RESPONSABILITÉ SOCIALE DES ENTREPRISES ET ÉCONOMIE

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Jérôme Blanc1
RESPONSABILITÉ SOCIALE DES ENTREPRISES
ET ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE :
DES RELATIONS COMPLEXES
Version publié dans Economies et Sociétés, « Responsabilité sociale des
entreprises et économie sociale et solidaire : des relations complexes », tome XLII, n°1,
série W - dynamique technologique et organisation, n°10, janvier 2008, pp. 55-82.
Résumé
Ce texte analyse les rapports entre la dynamique très récente de responsabilité
sociale des entreprises (RSE) et celle, plus ancienne mais rénovée, de l’économie
sociale et solidaire (ESS). Le lien a été affirmé avec force par des organisations
internationales représentatives de l’économie sociale, ainsi que dans le cadre du Forum
multipartite lancé par la Commission européenne en 2002. Un examen des statuts des
organisations d’économie sociale révèle en quoi celle-ci dispose d’une avance
indéniable dans plusieurs domaines couverts par les démarches de RSE. Ces dernières
ont aussi stimulé en retour une régénération de l’ESS via les travaux sur l’utilité sociale
et des méthodes d’évaluation interne spécifiques. Enfin, ONG et fondations sont de plus
en plus présentes comme stimulants mais aussi comme outils de RSE, ce qui concourt à
faire évoluer le modèle français d’économie sociale et solidaire. Tout cela donne à voir
des relations ambiguës entre RSE et ESS.
Abstract : Corporate Social Responsibility and Social and
Solidarity-based Economy: complex relationships
This text analyzes the relationships between the very recent dynamics of
Corporate Social Responsibility (CSR) and that, older but renovated, of Social and
Solidarity-based Economy (SSE). The link was stated positively by international
organisations representing Social economy, and during the European Multi-stakeholder
Forum launched by the European Commission in 2002 as well. An examination of
statuses shows at what extent Social Economy is undoubtedly ahead in several domains
covered by CSR processes. As a return, these processes stimulated a regeneration of
SSE, through works on social utility and specific internal evaluation methodologies.
Lastly, NGOs and foundations increasingly exist as stimulation of, as well as tools for,
CSR; this leads to change the French model of social and solidarity-based economy. All
this analysis shows ambiguous relationships between CSR and SSE.
1
Maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2, chercheur au LEFI. Adresse professionnelle :
LEFI / ISH, 14 avenue Berthelot, 69007 Lyon. Email : [email protected]
2
RESPONSABILITÉ SOCIALE DES ENTREPRISES
ET ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE :
DES RELATIONS COMPLEXES
1. Introduction
Alors qu’elle est bien peu souvent examinée, la question des rapports entre la
dynamique récente de Responsabilité sociale des entreprises (RSE) et celle, plus
ancienne mais néanmoins rénovée et aujourd'hui fortement dynamique, de l’économie
sociale et solidaire (ESS) mérite qu’on s’y attarde2. On peut en effet identifier sans
peine des traits caractéristiques de l’économie sociale et solidaire dans les réquisits de
la RSE, et des organisations représentatives de l’économie sociale en France, comme en
Europe et à un niveau plus large encore, soulignent ce lien3. On veut ici l’éclaircir et le
mettre en perspective, alors que les acteurs de l’ESS méconnaissent fréquemment la
dynamique de RSE et que la RSE, de son côté, a un tel pouvoir d’attraction dans les
mondes médiatique et académique qu’il semble effacer les réalisations de l’ESS.
En France, l’économie sociale et solidaire est un ensemble d’organisations à
statut de coopérative, de mutuelle et d’association ainsi que de fondation. On ne
s’étendra pas ici sur l’importance économique et sociale de ces organisations (voir pour
cela par exemple [Jeantet T. (2005)] pour une présentation générale, ou [Kaminski Ph.
(2006)] pour une évaluation du seul ensemble « sans but lucratif » en France). Il est
cependant souvent affirmé que l’économie sociale et solidaire ne peut se résumer à des
statuts. Ce qui permet de saisir ce qu’elle est, c’est la combinaison des statuts (comment
elle s’organise formellement) et d’un projet (quels objectifs elle vise et selon quelles
2
Des versions préliminaires de ce texte ont bénéficié des commentaires des chercheurs du GEMO /
ESDES et particulièrement de Jean-Claude Dupuis, que je remercie ici pour ses suggestions à l’origine de
ce texte, et de Christian Le Bas. Il a bénéficié aussi des suggestions des participants de l’atelier « La
responsabilité de l’économie sociale et solidaire : champs et représentations » lors des septièmes
Rencontres inter-universitaires de l’économie sociale et solidaire (Rennes, 24-25 mai 2007) ainsi que
d’un référé de la revue. Enfin, Catherine Hock et Michel Capron m’ont apporté des éclaircissements sur
certains points. La responsabilité du résultat m’incombe cependant en totalité.
3
La nomination, début 2006, de l’ancien président d’honneur de l’ORSE (Observatoire sur la
responsabilité sociétale des entreprises) à la tête de la DIIESES (Délégation interministérielle à
l’innovation, à l’expérimentation sociale et à l’économie sociale), Frédéric Tiberghien, suffit à suggérer
l’existence de croisements et leurs potentialités.
3
modalités elle souhaite les atteindre). La nature de ce projet est évidemment centrale et
aide à mieux percevoir les convergences et les divergences entre d’un côté l’économie
sociale et solidaire et de l’autre les entreprises engagées dans une démarche de RSE.
Notons d’emblée que le terme générique « d’économie sociale et solidaire », de
plus en plus employé aujourd'hui en France, fusionne une « économie sociale » qui s’est
constituée depuis le XIXe siècle en coopératives, en mutuelles ainsi qu’en associations
gestionnaires d’équipements ou de politiques publiques [Vienney Cl. (1994)] et une
économie solidaire, beaucoup plus récente, née avec la crise sociale qui émerge dans les
années 1970 [Laville J.-L. dir. (1994)], et qui à la fois interpelle et renouvelle
l’économie sociale en interrogeant son projet politique. Cependant, pour analyser les
rapports de l’ESS à la RSE, c’est une autre distinction qui s’avère utile car elle révèle
des rapports différents : celle entre des activités économiques d’un côté et des activités
d’action et d’interpellation sociétales de l’autre. Ces deux types d’activités renvoient
plus souvent à des organisations distinctes qu’elles ne se rencontrent mêlées dans une
même organisation ; le second renvoie à l’action de certaines organisations non
gouvernementales (ONG) et fondations.
La RSE quant à elle apparaît comme un mouvement polymorphe à caractère
décentralisé et volontaire, qui a d’abord concerné les firmes transnationales confrontées
à un problème d’image à l’égard des consommateurs et des investisseurs financiers.
Une caractérisation simple consiste à définir la RSE comme la transposition aux
entreprises de la logique du développement durable, que l’on présente souvent comme
la conjonction de préoccupations d’ordre économique, social et environnemental4 : c’est
la fameuse « triple bottom line », qui est parfois complétée (pour lever l’ambiguïté de
l’adjectif « social », qui renvoie en général aux ressources humaines et bien l’en
distinguer), par une dimension sociétale. Ces démarches ont une double dimension :
elles supposent la construction d’un système d’information extra-financier joliment
appelé reporting, aux côtés des états financiers ; elles supposent aussi de développer
une action visant à améliorer les résultats du reporting5. Les pressions qui conduisent
4
Pour une présentation précise de la RSE dans son contexte, voir [Capron M. et Quairel-Lanoizelée F.
