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sociale et historique. Cependant, la mise en relation du mot travail avec le contenu précédent n’est pas
considérée comme universelle. Ainsi, Marie-Noëlle Chamoux1 énumère de nombreux cas montrant que la
notion de travail est absente dans certaines sociétés ou a un contenu différent de celui de nos sociétés
modernes, mais il est tout de même remarquable de constater que tous les exemples qu’elle cite indiquent
que les différentes sociétés possèdent un terme du langage associé soit à la production des moyens de
subsistance, soit à l’utilisation de techniques, soit encore à une peine, un effort, ou bien à la réunion de
deux ou trois de ces catégories. Dans ce cas, sans nier la nécessité de relativiser l’ethnocentrisme de la
notion de travail, il y a quelques raisons de considérer le fait de produire, pris en lui-même, abstraction
faite des conditions sociales et historiques de sa réalisation, comme anthropologique. Remarquons que
notre langue a perdu en précision puisque, à côté du résultat du travail (opus), les Latins distinguaient
l’activité elle-même (opera) et la forme dominante de travail à l’époque qui était soit agricole soit militaire
pour les hommes soit l’accouchement pour les femmes (labor). Notre terme travail s’est-il simplement
appauvri ou bien symbolise-t-il l’abstraction que la société moderne a fait subir à la partie du temps de vie
que nous consacrons à la production de nos conditions matérielles d’existence, en réduisant ses facettes à
l’une d’entre elles? Poser cette question revient à montrer que le travail sous sa forme moderne du salariat
a été apporté par le capitalisme industriel: le travail entendu comme la forme dominante de l’activité
nécessaire est de ce point de vue une catégorie historique. André Gorz dit: «Le moderne concept de travail
représente (...) une catégorie socio-historique, non une catégorie anthropologique.»2 En effet, ce travail-là
a été inventé par le capitalisme à partir du moment où l'activité productive humaine a cessé d'être privée et
soumise aux nécessités naturelles. «Ce qui s’est passé au XIX° siècle n’est pas autre chose que
l’invention du travail»3 écrit également Dominique Méda, à qui Danièle Blondel4 reproche pourtant de
n’avoir pas compris que Polanyi avait montré que l’invention du capitalisme avait été le marché du travail
et non le travail lui-même. Peut-on trancher le débat? Si l’on distingue l’activité productive elle-même et le
rapport social dans lequel elle s’exerce, l’invention du travail dont parlent Gorz et Méda n’est pas autre
chose que l’invention du marché du travail décrite par Polanyi. Pour ce dernier, le fait de considérer le
travail comme une marchandise est une fiction qui a permis justement d’organiser le marché du même
nom.5 Cependant, si l’on considère qu’à chaque époque historique il n’est pas possible de séparer
l’activité et le rapport social qui lui permet d’exister, alors, par analogie avec le capital comme rapport
social, le travail est lui-même un rapport social, le même d’ailleurs que le précédent.6
1. CHAMOUX, 1994. A l’appui de sa thèse, on peut lire aussi FREYSSENET, 1994.
2. GORZ, 1991, p. 113.
3. MEDA, 1994, p. 336.
4. BLONDEL, 1995.
5. POLANYI, 1983, chapitre 6 dont le titre est explicite: «Le marché autorégulateur et les marchandises fictives: travail,
terre et monnaie»; essentiellement p. 106-108.
6. Dominique Méda utilise également la notion de travail comme rapport social mais sans jamais la relier à son alter ego, le
capital comme rapport social. Cela est significatif de tout un courant de pensée qui demeure en fait au seuil d’une véritable