vers 1775. Il en a découlé une vaste gamme de problèmes sociaux aussi graves qu’inédits qui ont attiré l’attention des penseurs sociaux. Le développement de l’industrie a amené une multitude de gens à quitter la campagne pour la ville, pour y travailler de nombreuses et interminables heures chaque jour dans des mines et des usines bondées et dangereuses. Ces gens ont perdu la foi dans leur religion, se sont butés à des bureaucraties anonymes et ont réagi à l’indignité et à la pauvreté de leur existence par des moyens aussi divers que des grèves, des crimes, des révolutions et des insurrections. Les philosophes n’avaient jamais eu un tel laboratoire vivant sous les yeux. D’abord, la révolution 14 120_Chapitre_01_F2.indd 14 10-03-19 09:34 première partie démocratique avait ouvert la porte à une science de la société. La révolution industrielle fournissait maintenant aux théoriciens de la société un ensemble de problèmes sociaux criants. De là émergea la perspective sociologique. auguste comte et le diffi cile arrimage entre la science et les valeurs Le théoricien français Auguste Comte (1798-1857) a inventé le terme « sociologie » en 1838 (Comte, 1975). Il a tenté de définir les fondements scientifiques de l’étude de la société. Il disait vouloir comprendre l’univers social tel qu’il était et non tel que lui ou quiconque imaginait qu’il devrait être. Or, ses travaux révèlent un conflit : si Comte était tout disposé à adopter la méthode scientifique pour étudier la société, il était aussi un théoricien prudent, farouchement opposé à la transformation rapide de la société française, comme en témoignent ses écrits. Lorsqu’il quitta sa petite ville natale pour Paris, Comte fut témoin des forces démocratiques qui déclenchèrent la Révolution française, des débuts de l’industrialisation et de la croissance rapide des grandes villes. Ce qu’il vit le choqua et l’attrista. Le changement social rapide détruisait à peu près tout ce qu’il chérissait, particulièrement le respect de l’autorité traditionnelle. Il recommanda donc le ralentissement des changements et la préservation de tout ce qui avait trait à la vie sociale traditionnelle. À des degrés divers, nous relevons les mêmes tensions dans les travaux de trois penseurs marquants des débuts de la sociologie : Karl Marx (1818-1883), Émile Durkheim (1858-1917) et Max Weber (1864-1920). Ces trois hommes ont été témoins des divers stades de la déchirante transition vers le capitalisme industriel, et ce, sur une période d’un peu plus d’un siècle. Ils ont voulu expliquer la formidable transformation de l’Europe et suggérer des moyens d’améliorer la vie des gens. Comme Comte, ils adhéraient à la méthode de recherche scientifique. Cependant, les idées qu’ils ont développées ne sont pas seulement des outils diagnostiques desquels il nous est toujours possible d’apprendre, mais, à l’instar de nombreux autres concepts de sociologie, elles constituent aussi des prescriptions pour combattre les maux de la société. Les idées de Durkheim, de Marx et de Weber sont à l’origine des principales traditions théoriques de la sociologie : le fonctionnalisme, la théorie du conflit et l’interactionnisme symbolique. Vous constaterez, au fil de cet ouvrage, qu’il existe de nombreuses autres théories. Or, parce que ces dernières ont joué un rôle déterminant dans le développement de la sociologie, nous proposons une description concise de chacune. Les théoriciens et les théories sociologiques Le FonctionnaLisMe Les forces démocratiques déclenchées par la Révolution française ont révélé que les peuples pouvaient intervenir dans l’organisation des sociétés et que, par conséquent, l’intervention humaine pouvait résoudre des problèmes sociaux. Ainsi, la démocratie devenait une des pierres angulaires de la sociologie. Émile Durkheim La théorie du suicide de Durkheim est un exemple avant la lettre de ce que les sociologues appellent maintenant le fonctionnalisme. Les théories fonctionnalistes comportent quatre dimensions. 15 120_Chapitre_01_F2.indd 15 10-03-19 09:34 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie 1. Les théories fonctionnalistes posent que des formes stables de relations sociales, ou structures sociales, gouvernent le comportement humain. Par exemple, Durkheim a souligné la façon dont le degré d’intégration sociale influe sur le taux de suicide. Les fonctionnalistes s’intéressent habituellement aux macrostructures. 2. Les théories fonctionnalistes montrent comment les structures sociales préservent ou minent la stabilité sociale. C’est pourquoi les fonctionnalistes sont parfois qualifiés de fonctionnalistes structuraux ; ils analysent la façon dont les parties de la société (les structures) s’harmonisent et la contribution de chacune à la stabilité de l’ensemble (sa fonction). Ainsi Durkheim a-t-il argué qu’une grande intégration sociale contribue à préserver l’ordre social. Toutefois, le développement industriel et urbain de l’Europe au xixe siècle a réduit le degré d’intégration sociale et contribué ainsi à l’instabilité sociale. Émile Durkheim (1858-1917) a été le premier professeur de sociologie en France ; plusieurs voient en lui le premier sociologue moderne. Dans Les règles de la méthode sociologique (1895) et Le suicide (1897), il avance que le comportement humain est façonné par de puissantes contraintes sociales. Durkheim s’intéressait aussi vivement aux conditions favorisant l’ordre social dans les sociétés primitives et modernes, conditions qu’il étudie en profondeur dans La division du travail social (1893) et dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912). 3. Les théories fonctionnalistes soulignent que les structures sociales reposent principalement sur des valeurs communes. Par exemple, pour Durkheim, c’est surtout l’intégration morale, c’est-à-dire la forte adhésion des membres d’une société à des valeurs communes, qui constitue la réelle protection contre le suicide. 4. Le fonctionnalisme semble indiquer que le rétablissement de l’équilibre est la meilleure solution à la plupart des problèmes sociaux. Durkheim disait qu’il était possible de rétablir la stabilité sociale dans l’Europe de la fin du xixe siècle en créant de nouvelles ententes entre employeurs et travailleurs, qui réduiraient les attentes de ces derniers à l’égard de leur vie. Le fonctionnalisme représentait donc une réponse conservatrice au chaos social généralisé. La théoRie du conFLit Une deuxième grande tradition théorique de la sociologie s’intéresse au rôle central du conflit dans la vie sociale. Elle comporte les quatre dimensions suivantes. 1. La théorie du conflit concerne généralement les grandes macrostructures, comme les rapports de domination, de soumission et de lutte opposant les représentants des classes sociales supérieures et inférieures. 2. La théorie du conflit montre que les grands modèles d’inégalité sociale produisent la stabilité sociale dans certaines circonstances et le changement social dans d’autres. 3. La théorie du conflit pose que les membres des groupes privilégiés essaient de maintenir l’avantage qu’ils détiennent tandis que les groupes qui leur sont subordonnés luttent pour obtenir le leur. Selon ce point de vue, les conditions sociales à un instant donné sont l’expression d’une lutte de pouvoir constante entre les groupes privilégiés et les groupes subordonnés. Karl Marx (1818-1883) était un penseur révolutionnaire dont les idées ont influencé le développement de la sociologie et le cours de l’histoire mondiale. Il soutenait que les grands changements sociohistoriques découlent de conflits entre les principales classes sociales. Dans son œuvre phare, Le capital (1867-1894), Marx affirme que le capitalisme entraînerait une telle misère et la montée d’une telle force collective au sein des ouvriers que ceux-ci finiraient par prendre le pouvoir et créeraient alors une société sans classes, où la production serait fonction des besoins humains plutôt que du profit. 