(2004) et (2007)].
5
Si nous parlons de résultats en matière de reporting, ceci peut recouvrir un travail sur des procédures à
respecter comme sur des critères substantifs de performance (opposition procédural / substantif, voir
Gendron et alii, 2003).
4
les entreprises à développer ces démarches sont rarement relayées par des contraintes
réglementaires6 ; le plus souvent il s’agit d’une pression concurrentielle due au contrôle
et à la diffusion de l’information par des organisations consuméristes et des grands
investisseurs.
ESS et RSE, on le voit, ne sont ni de même nature, ni du même monde. Alors
que la RSE est un ensemble de démarches que mènent certaines entreprises
(particulièrement les grandes firmes à caractère transnational), l’économie sociale est
un ensemble d’organisations dont la taille est plus souvent celle de PME. Alors que la
RSE a pour horizon premier l’espace international, et se trouve donc structurée par des
critères diffusés au plan international, l’économie sociale, en dépit d’organisations
représentatives à un niveau européen voire international et de volontés
d’homogénéisation de ses principes, relève de règles juridiques et fiscales nationales qui
rendent les comparaisons internationales difficiles – même entre pays européens
[Demoustier D. et alii (2006)].
On retrouve pourtant des rapprochements entre l’économie sociale et la RSE de
façon assez systématique, et pas uniquement dans la communication d’organisations
internationales représentatives de l’économie sociale (2e partie). Ces affirmations
méritent d’être examinées et, à défaut d’enquête de terrain, un travail sur les grands
principes de l’économie sociale doit permettre de cadrer l’ensemble : en quoi
l’économie sociale est un gage de responsabilité sociale (3e partie). Le rapprochement
que l’on peut faire est attesté par le fait que la dynamique de RSE a interpellé
l’économie sociale et solidaire sur son sens et sa légitimité (4e partie). Enfin, la RSE est
à la fois le produit de l’action et de l’interpellation sociétales de certaines organisations
de l’économie sociale et solidaire et une dynamique dont la réalisation passe
aujourd'hui de plus en plus par l’utilisation de structures de type ONG et fondations (5e
partie).
6
En France par exemple la loi dite NRE (loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles
régulations économiques) fait obligation aux entreprises cotées sur un marché boursier réglementé
d’établir un rapport annuel extra-financier mais n’impose aucune sanction aux entreprises ne respectant
pas cette obligation. Il s’agit d’ailleurs de la simple obligation d’établir un rapport : le stade du contrôle
des processus et des résultats est encore bien loin, d’autant plus que, si la qualité des rapports s’améliore
progressivement, elle demeure très perfectible, selon le cabinet Alpha Études qui a décortiqué les
rapports de la première à la quatrième année.
5
2. L’économie sociale est socialement responsable : grandes déclarations
Des déclarations récentes d’organisations représentatives de l’économie sociale,
à un niveau français comme européen et international, visent en particulier à poser le
cadre de l’économie sociale dans celui émergent de la RSE et du développement
durable7. Sur un plan international, les coopératives membres de l’ACI (Alliance
coopérative internationale8) ont adopté en 1995, à l’occasion du centenaire de cette
organisation, une Déclaration sur l’identité coopérative perçue comme très importante
par les acteurs de la coopération. Le document qui en résulte, très concis, vise à donner
une définition universelle de la coopérative, des valeurs qui la fondent et des principes
(au nombre de 7) qui en découlent [ACI (1995)]. La définition adoptée est la suivante :
« Une coopérative est une association autonome de personnes volontairement réunies
pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels communs
au moyen d'une entreprise dont la propriété est collective et où le pouvoir est exercé
démocratiquement ». La coopération porte des valeurs : « Les valeurs fondamentales
des coopératives sont la prise en charge et la responsabilité personnelles et mutuelles,
la démocratie, l'égalité, l'équité et la solidarité. Fidèles à l'esprit des fondateurs, les
membres des coopératives adhèrent à une éthique fondée sur l'honnêteté, la
transparence, la responsabilité sociale et l'altruisme ». Parmi les principes édictés se
trouve le principe un homme, une voix, sur lequel on reviendra ; ce que l’on peut
identifier comme un principe démocratique, et opposer au mode d’organisation des
entreprises classiques dans lesquelles ce principe de gouvernance interne démocratique
n’apparaît pas, que ces entreprises soient ou non engagées dans une démarche de RSE.
Lorsqu’elles le sont (au-delà de la simple diffusion d’un rapport), les avancées
identifiables sont toujours réversibles, aucune règle juridique n’obligeant à cela. Un
autre principe mentionné est l’engagement envers la communauté : « Les coopératives
contribuent au développement durable de leur communauté dans le cadre d'orientations
approuvées par leurs membres ». En 2002, la Recommandation n°193 de l’OIT reprend
7
On passe ici sur les déclarations d’entreprises de l’économie sociale elles-mêmes. Certaines sont
conduites à s’approprier le discours de type RSE dans l’affirmation de leurs valeurs, alors que d’autres
s’en tiennent soigneusement à distance en considérant qu’il existe un risque de banalisation et
d’absorption de l’identité coopérative ou mutualiste dans la logique de la RSE. A ce sujet, voir en
particulier [Alcaras J.-R. et Dompnier N. (2007)].
8
L'ACI déclare compter plus de 230 organisations membres provenant de plus de 100 pays, et
représentant plus de 730 millions de personnes du monde entier.
6
les termes de cette déclaration de Manchester sur l’identité coopérative ; elle reconnaît
par là le travail de définition fourni par l’ACI [Levin (2003)] 9.
L’affirmation de la responsabilité sociale des entreprises de l’économie sociale a
aussi été portée par la Commission européenne. Au tout début de la décennie 2000, elle
a engagé une dynamique de travail qui a débouché sur un Livre vert en juillet 2001
[Commission des Communautés européennes (2001)], puis une Communication en
juillet 2002 [Commission des Communautés européennes (2002)], puis la tenue, à partir
de début 2003, d’un « forum européen multi-parties prenantes sur la Responsabilité
sociale des entreprises », articulé autour de quatre tables rondes thématiques et mettant
en présence des parties prenantes variées : organisations patronales et réseaux
d’entreprises, syndicats, organisations de la société civile ONG ainsi que divers
observateurs [EMSF (2004)].
Le monde coopératif (et, à un moindre degré, mutualiste) était représenté au sein
des réseaux d’entreprises par la CECOP (qui rassemble à un niveau européen les
coopératives de production, les coopératives de travail associé ainsi que d’autres types
d’entreprises contrôlées par les travailleurs). On trouvait, comme autres structures de
l’économie sociale (telle qu’entendue en France tout du moins), des structures
associatives de type ONG. La Communication de la Commission européenne de juillet
2002 soulignait que l’expérience des acteurs de l’économie sociale pouvait être
employée pour identifier les bonnes pratiques et s’en inspirer : « Les coopératives,
mutuelles et associations, en tant qu'organisations fondées autour d'un groupe de
membres, savent depuis longtemps allier viabilité économique et responsabilité sociale.
Elles parviennent à un tel résultat grâce à un dialogue entre leurs parties prenantes et
une gestion participative et peuvent donc constituer une référence majeure pour les
entreprises » [Commission des Communautés européennes (2002)]. Ceci justifie que,
dans la démarche ultérieure du Forum, des organisations de l’économie sociale ont été
conviées.
