L`économie des maladies chroniques : arguments en faveur d`une

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Depuis quelque temps, on parle beaucoup du coût élevé des
maladies chroniques comme le diabète : les maladies chroni-
ques vont ‘faire sauter la banque, imposer des coûts énormes
à des systèmes de santé jà sous pression et, très probable-
ment, freiner la croissance dans les pays en développement.
Cependant, ces bats économiques éclipsent souvent la
souffrance des personnes atteintes de maladies chroniques.
Dans cet article, David Stuckler explique comment les argu-
ments économiques au-de des consirations purement
financières peuvent aider à convaincre lescideurs poli-
tiques denvisager la prévention et le contrôle des maladies
chroniques comme une priorité de san publique, et damé-
liorer lefficacité des mesures prises. Lauteur utilise des exem-
ples simples pour expliquer les causes et les conséquences
économiques des maladies chroniques et les arguments en
faveur dune intervention, et démontre comment le point de vue
économique peut contribuer à appuyer des mesures globales
contre les maladies chroniques.
Léconomie des maladies
chroniques : arguments
en faveur dune
intervention publique
David Stuckler
Prenons un cas hypothétique de maladie
chronique dans le Midwest américain tou-
chant un ouvrier d’âge mûr, issu de la classe
moyenne inférieure – Eli Peterson.
Pendant 20 ans, Eli a travaillé sur une
ligne de production automobile. Son tra-
vail impliquait des déplacements répétitifs
constants, qui ont entraîné petit à petit une
série de problèmes physiques. En raison
du manque d’activité physique associé à
son travail, Eli a développé une surcharge
pondérale vers l’âge de 30 ans ; à 36 ans,
son médecin l’a mis en garde contre les
risques de développer un diabète de type 2
du fait de ce gain de poids croissant. Eli
n’est pas parvenu à modifier efficacement
son mode de vie : les problèmes muscu-
losquelettiques provoqués par son travail
rendaient l’exercice physique difficile ;
étant donné ses longues journées de travail
et ses responsabilités familiales, il mangeait
souvent en dehors de chez lui ; et son bas
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dans le domaine de la santé publique doi-
vent passer par les canaux économiques
en ciblant le prix, la disponibilité et la
promotion des aliments cardioprotecteurs ;
en encourageant les populations à limiter
l’utilisation des véhicules motorisés ; et en
faisant la promotion de l’activité physique
chez les jeunes et en trouvant un moyen
de tenir compte de l’activité physique sur
les lieux de travail.
Les conséquences économiques
Les soins dont Eli avait besoin insuline,
matériel de test et autres fournitures du dia-
bète, dialyse, chirurgie invasive, suivi à long
terme – ont entraîné des coûts directs. Les
frais sont élevés et à vie. Mais il existe éga-
lement des coûts indirects : baisse de ren-
dement au travail et jours de travail perdus
pour cause de maladie. Face au manque
d’implication de leur père, les priorités à
long terme des enfants d’Eli ont changé et
leurs chances de réussite professionnelle et
de bien-être économique en ont pâti.
Ces frais individuels peuvent s’additionner
aux frais collectifs importants qui freinent la
productivité d’un pays en limitant la main
d’œuvre disponible, en engloutissant le
rendement du capital investi dans l’édu-
cation et en influençant les comportements
en matière d’investissement et d’épargne. Il
reste toutefois de nombreuses interrogations
concernant l’importance de ces coûts, les
possibilités de les éviter et les économies
qui pourraient être réalisées en arrivant à
prévenir les maladies chroniques.
Une approche souvent utilisée pour éva-
luer la charge économique des maladies
consiste à réaliser des études du coût de
la maladie, qui visent à estimer le coût
d’une maladie à un moment précis et qui
produisent souvent des chiffres énormes,
décourageants. Si ces études attirent l’at-
salaire lui permettait difficilement d’opter
pour des choix sains.
Quelques années plus tard, un diabète de
type 2 a été diagnostiqué et sa santé a
commencé à se dégrader. Heureusement,
l’assurance maladie d’Eli couvrait les inter-
ventions médicales, qui sont devenues de
plus en plus fréquentes et invalidantes au
cours des années suivantes. L’insuffisance
rénale a nécessité une dialyse régulière et
des troubles de la circulation ont entraîné
l’amputation de plusieurs orteils. Eli a com-
mencé également à perdre la vue, le pri-
vant de son indépendance et de son travail.
Rapidement, l’épouse d’Eli a été contrainte
de quitter son travail pour prendre soin
d’Eli, obligeant leurs enfants à travailler
pour compenser la perte financière.
