Jérôme Blanc1
RESPONSABILITÉ SOCIALE DES ENTREPRISES
ET ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE!:
DES RELATIONS COMPLEXES
Version publié dans Economies et Sociétés, « Responsabilité sociale des
entreprises et économie sociale et solidaire : des relations complexes », tome XLII, n°1,
série W - dynamique technologique et organisation, n°10, janvier 2008, pp. 55-82.
Résumé
Ce texte analyse les rapports entre la dynamique très récente de responsabilité
sociale des entreprises (RSE) et celle, plus ancienne mais rénovée, de l’économie
sociale et solidaire (ESS). Le lien a été affirmé avec force par des organisations
internationales représentatives de l’économie sociale, ainsi que dans le cadre du Forum
multipartite lancé par la Commission européenne en 2002. Un examen des statuts des
organisations d’économie sociale révèle en quoi celle-ci dispose d’une avance
indéniable dans plusieurs domaines couverts par les démarches de RSE. Ces dernières
ont aussi stimulé en retour une régénération de l’ESS via les travaux sur l’utilité sociale
et des méthodes d’évaluation interne spécifiques. Enfin, ONG et fondations sont de plus
en plus présentes comme stimulants mais aussi comme outils de RSE, ce qui concourt à
faire évoluer le modèle français d’économie sociale et solidaire. Tout cela donne à voir
des relations ambiguës entre RSE et ESS.
Abstract : Corporate Social Responsibility and Social and
Solidarity-based Economy: complex relationships
This text analyzes the relationships between the very recent dynamics of
Corporate Social Responsibility (CSR) and that, older but renovated, of Social and
Solidarity-based Economy (SSE). The link was stated positively by international
organisations representing Social economy, and during the European Multi-stakeholder
Forum launched by the European Commission in 2002 as well. An examination of
statuses shows at what extent Social Economy is undoubtedly ahead in several domains
covered by CSR processes. As a return, these processes stimulated a regeneration of
SSE, through works on social utility and specific internal evaluation methodologies.
Lastly, NGOs and foundations increasingly exist as stimulation of, as well as tools for,
CSR; this leads to change the French model of social and solidarity-based economy. All
this analysis shows ambiguous relationships between CSR and SSE.
1 Maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2, chercheur au LEFI. Adresse professionnelle!:
LEFI / ISH, 14 avenue Berthelot, 69007 Lyon. Email!: [email protected]
2
RESPONSABILITÉ SOCIALE DES ENTREPRISES
ET ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE!:
DES RELATIONS COMPLEXES
1. Introduction
Alors qu’elle est bien peu souvent examinée, la question des rapports entre la
dynamique récente de Responsabilité sociale des entreprises (RSE) et celle, plus
ancienne mais néanmoins rénovée et aujourd'hui fortement dynamique, de l’économie
sociale et solidaire (ESS) mérite qu’on s’y attarde2. On peut en effet identifier sans
peine des traits caractéristiques de l’économie sociale et solidaire dans les réquisits de
la RSE, et des organisations représentatives de l’économie sociale en France, comme en
Europe et à un niveau plus large encore, soulignent ce lien3. On veut ici l’éclaircir et le
mettre en perspective, alors que les acteurs de l’ESS méconnaissent fréquemment la
dynamique de RSE et que la RSE, de son côté, a un tel pouvoir d’attraction dans les
mondes médiatique et académique qu’il semble effacer les réalisations de l’ESS.
En France, l’économie sociale et solidaire est un ensemble d’organisations à
statut de coopérative, de mutuelle et d’association ainsi que de fondation. On ne
s’étendra pas ici sur l’importance économique et sociale de ces organisations (voir pour
cela par exemple [Jeantet T. (2005)] pour une présentation générale, ou [Kaminski Ph.
(2006)] pour une évaluation du seul ensemble «!sans but lucratif!» en France). Il est
cependant souvent affirmé que l’économie sociale et solidaire ne peut se résumer à des
statuts. Ce qui permet de saisir ce qu’elle est, c’est la combinaison des statuts (comment
elle s’organise formellement) et d’un projet (quels objectifs elle vise et selon quelles
2 Des versions préliminaires de ce texte ont bénéficié des commentaires des chercheurs du GEMO /
ESDES et particulièrement de Jean-Claude Dupuis, que je remercie ici pour ses suggestions à l’origine de
ce texte, et de Christian Le Bas. Il a bénéficié aussi des suggestions des participants de l’atelier «!La
responsabilité de l’économie sociale et solidaire!: champs et représentations!» lors des septièmes
Rencontres inter-universitaires de l’économie sociale et solidaire (Rennes, 24-25 mai 2007) ainsi que
d’un référé de la revue. Enfin, Catherine Hock et Michel Capron m’ont apporté des éclaircissements sur
certains points. La responsabilité du résultat m’incombe cependant en totalité.