9
Les recommandations de l’OIT sont des directives de politique générale élaborées à l’intention des
Etats membres, qui ne sont pas tenus de les appliquer. Dans la pratique, leur application est cependant
fréquente, notamment par l’intégration dans les législations nationales. En outre, l’OIT assure désormais
un suivi des recommandations et fait pression pour leur application. C’est donc via les Etats que les
entreprises sont sollicitées pour agir conformément à ces recommandations ; dans le contexte de
transnationalisation accélérée de la production depuis les années 1970, on sait la difficulté qu’il y a à
maîtriser les pratiques des firmes transnationales par des règlements nationaux.
7
Le monde coopératif est apparu comme un modèle en avance : ce sont des
organisations « qui ont une expérience établie de longue date de RSE au cœur de leur
activité » [EMSF (2004)]. C’est aussi un ensemble d’entreprises plus sensibles aux
préoccupations de RSE du fait de l’objet social de leur activité [EMSF (2004),
deuxième table ronde : « Fostering CSR among SMEs »)].
A la suite de la publication du Livre vert, la Conférence européenne permanente
des coopératives, mutuelles, associations et fondations (CEP-CMAF) a adopté une
« position commune » qui affirme l’intérêt des organisations européennes de l’économie
sociale pour la dynamique de RSE et l’antériorité de l’économie sociale sur un certain
nombre de points mis en avant dans la RSE [CEP-CMAF (2001)] : « Depuis 150 ans, il
est indéniable que les entreprises d’économie sociale ont accumulé une expérience et
un patrimoine significatifs en matière de responsabilité sociale ». La CECOP a animé
le travail qui a donné lieu à cette déclaration. Cette même année, la CEP-CMAF a aussi
élaboré, dans ce contexte, une Charte européenne de l’économie sociale, qui a été
adoptée à Salamanque en mai 2002. Cette conférence de Salamanque était annoncée
comme visant à poursuivre « les réflexions engagées à la fin de l’année 2001 autour de
la responsabilité sociale des entreprises ainsi que du rôle de ces entreprises différentes
dans la maîtrise de la mondialisation » [RECMA, n°283, p. 18]. Cette Charte s’inspirait
de la Charte de l’économie sociale rendue publique en France en 1980 et qui, publiée
bien avant l’émergence de la notion de développement durable, ne mentionnait pas ces
termes clés. Elle pose que « l’économie sociale […] est socialement responsable » et
que « toutes [les initiatives d’économie sociale] s’inscrivent dans les objectifs des
politiques européennes (sociale, de l’emploi, de l’entreprise et de l’entrepreneuriat, de
l’éducation, de la recherche, du développement local et régional, de la RSE, de la
gouvernance d’entreprise, etc.) auxquelles elles apportent une contribution active ».
8
3. Les règles statutaires comme garantie en économie sociale
On examine ici en quoi les règles statutaires qui encadrent les organisations
d’économie sociale, dont les racines plongent dans le mouvement social au XIXe siècle,
peuvent renvoyer aux critères de RSE.
3.1. La dimension sociale et la gouvernance interne
La dimension sociale de la RSE est la plus simple, sans doute, à identifier dans
les principes qui régissent les organisations de l’économie sociale. Il faut cependant
procéder à des distinctions entre ces organisations ; on aboutit alors à identifier qu’elles
vont au-delà des principes de la RSE sur un certain nombre de points, mais que de
façon générale on ne peut affirmer que ces organisations sont systématiquement et
globalement au-delà des principes de la RSE.
Les coopératives, en particulier, sont reconnues au plan international pour
fournir des garanties en matière de droits des salariés et pour gérer la main-d'œuvre
conformément à la Déclaration universelle des Droits de l’homme. Amnesty
International n’hésite pas à rappeler, dans le cadre de ses actions visant les firmes
transnationales présentes dans les pays en voie de développement, que les principes de
cette Déclaration ne sont malheureusement pas appliqués par nombre d’entre elles. Or
les coopératives reçoivent, depuis plusieurs décennies, le soutien de l’OIT précisément
car elles sont un gage de respect de cette Déclaration ainsi qu’un certain nombre de ses
Recommandations : sur le travail décent, le travail des enfants, des prisonniers, l’écoute
des salariés, etc. La Recommandation n°193, publiée en juin 2002, souligne ainsi
l’importance de l’autonomie des coopératives et de statuts adaptés et estime que les
Etats ont un rôle primordial pour établir un cadre juridique, institutionnel et politique
approprié, leur accordant un traitement équitable par rapport aux autres formes
d’entreprises (voir [Levin M. (2003)] et [Roelants B. (2003)]). Les coopératives
apparaissent là comme des organisations indépendantes visant d’abord à servir les
objectifs économiques et sociaux de leurs membres.
On comprend aisément à quel point ces entreprises diffèrent, sur le principe, des
entreprises classiques dans lesquelles c’est l’intérêt des actionnaires qui est considéré
comme le premier à être légitime. En général, dans ces entreprises classiques, les
actionnaires ne sont pas salariés, et réciproquement ; lorsqu’il y a un actionnariat salarié
9
cela reste, sauf exception, dans une proportion faible relativement à l’ensemble du
capital10 ; enfin, les salariés ne sont pas, en règle générale, associés aux processus
décisionnels.
Les coopératives de production (en France, les SCOP), au contraire, sont
fondées sur le principe du salarié sociétaire et de sa participation aux assemblées
générales à raison d’un homme, une voix. Ce seul principe va très au-delà des pratiques
des entreprises classiques : le salarié est par définition partie prenante incluse dans le
processus décisionnel de l’entreprise. Mieux, il est à la base d’un management
participatif par lequel la base contrôle le sommet. Cet élément est absent des critères de
RSE tels que, par exemple, le GRI (Global Reporting Initiative) les définit : la
gouvernance interne n’y a, curieusement pas de place. Or une bonne gouvernance
interne devrait assez logiquement figurer comme point important d’une responsabilité
sociale de l’entreprise.
Dans la SCOP, le salarié sociétaire est donc « actionnaire » de son entreprise
mais, à la différence des salariés actionnaires d’entreprises classiques, la détention de
parts de la société ne peut se substituer à une forme de rémunération (par la distribution
d’actions ou d’options d’achat d’actions, les stock options), elle ne peut pas non plus
servir d’épargne salariale visant, par exemple, à renforcer les pensions de retraite, elle
ne peut pas, enfin, occasionner pertes ou profits. Le salarié sociétaire peut en outre être
protégé par des règles internes, comme celles présentes dans l’ensemble coopératif de
Mondragón, dans le Pays basque espagnol : un cas en tous points extraordinaires, où un
salarié sociétaire ne peut être licencié pour des raisons économiques : en cas de baisse
de l’activité, une rémunération lui est maintenue avant de développer de nouvelles
activités permettant de reprendre le travail [Prades J. (2005)].
Ce principe du salarié – sociétaire présent dans les SCOP ne se retrouve pas tel
quel dans les autres formes d’entreprises de l’économie sociale : hormis dans les SCIC,
qui sont une extension française récente (2001) du statut de coopérative, les salariés
permanents n’y sont pas nécessairement sociétaires. Leur insertion dans le processus
décisionnel de l’entreprise dépend dès lors des pratiques effectives mises en place. On
10
En 2005, seules 8 sociétés constituant le CAC 40 avaient un actionnariat salarié dépassant 5% du
capital, et le maximum était atteint par Bouygues avec 11,53% du capital [Cornut-Gentille F. et Godfrain
J. (2005)].
10
retrouve néanmoins de façon générale l’idée d’une base d’adhérents ou de sociétaires
qui, via les assemblées générales, le conseil d’administration et le bureau, contrôlent le
sommet.