Le passage à une
production technologique
et intellectuelle entraîne
une diminution de
l’activité physique.
Les causes économiques
Même si Eli était peut-être prédisposé au
diabète d’un point de vue génétique, les
facteurs biomédicaux et le style de vie
n’expliquent pas pourquoi tant de person-
nes comme Eli deviennent physiquement
inactifs, adoptent de mauvaises habitudes
alimentaires et développent le diabète.
En fait, les facteurs socioéconomiques ont
exposé Eli à un risque disproportionné de
développer une maladie chronique. Son
travail, par exemple, comportait un risque
de développer une maladie chronique. Il
y a cinquante ans, quelqu’un comme Eli
aurait probablement travaillé dans l’agri-
culture ; dans les prochaines années, les
personnes comme Eli travailleront dans
un bureau et s’occuperont de la gestion
de bases de données ou de répondre au
téléphone. Le passage de la production
agricole à l’industrialisation et la produc-
tion technologique et intellectuelle entraîne
une diminution de l’activité physique. Il est
important de souligner que cette transfor-
mation se produit dans des pays en déve-
loppement à faibles et moyens revenus.
En outre, les choix alimentaires sont souvent
profondément influencés par des facteurs
socioéconomiques. Les fruits et les légumes
sont moins nourrissants et plus chers que
les aliments traités riches en graisses et en
sucres qui contiennent également beaucoup
de sel et peu de nutriments essentiels. Pour
de plus en plus de familles dont les parents
travaillent, les fast-foods constituent une
alternative bon marcà la cuisine maison.
Cependant, ce changement nutritionnel
joue un rôle déterminant dans l’évolution du
profil des maladies à l’échelle mondiale.
Dans l’environnement d’Eli, les ressources
financières étaient insuffisantes pour in-
vestir dans un aménagement urbain sain
proposant des voies conviviales pour les
piétons et les cyclistes et des espaces verts
pratiquer une activité physique. En fait,
l’insécurité présente dans de nombreuses
zones urbaines empêche les gens de sortir
de chez eux.
Les interventions préventives
doivent passer par des
canaux économiques
pour traiter les facteurs
économiques associés aux
maladies chroniques.
Pour Eli, la mauvaise alimentation, l’inacti-
vité physique et le diabète de type 2 étaient
les manifestations d’un environnement éco-
nomique néfaste. Si les maladies chroni-
ques trouvent leur origine dans des facteurs
économiques, les interventions préventives
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aspects économiques des maladies chroni-
ques n’ont pas été au centre des préoccupa-
tions du financement des soins de santé.
En outre, divers coûts liés aux interventions
ne sont pas étudiés du tout dans le cadre
de la santé publique. Dans le cas du tabac,
on s’attendait à ce que l’industrie subisse
le coût des interventions de santé publique
visant à réduire le tabagisme. Reste à dé-
montrer si les interventions sur les causes
économiques de l’obésité (par exemple
lier les taxes à la valeur nutritionnelle) ac-
cableraient les entreprises qui produisent
et commercialisent des aliments traités et
des boissons potentiellement néfastes ; les
exigences d’un bénéfice financier seraient
alors susceptibles de l’emporter sur les
bénéfices potentiels de la prévention.
tention sur les maladies chroniques en tant
que problème social et permettent de mettre
en évidence les coûts croissants, elles ne
provoquent pas de réaction significative de
la part des secteurs non liés à la santé.
Une autre approche consiste à utiliser une
analyse de régression pour quantifier l’effet
d’une maladie chronique sur différentes
données économiques. Cette analyse peut
se faire à différents niveaux : individuel,
communautaire et national. Les modèles
de régression ont comme constante les
possibles facteurs de confusion de la rela-
tion entre les maladies chroniques et leurs
conséquences économiques putatives et
permettent d’identifier aussi bien les coûts
directs que les coûts indirects. La combi-
naison des conclusions des analyses de
régression et des données sur les bienfaits
potentiels de la prévention des décès préco-
ces devrait motiver les décideurs politiques
par rapport aux montants maximums qui
pourraient être épargnés.
Jusqu’ici, l’économie des
maladies chroniques
n’a pas été au centre
des préoccupations
du financement des
soins de santé.
Toutefois, pour que l’estimation des éco-
nomies potentielles soit réaliste, les coûts
de l’intervention doivent être mesurés. Les
interventions à l’échelle de la collectivité
sont conçues de façon à tenir compte des
conséquences économiques, or jusqu’ici les
Une mauvaise alimentation et le sédentarisme sont des manifestations d’un environnement économique néfaste.