4. La théorie du conflit laisse habituellement supposer que la diminution des privilèges réduira le niveau de conflit et accroîtra le bien-être de l’humanité. Karl marx La théorie du conflit est issue de l’œuvre du théoricien social Karl Marx. Une génération avant Durkheim, Marx a observé l’indigence et le mécontentement que produisait la révolution industrielle et a proposé une théorie radicale sur le développement des sociétés (Marx, 1968 ; Marx et Engels, 1972). La lutte des classes, c’est-à-dire les conflits entre les classes qui tentent de résister à l’opposition des autres classes et de la surmonter, est au cœur de sa théorie. Marx a fait valoir que les propriétaires industriels sont impatients d’améliorer l’organisation du travail et d’adopter de nouveaux outils, de nouvelles machines et de nouvelles méthodes de production. Ces innovations leur permettent d’accroître la productivité, de réaliser de plus grands profits et de conduire à la faillite les concurrents qui ne sont pas à la hauteur. Cependant, la recherche du profit pousse aussi les capitalistes à concentrer leur main-d’œuvre dans des établissements de plus en plus 16 120_Chapitre_01_F2.indd 16 10-03-19 09:34 première partie grands, à maintenir les salaires le plus bas possible et à investir le moins possible dans l’amélioration des conditions de travail. Marx a donc constaté que la classe des ouvriers pauvres grandit sans cesse alors que la classe de riches propriétaires rétrécit d’autant. Marx croyait que les travailleurs finiraient par se rendre compte qu’ils faisaient tous partie de la même classe opprimée. C’est ce qu’il a appelé la conscience de classe. Il était d’avis que la conscience de la classe ouvrière favoriserait la montée du communisme, définie comme un système où la propriété et la richesse sont des biens communs que chacun utilise selon ses besoins, et où la propriété privée n’existe pas. max Weber Si certaines des idées de Marx ont pu être adaptées à l’étude de la société contemporaine, ses prédictions quant à l’inévitable effondrement du capitalisme ont été mises en doute. Max Weber, un sociologue allemand qui a produit ses plus importants travaux une génération après Marx, a été l’un des premiers à souligner certaines faiblesses dans l’argumentaire de Marx (Weber, 1946). Weber avait remarqué la croissance rapide du secteur de l’économie consacré aux services, qui embauchait de nombreux travailleurs non ouvriers (des cols blancs) et des professionnels. Il a donc posé qu’un grand nombre de ces travailleurs stabiliseraient la société parce qu’ils jouissaient d’un plus grand prestige et d’un meilleur revenu que les ouvriers du secteur manufacturier. Weber a aussi montré que la lutte des classes n’est pas la seule force motrice de l’histoire. À ses yeux, la politique et la religion représentaient également des sources importantes de changement historique. D’autres auteurs ont souligné que Marx ne mesurait pas à quel point l’investissement en technologie permettrait aux ouvriers de travailler moins longtemps dans des conditions moins accablantes. Marx n’avait pas non plus prévu que des salaires plus élevés, de meilleures conditions de travail et les bienfaits de l’État providence contribueraient à apaiser les ouvriers. Ainsi Weber et d’autres sociologues ont-ils remis en question de nombreux éléments de la théorie de Marx. L’inteRactionnisMe syMBoLique Weber et l’éthique protestante Dans la description de la théorie du conflit, nous indiquons que Weber a formulé des critiques à l’égard de l’interprétation marxiste du développement du capitalisme. Entre autres choses, Weber a affirmé que les premiers progrès du capitalisme ne découlaient pas seulement de circonstances économiques favorables. Selon lui, certaines croyances religieuses ont favorisé la croissance robuste du capitalisme. Les protestants du xvie et du xviie siècle, en particulier, croyaient pouvoir nourrir leur foi religieuse et demeurer en état de grâce divine s’ils travaillaient diligemment et vivaient modestement. Weber a appelé cette croyance l’éthique protestante. Il estimait qu’elle avait un effet involontaire : les gens qui adhéraient à l’éthique protestante épargnaient et investissaient plus que les autres. Ainsi, selon Weber, le capitalisme s’est développé avec plus de vigueur dans les régions où l’on adhérait à l’éthique protestante. Il en a conclu que le capitalisme ne répondait pas à la seule impulsion des forces économiques, comme Marx le croyait, mais qu’il dépendait plutôt en partie de la signification religieuse que les individus attachaient à leur travail (Weber, 1958 [1904-1905]). L’ensemble de la recherche de Weber souligne l’importance de bien comprendre les motifs des gens et le sens qu’ils accordent aux choses pour saisir la signification de leurs actions. Il a nommé cet aspect de son approche de la recherche sociologique la « méthode compréhensive » (de l’allemand Verstehen, « comprendre »). Max Weber (1864-1920), un grand sociologue allemand, a exercé une profonde influence sur le développement de la discipline à l’échelle mondiale. Engagé dans un éternel « débat avec le fantôme de Marx », Weber soutenait que les circonstances économiques à elles seules ne peuvent pas expliquer la montée du capitalisme. Comme il le montre dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), les développements survenus dans le domaine religieux ont eu des conséquences involontaires, mais propices au développement du capitalisme dans certaines régions de l’Europe. Il a aussi affirmé que le capitalisme ne céderait pas nécessairement la place au socialisme. Il voyait plutôt dans la croissance de la bureaucratie et la « rationalisation » générale de la vie des caractéristiques déterminantes de l’ère moderne. Il développe ces thèmes dans Économie et société (1971). L’idée voulant que l’interprétation subjective et les motivations entrent en ligne de compte dans toute analyse sociologique complète n’est qu’une des contributions de Weber à la théorie sociologique. Weber était aussi un important théoricien du conflit, comme il en est question plus loin dans cet ouvrage. Pour l’instant, il suffit 17 120_Chapitre_01_F2.indd 17 10-03-19 09:34 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie de retenir que l’importance qu’il a accordée à l’interprétation subjective a trouvé un terreau fertile en Amérique du Nord à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, parce que ses idées ont eu une profonde résonance dans la culture individualiste nord-américaine. Il y a un siècle, la plupart des gens croyaient que le talent personnel et l’initiative permettaient d’accomplir à peu près n’importe quoi. La sociologie nord-américaine a donc largement consacré ses débuts à l’individu ou, plus précisément, à la relation qu’entretient l’individu avec la société. Quelques sociologues s’intéressent à la dimension subjective de la vie sociale. Ils travaillent dans le champ de l’interactionnisme symbolique, une école de pensée qui doit son nom au sociologue Herbert Blumer (1900-1986), qui eut George Herbert Mead (1863-1931) pour professeur à l’Université de Chicago. Cette école de pensée comporte quatre dimensions. 1.L’interactionnisme symbolique s’intéresse à la communication interpersonnelle dans les microstructures sociales, et se distingue à cet égard du fonctionnalisme et de la théorie du conflit. 2.L’interactionnisme symbolique pose que la vie en société est uniquement possible parce que les gens accordent une signification aux choses. Par conséquent, l’explication adéquate du comportement social passe par la compréhension de l’interprétation que les gens font de leurs propres circonstances sociales. 3.L’interactionnisme symbolique souligne que les gens contribuent à créer leurs situations sociales plutôt que de simplement y réagir. Erving Goffman (1922-1982) a été l’un des interactionnistes symboliques les plus influents du xxe siècle. Son approche « dramaturgique » de l’interactionnisme symbolique lui a valu une réputation internationale. Cette approche met l’accent sur la façon dont les gens se présentent à des inconnus et gèrent leur identité de manière à produire l’impression voulue sur leur « auditoire », comme le font les acteurs. Pour Goffman, l’interaction sociale se rapproche d’une pièce de théâtre, avec sa scène, ses coulisses, ses rôles définis et ses accessoires. Dans cette pièce, l’âge, le sexe, l’origine ethnique de même que d’autres caractéristiques de la personne peuvent contribuer à orienter ses actions, mais il reste néanmoins une grande place à la créativité (Goffman, 1959). 