Les coopératives apparaissent ainsi très avancées sur les entreprises classiques
pour ce qui concerne les principes régissant l’organisation du travail, le statut des
salariés et la gouvernance interne.
3.2. La dimension sociétale et le rapport au territoire
Les organisations de l’économie sociale dans leur ensemble semblent à nouveau
au-delà des entreprises classiques lorsque l’on interroge la dimension sociétale du
développement durable appliqué aux entreprises. Cette avance s’explique à plusieurs
niveaux : du point de vue des parties prenantes externes tout d’abord (et, parmi elles,
particulièrement les clients, usagers et bénéficiaires), et d’un point de vue plus global
ensuite, lié notamment à une question absente de la RSE : la durabilité de l’engagement
sur un territoire.
3.2.1. Parties prenantes externes ?
Les clients, usagers et bénéficiaires sont en général facilement inclus dans les
règles des organisations de l’économie sociale. Par exemple, les mutuelles (de santé
comme d’assurance) construisent une relation particulière avec leurs bénéficiaires au
travers de deux processus complémentaires : d’une part, ces clients sont aussi des
sociétaires ou des adhérents qui disposent d’un pouvoir délibératif sur le principe un
homme, une voix ; d’autre part, dans ce sociétariat peut être recruté une base de
bénévoles pouvant agir par exemple comme interface entre les organisations et les
clients dans certaines situations difficiles, ou comme mandataires du conseil
d’administration dans des antennes locales pour superviser l’activité des salariés.
Les coopératives de second niveau, celles dont les sociétaires sont des
professionnels (entreprises agricoles, artisans, commerçants…) et qui, souvent, ont un
rôle d’achat en gros au bénéfice des sociétaires, poussent à son extrême l’intérêt des
partenaires clients, de même que les coopératives de consommation, dès lors que les
sociétaires sont précisément les clients eux-mêmes ; ceux-ci ne sont dès lors plus des
parties prenantes externes mais internes. Concernant les associations, tout dépend si
leur activité est réalisée pour leurs membres ou pour des bénéficiaires non-membres.
Dans le premier cas, qui est par exemple celui des associations sportives, d’éducation
11
populaire ou des crèches associatives, les bénéficiaires sont intégrés au processus
décisionnel ; dans le second cas, qui est par exemple celui des associations caritatives,
les bénéficiaires sont tenus à l’écart et, souvent, il apparaît impossible de les inclure.
Les fournisseurs sont moins souvent associés ou pris en compte. Ils peuvent
parfois l’être en particulier dans des coopératives ou des associations construisant des
filières de distribution de produits, comme des organisations de commerce équitable.
Le statut français récent des SCIC (sociétés coopératives d’intérêt collectif)
apparaît comme le plus avancé dans la construction de partenariats effectifs incluant les
parties prenantes dans le processus décisionnel [Margado A. (2002)]. Les SCIC ont au
moins trois types de sociétaires, regroupés en collèges, parmi lesquels figurent
obligatoirement les salariés ainsi que des usagers ou bénéficiaires. Elles peuvent aussi
inclure des partenaires publics (des collectivités territoriales et leurs regroupements)
ainsi que d’autres types de partenaires. Les voix sont alors distribuées soit selon le
principe un homme, une voix, soit selon le principe de la parité de voix des collèges
existants, soit encore selon une autre répartition dans l’intervalle de 10% minimal à
50% maximal de voix pour un collège (la part détenue du capital ne pouvant servir à
établir cette répartition des voix)11.
Au-delà des dispositions propres à chaque statut, il apparaît de façon générale
que l’économie sociale a des facilités particulières pour prendre en compte l’intérêt de
certaines parties prenantes dites externes. Ce terme même peut perdre son sens à partir
du moment où ces parties prenantes sont incluses dans le processus décisionnel par leur
statut de membre ou de sociétaire : elles sont alors par définition des parties prenantes
internes, car l’activité est pensée notamment par et pour elles.
3.2.2. Grands principes structurants et dimension sociétale
La dimension « sociétale » du développement durable va cependant au-delà des
seules parties prenantes externes ; elle concerne les rapports complexes avec la société
dans son ensemble. Là encore, du point de vue de ses principes, l’économie sociale
dispose d’un apport très intéressant, que les critères de RSE ne prennent pas toujours en
compte.
11
Voir la loi du 17 juillet 2001, qui modifiait la loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947 portant statut de la
coopération.
12
La démocratie interne apparaît comme une extension des principes
démocratiques à la sphère de la production et, à ce titre, comme une « radicalisation de
la démocratie » [Neamtan N. (2003)]. Cette radicalisation n’est pas nouvelle : elle
remonte aux mouvements associationnistes de la période 1830-1848 [Chanial Ph. et
Laville J.-L. (2002), Ferraton C. (2007)]. Mais elle apparaît encore aujourd'hui comme
quelque chose de novateur car la production dans la société industrielle s’est
développée en majeure partie par le biais d’entreprises lucratives. Il est difficile de ne
pas voir dans cette extension de principes démocratique à la sphère productive un
élément clé de l’approfondissement de la démocratie : Chanial et Laville citent un
activiste buchezien12, Corbon, pour lequel « la démocratie dans l’ordre politique et la
monarchie à peu près absolue dans l’atelier sont deux choses qui ne sauraient coexister
longtemps » [Chanial Ph. et Laville J.-L. (2002)]. En ce sens, l’ensemble des
organisations de l’économie sociale, ainsi que l’économie solidaire dont l’une des
vertus, selon Laville, est de créer des espaces publics de proximité qui sont autant
d’instances délibératives, ont une action sociétale majeure qu’aucune des entreprises
lucratives ne peut sérieusement revendiquer.
Un autre élément clé est l’absence de lucrativité ou son contrôle strict. Il s’agit
là, c’est une évidence, d’un choix difficile (il s’agit de fait d’un choix politique en un
sens large) car cela complique l’accès au capital nécessaire pour développer la
production. Mais cela a pour conséquence de mettre au second plan les apporteurs de
capitaux comme catégorie spécifique et déterminante de l’activité productive ; cela les
ramène au rang de parties prenantes parmi d’autres. Cela libère par ailleurs les
excédents de toute captation des bénéfices par les actionnaires. En ce sens, l’absence de
lucrativité, ou son contrôle strict, permettent de mieux respecter les intérêts de
l’ensemble des parties prenantes et d’envisager de façon plus sereine ses interactions
avec l’environnement (la société et l’écologie), loin de la pression d’investisseurs
soucieux d’obtenir un retour sur investissement rapide et à un niveau élevé.
Enfin, les entreprises de l’économie sociale sont ancrées dans un territoire. Un
premier ancrage résulte de l’activité elle-même, par exemple tous les services dont la
prestation nécessite un contact direct avec le bénéficiaire : ceci inclus notamment les
12
Philippe Buchez (1796-1866) est un socialiste associationniste (« utopique » au sens de Marx)
d’orientation chrétienne.
13
services à la personne, mais aussi un ensemble de services d’accompagnement, de
services médico-sociaux, etc. L’ancrage territorial est renforcé lorsque les activités
concernées relèvent d’une gouvernance partenariale, par la mise en œuvre de relations
contractuelles avec des collectivités locales, des organismes de protection sociale, etc.