3 La nomination, début 2006, de l’ancien président d’honneur de l’ORSE (Observatoire sur la
responsabilité sociétale des entreprises) à la tête de la DIIESES (Délégation interministérielle à
l’innovation, à l’expérimentation sociale et à l’économie sociale), Frédéric Tiberghien, suffit à suggérer
l’existence de croisements et leurs potentialités.
3
modalités elle souhaite les atteindre). La nature de ce projet est évidemment centrale et
aide à mieux percevoir les convergences et les divergences entre d’un côté l’économie
sociale et solidaire et de l’autre les entreprises engagées dans une démarche de RSE.
Notons d’emblée que le terme générique «!d’économie sociale et solidaire!», de
plus en plus employé aujourd'hui en France, fusionne une «!économie sociale!» qui s’est
constituée depuis le XIXe siècle en coopératives, en mutuelles ainsi qu’en associations
gestionnaires d’équipements ou de politiques publiques [Vienney Cl. (1994)] et une
économie solidaire, beaucoup plus récente, née avec la crise sociale qui émerge dans les
années 1970 [Laville J.-L. dir. (1994)], et qui à la fois interpelle et renouvelle
l’économie sociale en interrogeant son projet politique. Cependant, pour analyser les
rapports de l’ESS à la RSE, c’est une autre distinction qui s’avère utile!car elle révèle
des rapports différents : celle entre des activités économiques d’un côté et des activités
d’action et d’interpellation sociétales de l’autre. Ces deux types d’activités renvoient
plus souvent à des organisations distinctes qu’elles ne se rencontrent mêlées dans une
même organisation!; le second renvoie à l’action de certaines organisations non
gouvernementales (ONG) et fondations.
La RSE quant à elle apparaît comme un mouvement polymorphe à caractère
décentralisé et volontaire, qui a d’abord concerné les firmes transnationales confrontées
à un problème d’image à l’égard des consommateurs et des investisseurs financiers.
Une caractérisation simple consiste à définir la RSE comme la transposition aux
entreprises de la logique du développement durable, que l’on présente souvent comme
la conjonction de préoccupations d’ordre économique, social et environnemental4!: c’est
la fameuse «!triple bottom line!», qui est parfois complétée (pour lever l’ambiguïté de
l’adjectif «!social!», qui renvoie en général aux ressources humaines et bien l’en
distinguer), par une dimension sociétale. Ces démarches ont une double dimension!:
elles supposent la construction d’un système d’information extra-financier joliment
appelé reporting, aux côtés des états financiers!; elles supposent aussi de développer
une action visant à améliorer les résultats du reporting5. Les pressions qui conduisent
4 Pour une présentation précise de la RSE dans son contexte, voir [Capron M. et Quairel-Lanoizelée F.
(2004) et (2007)].
5 Si nous parlons de résultats en matière de reporting, ceci peut recouvrir un travail sur des procédures à
respecter comme sur des critères substantifs de performance (opposition procédural / substantif, voir
Gendron et alii, 2003).
4
les entreprises à développer ces démarches sont rarement relayées par des contraintes
réglementaires6 ; le plus souvent il s’agit d’une pression concurrentielle due au contrôle
et à la diffusion de l’information par des organisations consuméristes et des grands
investisseurs.
ESS et RSE, on le voit, ne sont ni de même nature, ni du même monde. Alors
que la RSE est un ensemble de démarches que mènent certaines entreprises
(particulièrement les grandes firmes à caractère transnational), l’économie sociale est
un ensemble d’organisations dont la taille est plus souvent celle de PME. Alors que la
RSE a pour horizon premier l’espace international, et se trouve donc structurée par des
critères diffusés au plan international, l’économie sociale, en dépit d’organisations
représentatives à un niveau européen voire international et de volontés
d’homogénéisation de ses principes, relève de règles juridiques et fiscales nationales qui
rendent les comparaisons internationales difficiles même entre pays européens
[Demoustier D. et alii (2006)].