4.En s’intéressant à l’interprétation subjective que font les gens dans des circonstances sociales courantes, les interactionnistes symboliques arrivent parfois à valider des points de vue impopulaires ou non officiels. Cette démarche aide à comprendre et à mieux tolérer les gens qui peuvent sembler différents. Le tableau 1.1 indique le niveau d’analyse, l’intérêt principal et la question principale des trois traditions théoriques sur la société. TABLEAU 1.1 Trois traditions théoriques sur la société Tradition théorique Principaux niveaux d’analyse Intérêt principal Principale question Fonctionnalisme Macro Valeurs Comment les institutions sociales contribuent-elles à la stabilité et à l’instabilité sociales ? Conflit Macro Inégalité Comment les groupes privilégiés cherchent-ils à préserver leurs avantages et les groupes subordonnés, à améliorer les leurs, souvent en provoquant des changements sociaux ? Interactionnisme symbolique Micro Interprétation Comment les individus communiquent-ils pour donner un sens à leur environnement social ? 18 120_Chapitre_01_F2.indd 18 10-03-19 09:34 première partie Sociologues et société : le cas du Québec La sociologie est née en Europe dans le sillage des révolutions scientifique, industrielle et démocratique. Durkheim, Marx et Weber ont ainsi réfléchi, chacun selon sa perspective, sur leur société et sur les transformations qu’elle subissait. Plus tard, les sociologues canadiens-français puis québécois se sont à leur tour penchés sur la société dont ils étaient issus. Découvrons quatre de ces sociologues, en prenant soin d’inscrire leurs réflexions dans le contexte social et historique qui les a vus naître. La sociologie doctrinale des pionniers et la promotion d’un ordre social catholique (1920-1945) À l’aube du xxe siècle, la société qu’on appelait alors le « Canada français » était, à tous points de vue, dépendante et précaire. C’était une nation conquise qu’on avait intégrée à l’État fédéral canadien en 1867. C’était un petit peuple secoué par l’industrialisation de son voisin américain capitaliste. (Entre 1840 et 1930, près d’un million de Canadiens français ont émigré en Nouvelle-Angleterre.) La population du Canada français était composée essentiellement de paysans peu scolarisés et de nouveaux citadins contraints de travailler en usine pour subvenir aux besoins de leur famille. Cependant, c’était aussi une collectivité fortement soudée par le catholicisme, la première moitié du siècle ayant été marquée par la domination de l’Église catholique, une religion qui lui conférait une unité et une identité très fortes. Dans un tel contexte, des membres du clergé, des regroupements de la jeunesse catholique et du mouvement nationaliste se sont efforcés de faire de la science sociale naissante un outil scientifique pour contrer la misère des travailleurs. Il s’agit alors, selon Jean-Philippe Warren (2002), d’une sociologie dite « doctrinale » qui reposait en grande partie sur la doctrine sociale de l’Église catholique. L’enseignement et la diffusion de la sociologie se sont donc faits, dans un premier temps, à l’extérieur des cadres universitaires. Les buts de cette sociologie étaient l’action sociale et la promotion d’un ordre social catholique. La sociologie réformiste de la première génération de sociologues diplômés et la thèse de la folk society (1945-1960) Cette période a d’abord été marquée par l’institutionnalisation de la sociologie dans le milieu universitaire. C’est en 1943 que le père Lévesque — pour qui « Dieu [était] le plus grand sociologue » — a mis sur pied une première faculté des sciences sociales à l’Université Laval. Toute une génération de sociologues formés dans des universités américaines ou européennes, dont Jean-Charles Falardeau (1914-1989), Fernand Dumont (1927-1997), Guy Rocher (né en 1924) et Marcel Rioux (1919-1992), s’est alors affairée à fonder départements, revues et associations, à établir des alliances avec la communauté savante internationale, à enseigner et à s’engager dans des recherches sur le Canada français. Prenant leurs distances avec la sociologie doctrinale, ces maîtres se sont notamment inspirés des monographies du village de Saint-Denis (Horace Milner, 1939) et de la ville de Drummondville (Everett C. Hughes, 1943). Il en a résulté un premier portrait sociologique du Canada français appréhendé comme société globale. On parlait alors de la folk society, c’est-à-dire d’une société traditionnelle (simple, archaïque, paysanne), souffrant d’un retard considérable sur les autres sociétés nord-américaines. Une culture conservatrice caractérisée par sa peur du changement et par un manque d’esprit d’entreprise. Il va sans dire que ce constat d’une société retardataire a inspiré tout un programme de réformes. Une bonne part d’entre elles se sont réalisées au cours de la décennie suivante. La sociologie « modernisatrice » d’une société devenue « québécoise » (1960-1970) Pendant cette décennie, véritable âge d’or de l’intelligentsia du progrès social, des spécialistes des sciences sociales, des écrivains, des chansonniers et des essayistes 19 120_Chapitre_01_F2.indd 19 10-03-19 09:34 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie ont contribué à transformer non seulement les représentations que se faisaient d’eux-mêmes les Canadiens français — qui devenaient des « Québécois » —, mais aussi les institutions qui les définissaient jusqu’alors. C’est ce qu’on a appelé la Révolution tranquille (1960-1970). En l’espace de quelques années, on a assisté à la transformation des structures sociales et de la mentalité collective, une transformation qui s’était par ailleurs lentement amorcée dès les années 1940. Ainsi l’État québécois, intervenant dans toutes les sphères de la vie collective, a-t-il pris le relais de l’Église, devenant le nouveau mode d’action de la société sur elle-même. Des sociologues ont alors intégré la fonction publique ou, comme Marcel Rioux et Guy Rocher, ont siégé à d’importantes commissions d’enquête et élaboré des réformes majeures, celle du système d’éducation, notamment. D’autres ont milité dans des mouvements sociaux ou des partis politiques. Guy Rocher (1924- ) Marcel Rioux (1919-1992) Fernand Dumont a quant à lui multiplié les interventions publiques dans les médias pour donner la parole aux gens du milieu ouvrier dont il était issu. Selon ce grand auteur, qui fut à la fois chrétien engagé, humaniste, poète, philosophe et sociologue, la science trouve sa légitimité dans la construction d’un monde qui a du sens, audelà des clivages de classes et de revenus. (Dumont, 1969) Alors que le catholicisme se voyait fortement ébranlé et ne suffisait plus à rassembler les Québécois, Dumont a craint que la Révolution tranquille n’amène une « désintégration des cultures » au profit d’une culture de masse véhiculée par la publicité et les médias. Il a traité de cette perte de tradition et de mémoire, d’une déshumanisation et d’une dépolitisation du monde dans son livre le plus important, Le lieu de l’homme (Dumont, 1968). Il a alors élaboré une théorie de la culture dont se sont inspirées des générations de sociologues et de philosophes tellement que les interrogations qu’on y trouve sont justes, universelles et encore terriblement actuelles. Cette période d’intenses changements a produit un second portrait du Québec comme société globale, celui que résume Marcel Rioux dans La question du Québec (Rioux, 1969) : une société colonisée et aliénée dans un système fédéral canadien refusant de reconnaître la nation québécoise. De la question nationale à la question des classes sociales (1970-1980) Avec les bouleversements idéologiques de la Révolution tranquille, le nationalisme