Un second ancrage résulte des statuts eux-mêmes, particulièrement lorsque, comme
dans les SCOP, les sociétaires sont aussi salariés : il est difficile d’imaginer, par
exemple, que les salariés sociétaires votent la délocalisation d’une activité qui les fait
vivre. On peut identifier là un principe de durabilité du rapport au territoire qui
n’apparaît jamais aussi frontalement dans les principes de RSE, même lorsque, par
exemple, les Principes directeurs de l’OCDE présentent comme critère de responsabilité
le développement de partenariats et la contribution au développement de la capacité
d'innovation, sur le plan local et national, du pays d'accueil des entreprises
transnationales. Au total, l’ESS semble disposer « d’aptitudes particulières » qui font
d’elle un ensemble d’organisations et d’activités bien adaptées au développement des
territoires locaux [Parodi M. (2005) ; voir aussi Colletis G. et alii (2005)].
3.3. Des contraintes statutaires à la sensibilité des dirigeants et des membres ou
sociétaires
Cet ensemble d’éléments statutaires, qui font de l’économie sociale un ensemble
d’entreprises en avance de beaucoup de points de vue sur les entreprises lucratives en
matière de responsabilités, a bien été compris dans les débats récents sur la RSE à
l’échelle européenne.
Pourtant, pour expliquer cette avance, c’est une plus grande sensibilité des
dirigeants aux problématiques de RSE ou l’objectif social de l’activité de certaines
d’entre elles qui ont été évoqués dans le cadre du Forum multipartite en 2003-2004.
Leurs statuts sont pourtant des éléments structurants, qui conduisent à des choix tout
autant en amont qu’en aval. Prenons le cas de l’alternative entre un statut de SCOP et
un statut de SARL classique. Pour une entreprise en création ou en reprise, le choix, en
amont, peut être orienté par de simples circonstances comme l’absence de repreneur
pour une entreprise en dépôt de bilan ; mais il peut intervenir aussi un véritable choix
politique mettant en avant les principes organisationnels d’une SCOP. En aval, le choix
du statut SCOP oriente évidemment les comportements et les pratiques dans un sens en
principe favorable à l’intérêt des salariés, puisque les sociétaires de la SCOP sont aussi,
de façon majoritaire, des salariés. En bref, la sensibilité des dirigeants d’entreprises de
14
l’économie sociale à la RSE est pour une grande partie explicable par les statuts mêmes
de ces entreprises.
La question statutaire est ainsi une question majeure, puisqu’elle détermine un
cadre dans lequel les entreprises sont objectivement contraintes de travailler. Il faut bien
entendu garder en mémoire que la conformité des pratiques aux règles n’est jamais
assurée, ces dernières pouvant être contournées de diverses façons ou perdre de leur
sens. Par exemple, les clients sociétaires des banques coopératives et des mutuelles ont
un droit de vote aux assemblées générales qui se traduit trop souvent, dans les faits, par
de faibles taux de participation13. On peut aussi observer une confiscation du sociétariat
dans les mains d’une oligarchie de sociétaires fondateurs. Un exemple de dérive de ce
type est donné par [Caudron F. (2005)] avec le cas d’une SCOP dans laquelle c’est un
groupe de salariés qui a constitué une telle oligarchie. C’est ainsi que les règles
statutaires apparaissent paradoxalement comme ni suffisantes, ni nécessaires, pour
qu’existe une démocratie effective dans l’entreprise. Elles ne sont pas suffisantes, car
un tel fonctionnement démocratique suppose des efforts continuels pour son maintien et
son déploiement ; elles ne sont pas nécessaires non plus, car certaines (très rares)
entreprises classiques s’orientent d’elles-mêmes, en dehors de toute contrainte
statutaire, vers une gouvernance démocratique. Néanmoins, les statuts fournissent un
socle de règles qui peuvent servir de garantie a minima aux sociétaires.
Jusqu’ici, la dimension environnementale de la RSE n’a pas été abordée. Elle est
pourtant un élément important du développement durable et des démarches de RSE
(bien que au second plan tant celle-ci semble, par sa dénomination même, dériver vers
le simple caractère social ou sociétal de la responsabilité). C’est que, en la matière, les
statuts et règles des organisations de l’économie sociale ne disent rien, même dans des
activités dont l’impact environnemental est aujourd'hui évident : en matière de
coopératives agricoles par exemple [Cariou Y. et alii (2006)]. Développer une analyse
sur le rapport de l’économie sociale à l’environnement physique exige davantage que
d’examiner des statuts. Les coopératives agricoles par exemple ne sont contraintes en
rien par leurs statuts On peut néanmoins avancer trois arguments qui plaident pour une
sensibilité propre des organisations de l’économie sociale et solidaire aux questions
13
Voir le constat nuancé et les propositions du rapport Pflimlin sur les coopératives et les mutuelles,
[IFA (2006)].
15
environnementales. Premièrement, on a vu que les entreprises de l’économie sociale
sont plus attentives aux parties prenantes en général et ne sont pas contraintes de fournir
une rentabilité donnée à des actionnaires. Ceci les rend plus susceptibles de
responsabilité environnementale dans leur propre activité. Deuxièmement, l’absence de
contrainte de rentabilité actionnariale en général, et le fonctionnement particulier des
associations qui, souvent, sont en partenariat avec des collectivités publiques et
bénéficient ainsi de soutien à leurs activités, permettent d’engager des activités
nouvelles que les entreprises lucratives ne peuvent développer ; parmi ces activités
nouvelles se trouvent notamment le recyclage ou le traitement de certains déchets.
Troisièmement, le monde associatif regorge d’associations et d’ONG
environnementalistes, menant elles-mêmes des actions de protection de
l’environnement et de sensibilisation du public, ou jouant les aiguillons pour les
entreprises lucratives en les contraignant à surveiller et améliorer leurs propres
pratiques — ainsi qu’on le verra plus loin.
4. L’économie sociale et solidaire en recherche de sens et de légitimité : Bilan
sociétal et utilité sociale
L’écart possible des pratiques aux règles ainsi que la montée en France dans les
années 1990 d’un mouvement patronal plus agressif et revendicatif ont conduit à
interpeller parfois violemment l’économie sociale et solidaire sur son sens et sa
légitimité. Les modifications du code français des marchés publics au début des années
2000 ont eu pour résultat paradoxal de créer des ouvertures vers l’usage de clauses
sociales et de durcir dans le même temps les conditions de contractualisation entre les
collectivités publiques et, en particulier, les associations. Ce contexte permet
d’interpréter d’une part la démarche d’évaluation interne déposée sous la marque Bilan
sociétal, et d’autre part la dynamique de réflexion autour de l’utilité sociale, comme des
réactions de protection de l’économie sociale et solidaire visant à légitimer ses activités
et en redéfinir le sens14.
14
Ces deux exemples ne sauraient cependant épuiser le sujet. On peut voir par exemple dans les
stratégies récentes des groupes bancaires coopératifs français un « processus de reconquête identitaire »
contre le mouvement de banalisation qui accompagne leur développement spectaculaire ; mais cette
« réactualisation du système de valeurs » apparaît inachevée [Richez-Battesti N. (2006)].