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La logique économique
Certains se poseront en ardents défen-
seurs du ‘choix personnel’, insistant sur le
fait que la consommation de tabac relève
d’un choix personnel et qu’en cherchant à
contrôler le tabagisme, la santé publique
prive les individus de leur capacité à se
rendre heureux.
Aussi fallacieux que soit cet argument,
une réaction s’impose : l’accentuation
du risque de développer des maladies
chroniques brise systématiquement le lien
entre les choix individuels et le bien-être
individuel, entraînant un dysfonctionnement
du marché. Ce phénomène se produit par
exemple lorsque le choix d’un individu a
un impact sur quelqu’un d’autre, comme
dans le cas du tabagisme passif. Un autre
exemple concerne l’accès à l’information.
Un déséquilibre net et puissant se produit
lorsque certains groupes ont accès à des
informations inaccessibles pour d’autres,
ou lorsqu’un groupe de personnes ne peut
utiliser efficacement les informations mises
à sa disposition, comme dans le cas de
l’étiquetage des aliments.
Ces arguments, d’une façon ou d’une autre,
ont été soulevés dans le cas du tabagisme
et jouent un rôle essentiel pour insuffler
le changement. Pour être complets, les
arguments en faveur d’une intervention
doivent mettre en évidence le fait que les
coûts peuvent être évités en les associant à
un type de dysfonctionnement du marché et
en proposant une intervention qui corrige
ce dysfonctionnement.
Une nouvelle démarche
à construire
Une équipe soignante s’inquiète de la
hausse des taux de diabète dans une
communauté rurale d’Inde. Une stratégie
possible consiste à rassembler les argu-
ments relatifs au coût du diabète pour la
collectivité et à les présenter aux organes
de financement publics. Des enquêtes peu-
vent aider à évaluer le coût du diabète pour
l’économie, en établissant des liens entre
le diabète et la situation économique – le
chômage, l’épargne en tant que mesure
de productivité, l’éducation, les habitudes
de consommation, etc. Les performances
économiques d’un quartier par rapport à
d’autres de la même région peuvent être
associées avec les niveaux de diabète
pour démontrer combien le diabète peut
freiner le progrès. Même chose au niveau
des régions et des pays.
Idéalement, des interventions seraient possi-
bles, notamment basées sur des expériences
sur la modification du prix des fruits et des
légumes, dans la lignée des mécanismes
de contrôle des prix. A l’instar des essais
cliniques aléatoires, ces études pourraient
révéler l’effet avant/après de l’augmen-
tation ou la diminution des prix ou de la
disponibilité des facteurs de risque liés au
style de vie, leur impact sur le diabète et
enfin les conséquences pour l’économie.
En économie, des termes
financiers sont utilisés
pour comprendre comment
maximiser le bonheur et le
bien-être d’une personne.
Nous devons également être prêts à recon-
naître que les maladies chroniques ne sont
pas vraiment en train de faire exploser la
banque mais plutôt en train de miner le
bien-être de nos populations. Au-delà de
l’argent, l’économie traite des moyens de
résoudre les problèmes de pénurie c’est-
à-dire des ressources insuffisantes par rap-
port au nombre de demandes. Pour faciliter
le choix entre ces compromis délicats, cette
discipline utilise des termes financiers pour
David Stuckler
David Stuckler est associé de recherche
auprès du département de Sociologie de
l’Université de Cambridge et membre du
King’s College, Londres, Royaume-Uni.
comprendre comment maximiser l’utilité,
c’est-à-dire le bonheur et le bien-être d’un
individu. De ce point de vue, une bonne
partie des coûts psychologiques et de
la souffrance des personnes atteintes de
maladies chroniques peuvent être mieux
pris en compte (par exemple par le biais
de mesures alternatives de la charge des
maladies, comme les années de vie sans
invalidité et la qualité de vie). Les études
qui ont tenté de prendre cela en compte ont
révélées que l’augmentation des dépenses
dans la lutte contre les maladies chroniques
se justifiait en termes de bonheur général
acquis pour la population. Toutefois, en
attendant la mise en place d’outils per-
mettant de mieux comprendre ces ‘coûts’
et la volonté politique de construire une
société basée sur ces éléments, les mesures
financières devront suffire.
Conclusion
Les travailleurs du secteur de la santé pu-
blique doivent être attentifs à une série de
variables de nature économique. Nous
disposons de connaissances épidémiologi-
ques solides sur le diabète. Nous avons à
présent besoin de connaissances économi-
ques pour concevoir des interventions qui
traiteront les causes socioéconomiques pre-
mières des maladies chroniques et apporte-
ront des arguments convaincants en faveur
de ces interventions à tous les niveaux de
pouvoir : local, national et mondial.
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