culturel et conservateur a cédé le pas à un nationalisme progressiste, davantage d’ordre politique et économique. Lorsque le mouvement nationaliste a pris son essor au début des années 1970, les sociologues se sont attardés davantage à la question nationale et aux causes de l’aliénation collective des Québécois. Et si la grande majorité des sociologues était sympathique à la cause de l’indépendance nationale, plusieurs d’entre eux ont cependant fait valoir la primauté de la question sociale sur la question nationale en s’appuyant sur une grille d’analyse marxiste. À cette époque est venu s’ajouter à l’idéal indépendantiste celui d’un « socialisme d’ici et à visage humain ». Comparativement à ses deux confrères, Marcel Rioux s’est beaucoup inspiré de la tradition sociologique marxiste. Fernand Dumont (1927-1997) Guy Rocher, lui, était moins un militant qu’un professeur de vocation. Diplômé de Harvard, il possédait une vaste culture qu’il a transmise au fil des années à des milliers d’étudiants. Son importante Introduction à la sociologie générale, publiée en trois volumes en 1969 et traduite ensuite dans plusieurs langues, constitue un éloquent témoignage de ses exceptionnelles aptitudes pédagogiques. Au lendemain de l’élection du Parti québécois, en 1976, René Lévesque a confié à Rocher et à Dumont une lourde tâche : la rédaction du Livre blanc sur la culture, lequel sera à l’origine de la Charte de la langue française et de la désormais célèbre loi 101. Les années 1970 ont ainsi vu la pratique sociologique se professionnaliser définitivement et prendre une ampleur inédite : les sociologues, jamais aussi nombreux, se sont retrouvés partout dans l’appareil public et parapublic : cégeps, syndicats, 20 120_Chapitre_01_F2.indd 20 10-03-19 09:34 première partie mouvements sociaux et organismes communautaires. Ils ont fondé des revues savantes, mais aussi des magazines culturels et sociopolitiques. En conséquence, la production sociologique a été imposante et diversifiée, et elle s’est principalement définie en rapport avec la tradition marxiste. Le portrait du Québec qui ressort de cette période mouvementée est celui d’une société opposant moins des nations que des classes sociales antagonistes. La sociologie contemporaine : entre utilitarisme et humanisme (1980-) À partir des années 1980, la société québécoise est entrée dans une nouvelle ère. D’une part, la première défaite référendaire au Québec et le puissant vent de droite qui a balayé tout l’Occident ont marginalisé les idéaux nationaliste et socialiste de libération nationale et de justice sociale. D’autre part, la révolution des droits individuels et le phénomène de la mondialisation ont remis en question le rôle de l’État et du politique dans l’organisation et l’orientation de la société. La sociologie et les sociologues n’en sont pas sortis indemnes. C’est que les sciences sociales ont pour but, comme le soulignait Dumont, d’éclairer des projets politiques et de rechercher une vérité générale sur la nature de la société et de la vie en société. Or, non seulement tout un pan de la sociologie avait-il abandonné depuis longtemps ce dessein, mais, pire encore, les conditions sociales permettant de le poursuivre étaient alors nettement défavorables. La sociologie s’est retrouvée, à l’image des sociétés occidentales, dans une période de crise. Un des symptômes les plus aigus de cette crise est la domination du caractère utilitariste de la sociologie. La sociologie renonce, en effet, à définir son objet (la « société ») et se transforme en une sorte de technologie sociale, un savoir spécialisé, efficace et « utile ». Les sociologues deviennent des ingénieurs sociaux chargés de résoudre des problèmes : le décrochage scolaire, les failles du service de santé, la violence familiale, le profilage racial, etc. Est apparu à la fin des années 1980 un second courant dit « herméneutique et critique ». L’herméneutique consiste à étudier la société à travers le discours qu’elle entretient sur elle-même. Par exemple, dans L’histoire en trop. La mauvaise conscience des souverainistes québécois (2002), Jacques Beauchemin « ne cite aucun chiffre, ni aucune réalité objective quantifiée. Il ne traite que de référence collective, de fondement éthique, de récit identitaire et de normes du vivre-ensemble » (Warren, 2006, p. 241). Par critique, on entend un questionnement moral et politique, et un retour à certaines valeurs humanistes (justice, liberté, solidarité et démocratie). Ainsi, dans Le monde enchaîné (1999), Éric Pineault analyse le discours économique d’un ensemble d’organisations internationales (Organisation de coopération et de développement économiques, Fonds monétaire international, Banque mondiale) en pourfendant une mondialisation au seul service d’une nouvelle classe dominante. Dans cette dernière perspective, il faut présenter un dernier sociologue qui a influencé les travaux de nombreux chercheurs en sciences sociales depuis la fin des années 1980 : Michel Freitag. Québécois d’origine suisse, l’auteur de Dialectique et société (1986) veut renouer avec la pensée théorique générale et synthétique qui était celle des premiers grands sociologues. « On ne peut baisser les bras devant l’exigence de penser le monde, affirme-t-il. Il n’est pas plus déplacé de vouloir comprendre la société actuelle dans sa spécificité et ses orientations historiques que ça l’était pour les classiques du xixe et du début du xxe siècle. » (Baillargeon, 1992) Freitag a donc travaillé à construire un modèle d’interprétation de l’histoire des sociétés humaines et une théorie critique des transformations des sociétés contemporaines. Plus précisément, il a élaboré une typologie des sociétés (primitive, archaïque, traditionnelle, moderne et postmoderne) et il a décrit la façon dont les sociétés assurent leur cohésion et leur reproduction dans le temps. Il en a conclu que les sociétés occidentales du xxie siècle sont engagées dans une forme inédite d’organisation sociale : la postmodernité. Michel Freitag, (1935-2009) 21 120_Chapitre_01_F2.indd 21 10-03-19 09:35 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie Dans la société postmoderne, ce n’est plus l’institution politique qui a seule la tâche de formuler des normes communes et d’orienter la société. Au cours des dernières décennies du xxe siècle, on a assisté à une érosion du pouvoir législatif de l’État et à l’émergence de puissances privées comme les corporations transnationales. Les changements ne se font plus en fonction de grands idéaux comme la justice, la liberté et l’égalité, mais en fonction d’objectifs particuliers comme la rentabilité ou l’efficacité, etc. C’est probablement la rupture la plus importante avec la société moderne. Freitag, comme Dumont, Rocher et Rioux, n’a donc pas tourné le dos au but que se sont donné les sciences sociales à l’origine : chercher à comprendre, par un effort de réflexion rationnelle, cette totalité qu’on appelle une « société ». Il tente ainsi d’infléchir les normes qui la guident afin que celles-ci ne soient pas indignes de ce que la meilleure part de l’humanité a fait de nous, êtres humains. L’application des trois perspectives théoriques : le problème de la mode En 2002, le Wall Street Journal entrevoyait le retour possible du grunge (Tkacik, 2002). Depuis 1998, le style Britney Spears — ventre exposé, mèches blondes, large ceinture, sac à main à paillettes, chaussures à semelles compensées ou baskets d’entraînement Sketchers — constituait l’une des principales modes parmi les préadolescentes et les adolescentes de la classe moyenne blanche. Or, en 2002, une nouvelle star, Avril Lavigne, a pris d’assaut le palmarès de la musique pop. Mise en nomination pour le prix Grammy de la découverte de l’année en 2003, la jeune planchiste punk de Napanee, en Ontario, affichait à 17 ans un style dépenaillé et décoiffé. Lavigne affectionne les vieux t-shirts et les maillots portés sous des chemises à carreaux et à boutons à pression du plus pur style années 70, les jeans à taille basse et les pantalons amples, qu’elle accessoirise de