16
4.1. Le « Bilan sociétal » du CJDES
Au début des années 1990 émerge la notion « d’entreprise citoyenne » et le
CNPF (ancêtre du MEDEF) lance une campagne médiatique autour de cette idée. Elle
vise à réhabiliter le monde de l’entreprise non seulement comme le cœur de l’activité
économique mais aussi comme porteur de préoccupations et d’actions qualifiées de
citoyennes. Cette dynamique, que rejoindra et dépassera à partir de la fin des années
1990 la dynamique nouvelle de la RSE, renvoie l’économie sociale à une interrogation
sur ses propres valeurs et ses propres pratiques. C’est dans ce contexte qu’émerge en
1995 l’idée au CJDES de mettre en place une méthodologie d’évaluation des pratiques
des entreprises de l’économie sociale15. De ce point de vue, la tendance des entreprises
lucratives à marcher sur les platebandes des valeurs de l’économie sociale a poussé
celle-ci à réviser ses acquis ; mais la démarche qui s’est ensuivie (la méthodologie Bilan
Sociétal, devenue une marque déposée) a précédé la dynamique actuelle de RSE [Bodet
C., Lamarche Th. et alii (2006)]. Pour suivre Eric Persais, qui définit le Bilan sociétal
comme l’aboutissement d’une démarche de RSE, il faut redéfinir avec lui la
responsabilité sociale des entreprises comme une démarche plus ancienne que la
dynamique actuelle que l’on raccroche au sigle RSE [Persais E. (2006)]16.
Des expérimentations ont eu lieu de 1995 à 1997 dans quatre pays européens
auprès d’une centaine d’organisations, certaines ne faisant pas partie de l’économie
sociale [Capron M. et Quairel-Lanoizelée F. (2001)]. La démarche a été adaptée au
monde agricole à partir de 1997 par la CFCA (Confédération Française de la
Coopération Agricole) et a été expérimentée à partir de 2001 auprès de coopératives
agricoles [Henninger M.-Ch. et Barraud-Didier V. (2006)]. Par la suite, des
expérimentations ont eu lieu dans des petites structures de l’économie sociale,
coopératives et associatives, particulièrement en Bretagne.
15
Le démarrage des travaux en ce sens a eu lieu lors de l’université d’été du CJDES organisée à Evian,
mais l’idée existait depuis plusieurs années.
16
L’extraordinaire développement des débats autour de la RSE depuis une dizaine d’années produit un
effet qualitatif : si, comme le rappelle [Persais (2006)], les réflexions anglo-saxonnes en particulier autour
du CSR (Corporate Social Responsibility) remontent à plusieurs décennies, les transformations des
dernières années en font un modèle non plus marginal mais émergent.
17
La méthodologie Bilan Sociétal consiste à croiser les regards de plusieurs
groupes de parties prenantes17. Il n’est pas nécessaire ici de développer cette
méthodologie (pour une présentation générale, voir [Capron M. (2003) et Bodet C. et
Picard D. (2006)] ; pour une réflexion générale et appliquée à la MAIF, voir [Persais E.
(2006)]. On peut néanmoins utilement la distinguer des démarches de RSE qui ont
cours dans les entreprises lucratives et qui sont évaluées sous forme de notes
synthétiques par des agences de notation telle que, en France et en Europe, Vigeo. Le
Bilan Sociétal apparaît certes, à l’instar des démarches de RSE, comme une dynamique
volontaire, mais l’objectif en est généralement différent. Pour une grande entreprise de
l’économie sociale, procéder, comme a pu le faire la MAIF, à une évaluation sociétale,
c’est essayer de resituer ses propres pratiques dans le contexte contemporain (qui peut
être celui de la concurrence de compagnies d’assurance lucratives se réclamant de la
RSE) tout en se remettant dans la perspective de ses propres valeurs et objectifs établis
lors de la fondation. La démarche est d’abord à visée interne. Etant participative, elle
permet d’interpeller les sociétaires ou les adhérents pour revivifier la démocratie
interne et peut même apparaître comme un substitutif à une formation des sociétaires
défaillante [Henninger M.-Ch. et Barraud-Didier V. (2006)]. Elle doit permettre de
redonner du sens à son activité ; il s’agit aussi parfois de le faire savoir à l’extérieur. Si
l’objectif de communication peut être important pour de grandes entreprises connues du
public en situation de concurrence avec des entreprises lucratives, cela ne peut donc
constituer le seul objectif (le risque de greenwashing est ici limité). Il ne s’agit pas non
plus d’obtenir une note synthétique diffusée auprès des investisseurs financiers, puisque
l’entreprise n’est pas cotée en Bourse. Si une entreprise de l’économie sociale souhaite
se confronter, sur leur terrain, à ses concurrentes lucratives, elles peuvent en passer
alors par les techniques que celles-ci emploient ou sont obligées d’employer : le rapport
extra-financier imposé par la loi NRE en France, ou le recours à un audit en
responsabilité sociale par une agence spécialisée18.
17
Il y a au minimum un groupe de salariés, un groupe d’administrateurs et un groupe de parties prenantes
externes (par exemple, les clients ou usagers, les partenaires financiers…).
18
Ainsi, entre la mi-2003 et la fin 2005, l’agence Vigeo a-t-elle consacré 3 missions d’audit en
responsabilité sociale à de grands groupes de l’économie sociale, sur les 28 qu’elle a réalisés au total
(Caisse d’Epargne, Crédit Agricole et MACIF) [Vigeo Group (2006)].
18
En bref, le Bilan sociétal n’exige pas de publicité du résultat ou de la démarche
car il ne vise pas à fournir des garanties à des clients ou des investisseurs, mais à
développer une démarche interne d’évaluation en vue d’améliorations et de décisions
qui vont du tactique au stratégique. Il est aussi et surtout revendiqué comme outil de
dialogue entre les différentes parties prenantes, internes et externes. Qui plus est, des
démarches expérimentales ont été engagées pour appliquer la méthodologie dans de
petites structures (coopératives et associations). Ainsi, le Bilan sociétal n’est pas une
démarche qui vise à établir et rendre public le caractère citoyen ou responsable en
matière sociale, sociétale et environnementale de l’entreprise, mais il suppose en amont
un projet d’entreprise d’être citoyen ou responsable.
4.2. La revendication d’une utilité sociale
Depuis la fin des années 1990 a été enclenchée en France une dynamique de
recherche (impulsée en son temps par le Secrétariat d’Etat à l’économie solidaire, qui a
existé de 2000 à 2002) visant à définir des critères d’évaluation permettant de légitimer
l’existence d’activités d’économie sociale et solidaire et, par là, de légitimer des formes
de soutien public à leur attention. Ce type de recherche s’est avéré essentiel dans un
contexte où la très forte pression patronale de l’époque a conduit à proposer un
démantèlement de « l’économie dite ‘sociale’ », selon les termes du rapport dirigé par
Bernard Augustin pour le MEDEF sur les difficultés de concevoir un « marché
unique » en présence « d’acteurs pluriels » [Augustin B. (2002)] : différentes formes
d’organisations productives parmi lesquelles les « entreprises légitimes du secteur
privé » (selon les termes de [Bernardi L. (2001)] ainsi que de multiples organisations
dont celles de l’économie sociale et solidaire dont la légitimité était mise en cause.
L’utilité sociale, ou, de façon très générale, l’utilité procurée par une
organisation dans le cadre de ses activités, à différents niveaux depuis l’individu
jusqu’à la société, apparaît difficile à définir de façon précise. A partir d’un travail
d’examen d’un ensemble de travaux et de rapports autour d’activités souvent
spécifiques, Gadrey présente cinq grands thèmes dans lesquels se déploient des formes
d’utilité sociale [Gadrey J. (2004), (2006)]. On ne peut pas les reprendre ici faute de
place, mais on peut mettre l’accent sur certains d’entre eux.