On retrouve pourtant des rapprochements entre l’économie sociale et la RSE de
façon assez systématique, et pas uniquement dans la communication d’organisations
internationales représentatives de l’économie sociale (2e partie). Ces affirmations
méritent d’être examinées!et, à défaut d’enquête de terrain, un travail sur les grands
principes de l’économie sociale doit permettre de cadrer l’ensemble : en quoi
l’économie sociale est un gage de responsabilité sociale (3e partie). Le rapprochement
que l’on peut faire est attesté par le fait que la dynamique de RSE a interpellé
l’économie sociale et solidaire sur son sens et sa légitimité (4e partie). Enfin, la RSE est
à la fois le produit de l’action et de l’interpellation sociétales de certaines organisations
de l’économie sociale et solidaire et une dynamique dont la réalisation passe
aujourd'hui de plus en plus par l’utilisation de structures de type ONG et fondations (5e
partie).
6 En France par exemple la loi dite NRE (loi 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles
régulations économiques) fait obligation aux entreprises cotées sur un marché boursier réglementé
d’établir un rapport annuel extra-financier mais n’impose aucune sanction aux entreprises ne respectant
pas cette obligation. Il s’agit d’ailleurs de la simple obligation d’établir un rapport : le stade du contrôle
des processus et des résultats est encore bien loin, d’autant plus que, si la qualité des rapports s’améliore
progressivement, elle demeure très perfectible, selon le cabinet Alpha Études qui a décortiqué les
rapports de la première à la quatrième année.
5
2. L’économie sociale est socialement responsable!: grandes déclarations
Des déclarations récentes d’organisations représentatives de l’économie sociale,
à un niveau français comme européen et international, visent en particulier à poser le
cadre de l’économie sociale dans celui émergent de la RSE et du développement
durable7. Sur un plan international, les coopératives membres de l’ACI (Alliance
coopérative internationale8) ont adopté en 1995, à l’occasion du centenaire de cette
organisation, une Déclaration sur l’identité coopérative perçue comme très importante
par les acteurs de la coopération. Le document qui en résulte, très concis, vise à donner
une définition universelle de la coopérative, des valeurs qui la fondent et des principes
(au nombre de 7) qui en découlent [ACI (1995)]. La définition adoptée est la suivante!:
«!Une coopérative est une association autonome de personnes volontairement réunies
pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels communs
au moyen d'une entreprise dont la propriété est collective et le pouvoir est exercé
démocratiquement!». La coopération porte des valeurs!: «!Les valeurs fondamentales
des coopératives sont la prise en charge et la responsabilité personnelles et mutuelles,
la démocratie, l'égalité, l'équité et la solidarité. Fidèles à l'esprit des fondateurs, les
membres des coopératives adhèrent à une éthique fondée sur l'honnêteté, la
transparence, la responsabilité sociale et l'altruisme!». Parmi les principes édictés se
trouve le principe un homme, une voix, sur lequel on reviendra ; ce que l’on peut
identifier comme un principe démocratique, et opposer au mode d’organisation des
entreprises classiques dans lesquelles ce principe de gouvernance interne démocratique
n’apparaît pas, que ces entreprises soient ou non engagées dans une démarche!de RSE.
Lorsqu’elles le sont (au-delà de la simple diffusion d’un rapport), les avancées
identifiables sont toujours réversibles, aucune règle juridique n’obligeant à cela. Un
autre principe mentionné est l’engagement envers la communauté!: «!Les coopératives
contribuent au développement durable de leur communauté dans le cadre d'orientations
approuvées par leurs membres!». En 2002, la Recommandation n°193 de l’OIT reprend
7 On passe ici sur les déclarations d’entreprises de l’économie sociale elles-mêmes. Certaines sont
conduites à s’approprier le discours de type RSE dans l’affirmation de leurs valeurs, alors que d’autres
s’en tiennent soigneusement à distance en considérant qu’il existe un risque de banalisation et
d’absorption de l’identité coopérative ou mutualiste dans la logique de la RSE. A ce sujet, voir en
particulier [Alcaras J.-R. et Dompnier N. (2007)].
8 L'ACI déclare compter plus de 230 organisations membres provenant de plus de 100 pays, et
représentant plus de 730 millions de personnes du monde entier.
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