cravates, d’un portefeuille fixé à une chaîne et, en guise de chaussures, des baskets Converse Chuck Taylor. Le style rappelle l’allure grunge du début des années 1990, à l’époque où Nirvana et Pearl Jam faisaient les beaux jours de MTV et où Kurt Cobain régnait sur la scène musicale. Pourquoi les tendances éblouissantes de l’ère pop ont-elles cédé une part de marché au néo-grunge ? Qu’est-ce qui, en général, explique les changements de mode ? La perspective sociologique propose plusieurs points de vue intéressants sur la question (Davis, 1992). Jusque dans les années 1960, le fonctionnalisme était l’approche sociologique usuelle pour examiner les fluctuations de la mode. L’optique fonctionnaliste voyait la mécanique de la mode de la façon suivante : chaque saison, les grands couturiers de Paris, Milan, New York et Londres présentaient de nouveaux styles. Certains, parmi ces derniers, trouvaient preneurs auprès de la clientèle exclusive des maisons de haute couture. Le principal intérêt de porter des vêtements signés et hors de prix consistait, pour la clientèle riche, à se démarquer de ses concitoyens moins fortunés. La mode remplissait ainsi une fonction sociale importante. En permettant aux gens d’un autre rang social de se distinguer, la mode contribuait à préserver l’organisation sociale selon la classe. À partir du xxe siècle, cependant, la technologie a permis à l’industrie du vêtement de se moderniser, si bien que les copies à bon prix ont mis peu de temps à envahir le marché et à descendre les échelons jusqu’aux classes populaires. Il devenait donc nécessaire de renouveler fréquemment la mode afin qu’elle continue à remplir son rôle de régulateur des classes sociales. Voilà qui expliquait les fluctuations de la mode. L’analyse proposée par la théorie fonctionnaliste offrait une lecture plutôt juste du fonctionnement des modes vestimentaires jusque dans les années 1960. Or, à cette époque, la mode s’est massifiée. Paris, Milan, New York et Londres sont toujours d’importants pôles de l’industrie de la mode. Toutefois, les nouvelles modes proviennent de plus en plus des classes inférieures, des minorités raciales et des 22 120_Chapitre_01_F2.indd 22 10-03-19 09:35 première partie groupes ethniques, ou encore de personnes qui méprisent la haute couture. Les classes supérieures sont presque aussi susceptibles d’adopter des modes provenant d’à peu près n’importe où, y compris des classes inférieures. Par conséquent, la théorie fonctionnaliste n’offre plus d’explication satisfaisante aux cycles de la mode. Certains sociologues ont trouvé dans la théorie du conflit une autre vision de l’univers de la mode. Les théoriciens du conflit voient généralement dans les cycles de la mode des moyens, pour les propriétaires de l’industrie, d’engranger d’énormes profits. Les maîtres de l’industrie lancent de nouveaux styles et déclarent les vieux styles démodés parce qu’ils font plus d’argent lorsqu’une majorité de consommateurs est incitée à renouveler sa garde-robe plus souvent. De plus, les théoriciens du conflit jugent que la mode distrait les gens des nombreux problèmes sociaux, économiques et politiques qui pourraient, autrement, les inciter à exprimer leur mécontentement à l’égard de l’ordre social, voire à se rebeller. Comme les fonctionnalistes, ils croient que la mode contribue au maintien de la stabilité sociale. Contrairement à ces derniers, cependant, ils estiment que la stabilité sociale accorde des avantages aux grands industriels aux dépens, bien sûr, des autres. Les théoriciens du conflit ont raison sur un point. La mode est effectivement une énorme machine à dollars. Les propriétaires d’entreprises de mode lancent bel et bien de nouveaux styles pour faire plus d’argent. Ils ont notamment créé le Color Marketing Group (ou CMG, que les initiés associent à une mafia de la couleur), un comité dont les membres se réunissent régulièrement pour contribuer à changer la palette des préférences chromatiques pour les produits de consommation. Selon un membre du comité, le CMG veille à ce que les médias de masse, les magazines de mode, les catalogues, les foires d’exposition consacrées à l’habitation et les grandes chaînes de vêtements présentent tous les mêmes choix de couleurs (Mundell, 1993). Cela dit, le CMG et autres groupes d’influence de l’industrie de la mode ne sont pas tout-puissants. Il suffit de se rappeler Elle Woods, le personnage qu’incarnait Reese Witherspoon dans Legally Blonde, déclarant, après avoir convaincu Cameron Diaz de ne pas acheter un abominable pull angora : « Celui qui a dit que l’orangé était le nouveau rose est gravement perturbé. » Comme beaucoup de consommateurs, Elle Woods rejetait les conseils de l’industrie de la mode. D’ailleurs, certains courants lancés par l’industrie n’ont jamais percé, l’exemple le plus éloquent étant celui de la robe midi (dont l’ourlet descendait jusqu’à mi-mollet) mise sur le marché au milieu des années 1970. Malgré l’énorme campagne publicitaire dont elle a fait l’objet, la plupart des femmes ont refusé de l’acheter. Cette analyse souligne l’un des principaux problèmes que pose l’interprétation selon la théorie du conflit : elle suppose — à tort — que les décisions en matière de mode viennent d’en haut. La réalité est bien plus complexe. La mode est en partie orientée par les consommateurs. On comprend mieux cette idée en considérant le vêtement comme une forme d’interaction symbolique, une sorte de langage non verbal qui permet d’exprimer son identité et de se renseigner sur les autres. Si les vêtements parlent, le sociologue Fred Davis est sans doute celui qui, à notre époque, a le plus contribué à décoder leur langage (Davis, 1992). Selon Davis, l’identité d’une personne n’est jamais achevée. Il est vrai que la conscience de soi vient avec l’âge. Chacun en vient à se percevoir comme faisant partie d’une famille, d’une profession, d’une collectivité, d’une classe, d’un groupe ethnique et d’un pays, ou même de plusieurs pays. Chaque individu intègre des modèles de comportements et des croyances propres à chacune de ces catégories sociales. Néanmoins, ces catégories changent avec le temps, tout comme les gens le font en vieillissant et en évoluant à l’intérieur de ces groupes. Aussi l’identité fluctue-t-elle constamment. L’individu devient souvent anxieux ou incertain à l’égard de son identité. Les vêtements l’aident à exprimer son identité changeante. Par exemple, ils peuvent révéler la disponibilité sexuelle, un penchant pour le sport, une nature prudente et bien d’autres 23 120_Chapitre_01_F2.indd 23 10-03-19 09:35 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie choses ; ce faisant, ils indiquent aux autres comment l’individu souhaite être vu, de même que le type de personnes qu’il désire fréquenter. Tôt ou tard, une personne devient moins prudente, plus disponible sur le plan sexuel, etc. Son style vestimentaire risque bien de refléter ce changement en changeant lui aussi. (Bien sûr, les messages qu’une personne tente d’envoyer sont sujets à interprétation et peuvent aussi être mal compris.) L’industrie de la mode carbure à l’ambiguïté qui sommeille en chacun et déploie beaucoup d’énergie à tenter de discerner les nouveaux styles susceptibles de répondre aux besoins d’extériorisation du moment. C’est ainsi qu’en misant sur le besoin d’extériorisation qu’éprouvaient de nombreuses jeunes filles à la fin des années 1990, Britney Spears a touché une corde sensible. Au cours des dernières années, une interprétation féministe plus compatible avec l’interactionnisme symbolique est venue s’ajouter à la vision féministe traditionnelle (« Why Britney Spears Matters », 2001). Certaines féministes saluent maintenant ce girl power que les Spice Girls ont cristallisé en 1996 avec la chanson Wannabe. À leurs yeux, Britney Spears fait partie de ce mouvement. Sa musique, ses chorégraphies et sa tenue vestimentaire expriment une assurance et une confiance en soi en parfait accord avec le rôle moins soumis et plus indépendant que les filles ont décidé de s’attribuer. Les uppercuts et les