Il apparaît par exemple une « utilité sociale à forte composante économique »
(thème 1). Il s’agit là notamment de richesses économiques créées et de ressources
19
économisées ou de coûts évités. Par exemple, des personnes retrouvant le chemin de
l’emploi par un travail d’insertion par l’activité économique apparaissent bénéficiaires
de ces dispositifs mis en place par des associations dans la plupart des cas. Dans le
même temps, la collectivité bénéficie de ce retour à l’emploi par le biais de l’évitement
de dépenses (par exemple de RMI, d’assurance chômage…), par le biais de rentrées
fiscales ou sociales accrues permises par les revenus nouveaux des personnes
réinsérées, mais aussi par le biais d’une meilleure cohésion sociale permise par la baisse
du chômage. Il peut y avoir, par ailleurs, une utilité sociale produite comme
« contribution au dynamisme économique et social des territoires et à leur qualité de
vie collective ».
D’autres évaluations de l’utilité sociale mettent l’accent sur les thèmes de « la
lutte contre l’exclusion et les inégalités, de la solidarité internationale et du
développement durable » au sens environnemental du terme (thème 2). Le thème 3 est
celui du « lien social de proximité et [de la] démocratie participative », qui renvoie aux
territoires locaux, tandis que le thème 5 renvoie aux effets possibles de contagion
externe des règles et activités d’économie sociale et solidaire, « en termes de valeurs et
de pratiques alternatives » : on peut citer un apprentissage démocratique favorisant la
citoyenneté, des pratiques de solidarité, des pratiques de réciprocité impulsées par les
organisations d’économie solidaire, le développement d’initiatives associatives ou
coopératives locales favorisant un développement local, la relativisation de la lucrativité
comme nécessité pour une activité productive, des engagements sociaux sous forme de
bénévolat, l’accent sur l’autonomie et les capacités des personnes, etc.
Au total, le critère complexe de l’utilité sociale vise à affirmer la légitimité de
ces organisations différentes des entreprises classiques et à affirmer la légitimité de
soutiens publics, sous diverses formes, à certaines de ces activités. Pour Gadrey, il faut
voir l’utilité sociale comme une « convention émergente pouvant justifier de nouvelles
régulations » [Gadrey J. (2006)]. Les « thèmes » présentés ci-dessus ne sont donc pas
postulés mais doivent être renseignés et évalués précisément pour chacune des activités
d’économie sociale et solidaire. C’est ainsi que l’introduction de ce critère d’utilité
sociale ne peut être pertinente que s’il peut y avoir une évaluation des organisations de
l’économie sociale et solidaire quant à leur production d’utilité sociale. Lipietz plaide
pour une logique de labellisation des organisations selon leur production d’utilité
sociale, quel que soit leur statut ; ceci conduirait à encourager non pas aveuglément des
20
entreprises du fait de leur choix statutaire, mais celles dont on valide la production
d’utilité sociale, fussent-elles lucratives ou d’économie sociale et solidaire [Lipietz A.
(2001)]. Cela n’a pas été mis en place, étant donné les difficultés que poserait cette
systématisation et le changement de culture tout à la fois dans les milieux de l’économie
sociale et solidaire et au niveau des politiques publiques.
5. ONG et fondations, entre stimulants et instruments de la RSE
Une autre relation entre économie sociale et RSE transite cette fois par les
acteurs émergents que sont les fondations et les ONG, organisations dont l’activité
relève de l’action et de l’interpellation sociétales19. D’une part, la RSE s’alimente de
l’aiguillon critique d’un ensemble d’ONG ; d’autre part, la RSE se traduit par des
partenariats avec des associations et des fondations voire par la création d’associations
et de fondations dont la vocation est d’appliquer de façon externe les démarches de
RSE.
5.1. Les ONG comme aiguillons critiques
On a évoqué plus haut le Forum multipartite sur la RSE impulsé par la
Commission européenne. Parmi les parties prenantes invitées se trouvaient des
structures associatives de type ONG : Social Platform (qui est une plateforme d’ONG
sociales européennes), Green Eight (un groupe de huit ONG environnementales), des
organisations promouvant des droits de l’homme (la FIDH — Fédération Internationale
des Droits de l'Homme — et Amnesty International) ainsi qu’une organisation
d’associations consuméristes (BEUC), FLO (Fairtrade Labeling Organisations
International, qui est l’organe de commerce équitable Max Havelaar), et enfin Oxfam.
Les comptes-rendus des tables rondes ont souligné le rôle des ONG comme
aiguillons des entreprises lucratives les conduisant à davantage de transparence sur
leurs pratiques, à une meilleure communication et, via notamment un dialogue
constructif avec elles, à des évolutions dans leurs pratiques [EMSF (2004), première
19
Les ONG ont en général un statut d’association, mais elles peuvent aussi avoir celui de fondation
(comme le WWF par exemple). On distingue donc ici d’un côté les fondations que l’on ne peut pas
assimiler à des ONG, comme par exemple des fondations d’entreprises, et de l’autre les ONG, qui
peuvent prendre un statut de fondation mais poursuivent dans ce cas un objectif d’intérêt général, local ou
international, généralement orienté vers le développement et l’humanitaire, les droits de l’homme, le
développement durable ou l’environnement.
21
table ronde : « Improving Knowledge about CSR and Facilitating the Exchange of
Experience and Good Practice »]. De façon générale, les ONG, associées aux
syndicats, ont largement souligné la nécessité de davantage de transparence des
entreprises, ainsi qu’un rôle directif de la part des gouvernements et notamment de
l’Union européenne. Le résultat final du processus engagé par le Livre vert, c'est-à-dire
une Communication de la Commission Européenne le 22 mars 2006, ne leur a pas
donné satisfaction [Commission des Communautés européennes (2006)] ; élaborée cette
fois sans concertation avec ces organisations, elle a consisté à renvoyer aux seules
démarches volontaires des entreprises le développement de la RSE [Capron M. (2006)].
Ce modèle de l’ONG observatrice et critique des pratiques des entreprises
productives entretient bien entendu des rapports à l’économie sociale et solidaire. Il
relève cependant davantage d’un tiers secteur à l’anglo-saxonne, autonome et non versé
dans des activités productives, centré sur une mission conçue comme d’intérêt
communautaire et parfois général, que d’une économie sociale productive au même titre
que les entreprises lucratives ou gestionnaire d’équipements sociaux. Une illustration de
cette orientation anglo-saxonne est donnée par l’importance des ONG anglo-saxonnes
sur le terrain français lui-même : Greenpeace, Oxfam, Friends of the Earth, Amnesty
International, le WWF, sont toutes des ONG d’origine anglo-saxonnes qui ont créé des
antennes locales ou se sont associé à une ONG locale en lui donnant leur nom (par
exemple, l’ONG Agir Ici, créée en 1988, a rejoint Oxfam en 2006 et est devenue Oxfam
– Agir ici).
5.2. ONG et fondations comme outils de RSE
L’internationalisation rapide de firmes auparavant fortement ancrées dans un
territoire national et désormais en concurrence mondiale dans leur activité productive
autant que pour l’accès aux capitaux sur les marchés financiers (les critères d’évaluation
des firmes incluant désormais les dimensions extra-financières) a conduit à stimuler en
France, comme ailleurs et notamment en Europe, le développement de fondations et
d’ONG versées dans le développement durable.
C’est ainsi que de plus en plus de grandes entreprises développent leurs propres
fondations dont les objectifs peuvent être en particulier d’ordre environnemental ou
22
sociétal20. Les fondations sont historiquement faibles en France [Archambault E.
(2003)]. Les lois cadrant leur activité ne datent que de 1987 (loi sur le mécénat, qui
définit les fondations reconnues d’utilité publique) et 1990 (fondations d’entreprises).