coups de pied de Spears, et ses succès comme Stronger, lancé en 2000, parlent de la prise en main personnelle des jeunes femmes. À des lieues de ces prouesses physiques et musicales, des féministes croient que de nombreuses jeunes filles adorent Britney Spears parce qu’elle les aide à exprimer leur propre pouvoir social et sexuel. L’interactionnisme symbolique des interprétations féministes de la mode nous aide à voir plus clairement les ambiguïtés identitaires qui sous-tendent toute nouvelle mode. Notre analyse de la mode montre que chacune des trois perspectives théoriques — le fonctionnalisme, la théorie du conflit et l’interactionnisme symbolique — contribue à clarifier des aspects différents d’un phénomène social. Cela ne signifie pas que chaque perspective soit toujours également valide. Les interprétations découlant des diverses perspectives théoriques sont souvent incompatibles. Elles offrent des interprétations concurrentes d’une même réalité sociale. La recherche Théoriser sans faire de recherche, c’est comme peindre un portrait sans peinture. Qu’importe si vous tenez une idée spectaculaire pour réaliser le portrait, vous ne saurez jamais qu’elle vaut le coup à moins de relever vos manches et d’appliquer votre idée sur la toile. De même, les sociologues mènent des recherches pour voir comment leurs théories s’appliquent à la réalité. Les conditions sociales teintent souvent les conjectures théoriques. Pensons, par exemple, à l’influence de la Crise de 1929 sur les fonctionnalistes et à celle du radicalisme des années 1960 sur les théoriciens du conflit. Les valeurs personnelles des théoriciens entrent aussi en jeu lorsqu’ils formulent des théories. Il convient de se rappeler comment les convictions des théoriciens depuis Comte ont contribué à l’élaboration de théories. Faut-il en conclure que les théories ne sont que des spéculations subjectives ? Pas du tout. Les sociologues disposent d’une arme puissante pour se mettre à l’abri des préjugés et pour évaluer la validité de théories : la recherche scientifique. Avant d’entreprendre une recherche, les choses apparaissent rarement telles qu’elles sont vraiment. Le processus de recherche donne lieu à une sorte de valse. La subjectivité mène la danse, l’objectivité suit. Quand la danse s’achève, la vision des choses se précise. Comme en témoigne l’évolution de la pensée sociologique, les expériences subjectives améliorent souvent la connaissance sociologique objective et mènent à 24 120_Chapitre_01_F2.indd 24 10-03-19 09:35 première partie la découverte de nouveaux problèmes et de nouvelles solutions à de vieux problèmes. Reconnaître que les expériences vécues inspirent des questions précises sur l’univers social n’est pas la même chose que dire que ces questions, ou les réponses qui finissent par émerger, sont faussées. Les partis pris surgissent en l’absence d’une prise de conscience de la subjectivité. Le but de la recherche est précisément d’aider les chercheurs à prendre conscience de leurs préjugés et à soumettre des théories à l’observation systématique de l’univers social, par des expériences que d’autres chercheurs pourront répéter pour en vérifier la démarche. La recherche permet de rejeter des théories et d’en modifier d’autres, et force à en inventer de nouvelles. Après avoir présenté les principales approches théoriques en sociologie, nous voici prêts à aborder le processus de recherche. Le cycle de la recherche Idéalement, la recherche en sociologie est une démarche cyclique comprenant six étapes (figure 1.6). Les sociologues commencent par formuler une question de recherche. La question de recherche doit être énoncée de façon à ce qu’il soit possible d’y répondre par la collecte et l’analyse systématique de données sociologiques. La recherche sociologique ne permet pas de déterminer si Dieu existe ou si un système politique est meilleur que les autres. Il faut des convictions, bien plus que des preuves, pour répondre à ces questions. La recherche sociologique peut cependant déterminer pourquoi certaines personnes ont plus la foi que d’autres, de même qu’elle peut cerner le système politique qui offre le plus de possibilités de faire des études supérieures. Il faut des données, bien plus que de la foi, pour répondre à ces questions. La deuxième étape consiste à relire les rapports de recherche existants. Les chercheurs doivent formuler leurs questions de recherche à la lumière des débats et des découvertes que d’autres sociologues ont déjà faits. Pourquoi ? Parce que la lecture de comptes rendus de recherche pertinents permet aux chercheurs de préciser leurs questions initiales et leur évite de refaire ce qui a déjà été fait. Le choix de la technique est la troisième étape du cycle de la recherche. Chaque technique de collecte de données comporte des forces et des faiblesses. Par conséquent, 1. Formulation de la question 6. Compte rendu des résultats 2. Révision des comptes rendus de recherches existants 5. Analyse des données 3. Choix de la technique de recherche 4. Collecte des données FIGURE 1.6 Le cycle de la recherche 25 120_Chapitre_01_F2.indd 25 10-03-19 09:35 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie chaque technique convient davantage à l’étude de problèmes de natures différentes. Les chercheurs doivent, lorsqu’ils choisissent une technique, tenir compte de ces forces et de ces faiblesses. Durant la quatrième étape du cycle de la recherche, les chercheurs collectent des données en observant des sujets, en ayant des entretiens avec eux, en lisant des documents qui les concernent ou qu’ils ont produits, etc. Pour de nombreux chercheurs, cette étape est la plus passionnante du cycle parce qu’elle les place au cœur de l’intrigante réalité sociologique, celle-là même qui les fascine tant. D’autres chercheurs voient dans l’analyse des données, la cinquième étape du cycle de la recherche, l’étape la plus difficile. L’analyse des données peut révéler des choses que tout le monde ignorait jusque-là. À cette étape, les données recueillies et analysées confirment certaines attentes et en réduisent d’autres à néant, obligeant ainsi les chercheurs à réfléchir différemment à des questions déjà étudiées, à revoir la documentation théorique et les comptes rendus de recherche, et à renoncer à certaines idées de prédilection. La recherche ne rend pas service à la communauté des sociologues ni à la société en général si les chercheurs n’accomplissent pas la sixième étape, qui est la publication des résultats dans un compte rendu, une revue scientifique ou un livre. La publication remplit une autre fonction importante : elle permet à d’autres sociologues de scruter et de critiquer la recherche. Cette démarche permet de corriger des erreurs et de formuler de nouvelles questions plus raffinées en vue de la prochaine recherche. La science est une activité sociale régie par des règles bien définies, sous la surveillance de la communauté scientifique. poUr maiNteNir Le cap Les fondateurs de la sociologie ont développé leurs idées pour contribuer à résoudre la grande énigme sociologique de leur époque : les causes et les conséquences de la révolution industrielle. ce constat soulève deux questions intéressantes : quelles sont les grandes énigmes sociologiques de notre époque ? comment les sociologues d’aujourd’hui relèvent-ils les défis que présente le contexte social dans lequel nous vivons ? La suite de cet ouvrage a pour objectif de répondre à ces questions. nous aurions tort de supposer que les recherches des dizaines de milliers de sociologues partout dans le monde ne sont motivées que par quelques enjeux clés. vue de plus près, la sociologie d’aujourd’hui est une entreprise animée de centaines de débats théoriques, certains portant sur des enjeux pointus associés à des secteurs particuliers ou à des régions précises, alors que d’autres s’attardent sur de grands enjeux caractéristiques, semble-t-il, de l’époque historique que vit l’humanité. deux grands enjeux se distinguent particulièrement. Les plus grandes énigmes d’aujourd’hui sont probablement les causes et les conséquences de la révolution postindustrielle et de la mondialisation. La révolution postindustrielle est la transition provoquée par la technologie du travail en usine vers le travail de bureau, et les conséquences de ce changement sur presque toutes les activités humaines (Bell, 1973 ; toffler, 1990). par exemple, dans la foulée de la révolution postindustrielle, les emplois non manuels sont maintenant plus nombreux que les emplois manuels, et les femmes ont accédé en grand nombre aux études supérieures et au travail rémunéré. ce changement a transformé le travail, les études, le niveau de vie, la famille et bien d’autres choses. par ailleurs, la mondialisation est le processus par lequel des économies, des états-nations et des 26 120_Chapitre_01_F2.indd 26 10-03-19 09:35 première partie cultures auparavant distincts deviennent liés, et par lequel des peuples prennent de plus en plus conscience de leur interdépendance grandissante (Giddens, 1990 ; Guillén, 2001). Au cours des dernières décennies, particulièrement, l’augmentation rapide des échanges commerciaux, des communications et des voyages internationaux a mis un terme à l’isolement et à l’indépendance de la plupart des pays et des peuples. Le développement de nombreuses institutions qui lient les grandes sociétés, les entreprises et les cultures contribue aussi au phénomène de mondialisation. Ces processus ont amené les gens à dépendre plus que jamais de gens d’autres pays pour obtenir des produits, des services, des idées, voire une identité. De l’avis de certains sociologues, la mondialisation et l’ère postindustrielle laissent entrevoir d’excitantes promesses d’amélioration de la qualité de vie et d’accroissement de la liberté individuelle. Or, ces mêmes sociologues observent aussi de nombreuses barrières structurelles à la concrétisation de ces promesses. On peut représenter les promesses et les barrières au moyen d’une boussole dotées de quatre pôles, tel qu’on l’illustre à la figure 1.7. Chacun des axes de la boussole oppose une promesse et la barrière à sa réalisation. L’axe vertical oppose la promesse de l’égalité des chances à la barrière de l’inégalité des chances. L’axe horizontal oppose quant à lui la promesse de la liberté à la barrière de la contrainte. Examinons ces axes en détail puisque l’essentiel de notre propos des prochains chapitres y a trait. Égalité des chances Contrainte Liberté Inégalité des chances FIGURE 1.7 Les pôles sociologiques L’égalité des chances contre l’inégalité Les optimistes prédisent que l’ère postindustrielle offrira aux gens de meilleures chances de trouver un emploi créatif, intéressant, stimulant et gratifiant. De plus, elle favorisera une plus grande égalité des chances, c’est-à-dire une chance accrue pour tous de s’instruire, d’influencer les politiques gouvernementales et de trouver un bon emploi. Les prochains chapitres fournissent des preuves à l’appui de ces prétentions. Par exemple, nous montrons que le niveau de vie moyen et le nombre de bons emplois augmentent dans les sociétés postindustrielles comme le Canada. Les femmes prennent leur place dans l’économie, le système éducatif et les autres institutions. Les 27 120_Chapitre_01_F2.indd 27 10-03-19 09:35 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie sociétés postindustrielles se caractérisent par un déclin de la discrimination à l’égard des minorités ethniques alors que la démocratie se répand dans le monde. Les personnes vivant dans une pauvreté extrême représentent un pourcentage de plus en plus faible de la population mondiale. Or, la lecture de cet ouvrage permet de constater que toutes ces présumées bonnes nouvelles ont un sombre revers. Par exemple, il semble bien que le nombre d’emplois routiniers mal rémunérés et dépourvus d’avantages augmente plus rapidement que le nombre d’emplois créatifs et bien rémunérés. Au Québec, le fossé entre les plus riches et les plus pauvres s’est creusé au cours des dernières décennies. Sur le plan des perspectives d’avenir, un abîme sépare encore les hommes et les femmes. Le racisme et la discrimination demeurent très présents dans le monde. De même, à l’échelle mondiale, le nombre absolu de personnes vivant dans la plus grande pauvreté continue d’augmenter, tout comme se creuse le fossé qui sépare les pays riches et les pays pauvres. De nombreuses personnes attribuent les plus grands maux de la planète à la mondialisation. Elles ont formé des organismes et des mouvements — dont le mouvement « altermondialiste » — pour s’y opposer. Bref, l’égalité des chances est sans aucun doute un idéal attirant, mais rien n’indique qu’elle est la conséquence incontournable d’une société postindustrielle mondialisée. La liberté individuelle contre la contrainte Le même constat s’applique à l’idéal de liberté. À une autre époque, la plupart des gens conservaient leurs identités religieuse, ethnique et sexuelle toute la vie, même s’ils n’étaient pas tout à fait à l’aise avec elles. Ils demeuraient souvent dans des relations qui les rendaient malheureux. L’un des principaux thèmes de cet ouvrage a trait au fait que de nombreuses personnes sont maintenant plus libres de construire leur identité et de former des groupes sociaux qui leur conviennent. Plus que jamais, il est possible à un individu de choisir les personnes qu’il souhaite fréquenter, celles avec qui il souhaite s’associer et la façon de le faire. L’ère postindustrielle et mondialisée libère les gens des contraintes traditionnelles en favorisant la communication instantanée et mondiale, la migration internationale, une plus grande acceptation de la diversité sexuelle, une variété de modèles familiaux, le développement de grandes villes cosmopolites, etc. Autrefois, par exemple, les gens restaient généralement dans une union même s’ils en étaient insatisfaits. Les familles se composaient souvent d’un père salarié et d’une mère qui élevait les enfants et tenait la maison sans salaire. Aujourd’hui, les gens se sentent plus libres de mettre un terme à une union malheureuse et de créer des structures familiales correspondant davantage à leurs besoins individuels. À nouveau, cependant, il faut tenir compte des aspects moins réjouissants de l’ère postindustrielle et de la mondialisation. Par exemple, n’y a-t-il pas danger que cette liberté individuelle prenne la forme d’un individualisme antisocial, c’est-à-dire un individualisme qui fait de l’individu « le maître d’œuvre d’une stratégie d’autoréalisation dont la société n’est plus que le décor » (Beauchemin, 2004, p. 29) ? De plus, dans plusieurs chapitres de cet ouvrage, nous soulignons à quel point cette plus grande liberté n’est possible qu’à l’intérieur de certaines limites, et comment la forte pression vers la conformité dans certaines sphères de notre vie limite la diversité sociale. Par exemple, le choix de produits de consommation offerts est plus vaste que jamais, mais la consommation elle-même apparaît de plus en plus comme un mode de vie compulsif. C’est en outre un mode de vie qui menace l’environnement naturel. Les grandes bureaucraties impersonnelles et les produits et services standardisés déshumanisent le personnel comme la clientèle. Les goûts personnels, mais surtout la quête de profits des grands empires médiatiques, dont la plupart appartiennent à des intérêts étatsuniens, gouvernent la majeure partie de 28 120_Chapitre_01_F2.indd 28 10-03-19 09:35 première partie la consommation culturelle, et il n’est pas erroné de dire qu’ils menacent la survie de cultures nationales distinctes. Comme l’illustrent ces exemples, la pression vers la conformité va à l’encontre de la tendance en faveur d’une plus grande diversité sociale. Et vous dans tout ça ? Ce survol des thèmes abordés dans cet ouvrage renforce l’idée selon laquelle nous vivons une ère suspendue entre d’extraordinaires possibilités et une catastrophe mondiale (Giddens, 1987). Il faut composer avec une kyrielle d’enjeux environnementaux, de profondes inégalités de richesse entre les pays et les classes, des actes de violence motivés par la religion ou l’appartenance ethnique