De façon plus large, la fiscalité des dons n’est devenue incitative que tardivement
(2003). Les fondations ne font pas partie de la façon dont, historiquement, l’économie
sociale s’est construite et définie en France ; c’est principalement le passage à l’échelle
européenne (via l’unité Économie sociale constituée en 1989 au sein de la DG XXIII
« Politique d’entreprises, commerce, tourisme et économie sociale », incluant
coopératives, mutuelles, associations et fondations) qui, par effet de retour, a commencé
à légitimer les fondations comme structures d’économie sociale.
Créer une fondation ad hoc est cependant lourd et coûteux. De plus en plus
d’entreprises s’engagent en nouant des « partenariats stratégiques » avec des ONG et
des fondations reconnues d’utilité publique sur des projets particuliers. Elles
développent aussi un « mécénat de compétences » qui consiste à mettre à disposition
gratuite d’une ONG certains salariés volontaires dont les compétences techniques
contribueront à sa mission [Gatignon-Turnau A.-L. (2006)].
Le Forum multipartite européen s’est fait l’écho de ces pratiques, qui a permis
de souligner que les ONG sont une clé de réussite pour la mise en œuvre, dans les pays
du Sud, de pratiques socialement responsables par les firmes multinationales et leurs
fournisseurs, via des partenariats [EMSF (2004), troisième table ronde : « Development
Aspects of CSR »].
Prenons le cas emblématique du producteur de matériaux de construction
Lafarge, dont l’activité est devenue, en une dizaine d’années, essentiellement extérieure
à la France. Son activité productive est par essence très destructrice pour
l’environnement et polluante. Un partenariat financier controversé a été noué en 2000
entre Lafarge et le WWF (World Wide Fund For Nature), fournissant à celui-ci des
moyens financiers et à celui-là une expertise critique pour ses démarches en matière de
développement durable21. La controverse a porté sur la dépendance financière de WWF
20
En France, les grandes entreprises de l’économie sociale ne sont pas en reste (Caisses d’Epargne,
Crédit coopératif, Banques Populaires, MACIF, MAIF, etc.), mais pour des raisons qui tiennent moins à
une concurrence acharnée pour les ressources qu’à une volonté de marquer leur identité coopérative ou
mutualiste.
21 Le
partenariat, signé en 2000 pour une durée de cinq ans, a été prolongé de trois années en 2005.
23
engendrée par ce partenariat, qui pourrait limiter sa capacité critique. Par ailleurs, un
ancien président du groupe Lafarge a été à la tête du World Business Council for
Sustainable Development (WBCSD), une association internationale de 190 grandes
entreprises internationales qui sert de plateforme de réflexion sur (et d’action pour) un
développement durable respectueux de l’activité économique de ces entreprises.
Lafarge a aussi noué un partenariat avec CARE, dans la lutte contre le virus VIH /
sida dans ses sites africains ; avec Habitat for Humanity International pour la
construction de maisons pour des familles démunies [Lafarge (2007)], etc.
Les entreprises lucratives ont donc de plus en plus besoin des ONG et des
fondations leur permettant de contractualiser leurs engagements et de les rendre
visibles. Il s’agit parfois véritablement d’externaliser la RSE (en soutenant, par
exemple, un programme de reboisement sans lien direct avec l’activité productive de
l’entreprise), et non pas de bénéficier de l’expertise critique de partenaires sur ses
propres activités. Les partenariats avec les syndicats sont aussi utiles sur les questions
de responsabilité sociale à proprement parler, celle qui touche aux ressources humaines.
Les fondations et ONG de développement durable apparaissent, dans ce
contexte, tout à la fois comme des stimulants critiques des pratiques des entreprises
lucratives et des outils de réalisation de la RSE. Elles présentent l’avantage, pour les
entreprises qui parviennent à afficher des partenariats avec elles, d’avoir une image de
marque très positive. La montée de leur rôle est significatif à maints égards ; à tout le
moins, elle positionne l’usage des ONG et fondations par les entreprises lucratives
comme des pratiques philanthropiques, certes adaptées au goût du jour mais en
définitive guère novatrices.
24
6. Conclusion
Ces croisements possibles entre d’une part les organisations de l’économie
sociale et solidaire et d’autre part les démarches de responsabilité sociale des
entreprises engagées par des entreprises lucratives a permis d’aboutir à au moins trois
conclusions.
D’abord, en termes purement statiques, les entreprises de l’économie sociale
disposent d’un modèle ancien et d’une avance considérable en matière de responsabilité
sociale et sociétale, du fait des règles que leur imposent leurs propres statuts. C’est
l’idée de « spécificités méritoires » (Bloch-Lainé 1994, Parodi 1998) dont seraient
dotées ces entreprises. Les règles statutaires sont formellement plus solides que les
engagements volontaires de RSE des entreprises lucratives, car les démarches de cellesci sont réversibles. Il reste que cela ne saurait être suffisant dans un contexte fortement
dynamique. En effet, alors que certaines entreprises classiques dont la ou les marques
sont largement connues du grand public peuvent être en pointe en déployant de grands
efforts (pour, par exemple, contrôler les conditions de l’activité de nombreux soustraitants), des entreprises d’économie sociale peuvent au contraire en rester aux strictes
règles auxquelles elles sont tenues sans même chercher à les faire vivre véritablement
(par exemple, en matière de participation démocratique des sociétaires ou des
adhérents) et sans se poser les questions que les grandes entreprises soumises au regard
public sont aujourd'hui contraintes de se poser. Qui plus est, les règles statutaires ne
concernent jamais les questions environnementales, alors qu’elles constituent
aujourd'hui un pôle important de la RSE.
Ensuite, les entreprises lucratives et les organisations de l’économie sociale et
solidaire ont été stimulées les unes par les autres depuis une dizaine d’années,
produisant sans doute une dynamique globale positive et une fertilisation croisée. La
communication des entreprises lucratives sur leur caractère citoyen ou socialement
responsable a poussé et poussera encore les entreprises de l’économie sociale à affirmer
davantage leurs valeurs et montrer qu’elles demeurent, sur le terrain, au devant de leurs
concurrentes lucratives. Quant au Bilan sociétal, pensé d’abord pour les organisations
d’économie sociale et solidaire, il constitue une méthodologie d’évaluation efficace, qui
certes n’est pas orientée vers la communication, mais qui est utilisable aussi par des
entreprises lucratives.
25
Enfin, au sein de l’économie sociale et solidaire se trouvent des ONG et des
fondations qui aiguillonnent les entreprises lucratives en les poussant à améliorer leurs
pratiques jusque chez leurs sous-traitants et à communiquer sur leurs actions. Mais
certaines activités d’ONG et de fondations, et parfois ces organisations elles-mêmes,
sont le résultat de la politique de RSE des entreprises lucratives. Par cette dynamique, la
RSE impose au modèle français d’économie sociale et solidaire une hybridation avec la
montée d’organisations « not for profit » en un sens anglo-saxon : des organisations
sans but lucratif, gérées de façon professionnelle, qui ne visent pas la production de
biens ou de services (que ce soit ou non en concurrence), mais qui, sur la base d’une
affirmation d’un objectif d’intérêt collectif, servent de catalyseur aux démarches de
RSE des entreprises lucratives.
La dynamique des démarches de responsabilité sociale des entreprises lucratives
est donc un stimulant ambigu pour l’économie sociale et solidaire : elle sert à la fois sa
régénération, via une réflexion sur son sens et sa légitimité qu’ont renouvelées les
travaux sur l’utilité sociale et une évaluation interne comme le Bilan sociétal, et son
hybridation par le modèle anglo-saxon.
26
Bibliographie
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