et des problèmes non résolus au chapitre des relations entre hommes et femmes, et tous affectent profondément la qualité de vie. D’aucuns pourraient, devant ces problèmes complexes, céder au désespoir et à l’apathie, mais les êtres humains ne choisissent habituellement pas cette avenue. Si leur nature leur dictait de désespérer, ils seraient encore assis à demi nus dans la boue, à l’entrée d’une grotte. Les êtres humains ont davantage tendance à chercher comment ils peuvent améliorer leur sort, et cette période de l’histoire humaine fourmille de possibilités de le faire. L’humanité a, par exemple, atteint un stade où elle peut, pour la première fois, nourrir et éduquer toute la population de la planète. De même, il semble maintenant possible de réduire certaines des inégalités qui ont toujours été les principales sources de conflit. La sociologie est de bon conseil à cet égard, car elle constitue bien plus qu’un exercice intellectuel ; elle est aussi une science appliquée qui trouve des usages pratiques au quotidien. Les sociologues enseignent à tous les niveaux, de l’école secondaire à l’université. Ils font des recherches pour les gouvernements locaux, provinciaux ou territoriaux et fédéraux, mais aussi pour les collèges et les universités, les entreprises, le système de justice pénale, les firmes de sondage de l’opinion publique, les corporations d’affaires, de conseil en gestion, les syndicats, les centres de services sociaux, les ONG internationales et les firmes privées de recherche et d’essais. En outre, ils participent souvent, au sein des gouvernements et des sociétés, à la formulation de politiques publiques et à la création de lois et de réglementations. Les sociologues sont habilités à le faire parce qu’ils sont formés non seulement à observer ce qui est, mais aussi à envisager ce qui pourrait être. Aussi, voyez donc cet ouvrage comme une invitation à explorer les possibilités que renferme votre société, et aussi vos propres possibilités. Il ne contient pas de réponses simples. Cependant, nous sommes convaincus qu’en acceptant de réfléchir aux questions lancées dans ces pages, vous constaterez que la sociologie peut vous aider à trouver votre place dans la société et à voir comment vous pouvez contribuer au changement social. En quelques mots 1 Durkheim a observé que le suicide apparaît comme un acte antisocial et asocial que les gens essaient souvent, en vain, d’expliquer par la psychologie. À l’opposé, il a montré que les taux de suicide sont influencés par le degré d’intégration sociale des groupes dont les gens font partie. Cette argumentation suggère qu’un monde social distinct influe sur le comportement humain. 2 La perspective sociologique analyse les trois niveaux de structures sociales : les microstructures, les macrostructures et les structures globales. 29 120_Chapitre_01_F2.indd 29 10-03-19 09:35 chapitre 1 Maintenir le cap grâce à la sociologie 3 La sociologie présente trois grandes traditions théoriques. Le fonctionnalisme analyse la façon dont les macrostructures soutiennent l’ordre social. La théorie du conflit se penche sur les mécanismes de maintien et de contestation des inégalités sociales. L’inter­ac­tion­ nisme symbolique examine les mécanismes d’interprétation en jeu lorsque les gens com­ muniquent dans les microstructures sociales. 4 L’essor de la sociologie découle des révolutions scientifique, démocratique et industrielle, et a eu plusieurs influences. La révolution scientifique a amené l’idée que toute conclusion solide sur les mécanismes de la société doit reposer sur des preuves tangibles plutôt que sur des conjectures. La révolution démocratique a permis de voir que les gens ont la responsabilité d’organiser la société et que l’intervention humaine peut par conséquent résoudre des problèmes sociaux. La révolution industrielle a engendré une gamme de problèmes sociaux aussi graves qu’inédits, qui ont attiré l’attention de nombreux théoriciens sociaux. 5 De grandes étapes et de grands auteurs ont marqué l’histoire de la sociologie au Québec. La sociologie doctrinale des pionniers, qui faisait la promotion d’un ordre social catholique (1920-1945), a préparé l’institutionnalisation de la sociologie dans l’université de l’AprèsGuerre (1945-1960). La première génération de sociologues, formés dans des universités américaines ou européennes, dont Jean-Charles Falardeau, Fernand Dumont, Guy Rocher et Marcel Rioux, a joué un rôle de premier plan dans la modernisation du Canada français devenu, avec la Révolution tranquille (1960-1970), la société québécoise. Les années 1970 ont été marquées par l’émergence d’une sociologie marxiste davantage orientée sur la question des classes sociales que sur celle de l’indépendance nationale. Enfin, la dernière période, qui s’échelonne du début des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, est caractérisée par l’existence de deux grands courants. Le premier, dit « utilitariste », réduit la sociologie à une sorte de technologie sociale (un savoir spécialisé, efficace et « utile ») et transforme plus que jamais les sociologues en ingénieurs sociaux chargés de résoudre des problèmes de l’« environnement social ». Le second, dit « herméneutique et critique », étudie la société sous l’angle du discours qu’elle entretient sur elle-même et cherche à renouer avec certaines valeurs humanistes en s’opposant à l’ordre libéral. Enfin, l’œuvre de Michel Freitag a influencé les travaux d’un nombre important de chercheurs en sciences sociales. 6 La recherche en sociologie comporte une dimension subjective. Toutefois, la dimension subjective de la démarche de recherche n’est pas moins importante que sa dimension objective. La créativité et la motivation à étudier de nouveaux problèmes selon de nouveaux points de vue naissent des passions et des champs d’intérêt des chercheurs. 7 La sociologie d’aujourd’hui se concentre sur les causes et les conséquences de l’ère postindustrielle et de la mondialisation. La révolution postindustrielle est le passage de l’industrie manufacturière à l’industrie des services, initié par les technologies. La mondialisation est le processus par lequel des économies, des États-nations et des cultures auparavant séparés deviennent liés les uns aux autres, et par lequel les peuples prennent de plus en plus conscience de leur interdépendance grandissante. Les tensions entre l’égalité et l’inégalité des chances, d’une part, et entre la liberté et la contrainte, d’autre part, comptent aujourd’hui parmi les principaux champs d’intérêt de la sociologie. Mots clés anomie (p. 10) conscience de classe (p. 17) éthique protestante (p. 17) antisocial (p. 5) corporations transnationales (p. 22) fonctionnalisme (p. 15) asocial (p. 5) critique (p. 21) herméneutique (p. 21) 30 120_Chapitre_01_F2.indd 30 10-03-19 09:35 première partie imagination sociologique (p. 12) microstructures (p. 12) sociologie (p. 3) institutions sociales (p. 19) mondialisation (p. 26) structures globales (p. 12) intégration sociale (p. 6) patriarcat (p. 12) structures sociales (p. 12) intelligentsia (p. 19) recherche scientifique (p. 24) suicide altruiste (p. 7) révolution industrielle (p. 14) suicide égoïste (p. 7) révolution postindustrielle (p. 26) théorie du conflit (p. 16) interactionnisme symbolique (p. 18) lutte des classes (p. 16) macrostructures (p. 12) suicide anomique (p. 7) Poursuivre la réflexion 1 Vous avez appris dans ce chapitre comment les variations sur le plan de l’intégration sociale influent sur le taux de suicide. Selon vous, quel effet ces variations ont-elles sur d’autres aspects de la vie sociale, comme les comportements criminels et les soulèvements politiques ? 2 Une science de la société peut-elle exister ? Si votre réponse est oui, quels sont ses avantages sur le bon sens ? Quelles sont ses limites ? 3 Quelle relation la subjectivité et l’objectivité entretiennent-elles dans la recherche sociologique ? 4 Croyez-vous que les promesses de liberté et d’égalité se concrétiseront au cours du présent siècle ? Pourquoi ? 31 120_Chapitre_01_F2.indd 31 10-03-19 09:35