L`éthique médicale peut elle être indépendante de la

Léthique médicale peut elle être indépendante de la politique
économique ?
Philippe ABECASSIS (GEAPE, Université DAngers)
Philippe BATIFOULIER (FORUM, Université Paris X-Nanterre)
Résumé
En économie de la santé, l'éthique est souvent l'argument principal opposé aux
régulations comptables du système de soins. Cette communication relativise cette
l'opposition pour montrer que l'éthique, en tant qu'ensemble sémantique,
s'approprie le référentiel de politique publique pour se colorer d'une teinte
marchande.
1. INTRODUCTION
Les considérations éthiques sont omniprésentes en matière de santé. Chaque
profession médicale est dotée dun code de déontologie et de férences morales,
comme le serment dHippocrate, qui orientent les agents, et les médecins tout
particulièrement, dans une position éthique. Le Conseil de lOrdre constitue
également une autorité incontournable en la matière. Les professionnels de santé
affichent cette composante éthique de leur activité à la façon dun emblème, voire
dune décoration. Cest pourquoi, le recours à léthique fait parfois office de
plaidoyer militant. Dans ces conditions, on peut considérer que les professionnels
sont spontanément capables dorienter leurs actions dans un sens profitable aux
patients. Ils sont soucieux du bien-être de ce dernier et nont nul besoin dêtre
contraints ou incités à le faire.
En effet, une contrainte imposée au decin nest daucune utilité puisquil
simpose lui même une telle attitude. Lintervention publique, soucieuse déquité et
de justice, trouve dans le médecin un allié naturel et un relais parfait. Léthique est
un remède naturel à lopportunisme et on ne voit pas dans cette perspective en quoi
la contrainte tutélaire pourrait permettre de faire ce qui se fait déjà spontanément.
De même, un contrat incitatif qui viendrait embellir un monde "enlaidi" par
lasymétrie dinformation na aucune raison dêtre. Dans la mesure où les médecins
sont animés de motivations intrinsèques et non extrinsèques (KREPS, 1997), il est
inutile de les recadrer par un contrat qui postule des comportements déviants.
On comprend alors que laffirmation de valeurs éthiques conduise les
professionnels de santé à revendiquer une certaine autonomie et des droits
dautorégulation. Cette communication relativise cette affirmation pour souligner
Léthique médicale peut elle être indépendante de la politique économique ? 2
le lien existant entre léthique et la politique économique. La première nest pas
autonome par rapport à la seconde.
Léthique est souvent mobilisée comme fer de lance de la contestation à une
régulation comptable des dépenses de santé. Or lopposition entre considérations
éthiques et considérations marchandes nest pas aussi tranchée quil ny paraît au
premier abord : lintervention publique, soucieuse déquité et de justice, trouve
souvent dans le médecin un allié naturel et un relais parfait (2). Cette alliance
repose sur un « référentiel sectoriel de politique publique » qui conduit les acteurs à
formuler les problèmes auxquels ils sont confrontés et les solutions quils
proposent. Le référentiel, inspiré du paradigme libéral, conduit à mettre au premier
plan les comportements opportunistes et les logiques de bonus malus. Léthique
médicale, pour rester le socle de la profession, doit alors se modeler pour sadapter
à ce référentiel marchand. Les considérations comptables, les logiques incitatives
ne conduisent pas à abandonner léthique qui reste une référence essentielle aux
yeux des médecins mais à la colorer pour la teinter de logique marchande. Ceci
nest compréhensible que parce que lon considère que léthique nest pas un
ensemble de textes rigides et immuables (une syntaxe) mais une fon dinterpréter
toutes les pratiques (une sémantique) (3).
2. ÉTATISATION, POUVOIR POLITIQUE DES MÉDECINS ET
ÉTHIQUE PROFESSIONNELLE
Un système de protection sociale qualifié de "corporatiste conservateur" nest a
priori pas le mieux placé pour se réformer. Le discours sur la réforme "nécessaire"
transite souvent par la dénonciation des blocages et obstacles institutionnels qui
étouffent toute tentative de changement. Ce discours prend une teneur particulière
en matière de san où le conservatisme doit être tempéré par lexistence de
nombreuses mesures de politique économique qui doivent composer avec un
corporatisme puissant dessence libérale, celui des médecins.
Lévolution cente du système de santé français moigne en effet de
nombreuses et importantes transformations. Celles-ci sinscrivent dans la logique
densemble du système de protection sociale français telle quelle a été souvent
décrite, notamment par PALIER et BONALI (1995) : des moyens bismarckiens au
service dobjectifs de plus en plus beveridgiens. Mais, elles exacerbent aussi cette
évolution. Le système de santé constitue lune des formes les plus expressives de
mutation beveridgienne de la protection sociale française. Au niveau des objectifs
mais aussi au niveau des moyens qui sont également de plus en plus beveridgiens.
On est alors fondé à parler « détatisation » du système de san(2.1). Cest cette
étatisation qui est dénoncée par le corps dical, qui lui oppose largument
éthique, présenté comme le rempart libéral cessaire à la qualité des soins. Le
pouvoir dopposition politique des médecins est en effet légitimité par la
composante éthique de leur activité (2.2). Ce pouvoir nest toutefois pas la simple
expression de loriginalité de lactivité médicale. Il se nourrit de lintervention
publique. Léthique professionnelle et les droits dautorégulation afférents sont
intimement liés au mandat donné par lÉtat à la profession médicale (2.3).
Léthique médicale peut elle être indépendante de la politique économique ? 3
2.1. Une « Étatisation » du système de santé français ?
Plus que tout autre secteur de la protection sociale française (celui des retraites
notamment), les formes récentes soulignent une évolution beveridgienne du
système. Au niveau des objectifs, lindicateur le plus visible en est la CMU qui
conduit le système de soins à offrir aujourdhui une couverture quasi universelle,
indépendamment de la position de lindividu sur le marché du travail. Au niveau
des moyens, le développement de la CSG, fixée par le législateur, conteste la
primauté de la cotisation sociale. Des points de CSG en plus se substituent à des
cotisations dassurance maladie en moins1. La CSG finance une part grandissante
de la protection sociale et tout particulièrement la santé. 58 % de la CSG sont
affectés à lassurance maladie.
Au-delà de ces traces les plus visibles, dautres évolutions de fond viennent
renforcer ce constat. La politique visant à influer sur les négociations entre
partenaires sociaux et à les orienter vers la "maîtrise dicalisée" des dépenses a
laissé place à lintervention plus directe de lÉtat, surtout depuis le plan Juppé de
1995 et les ordonnances de 1996 à sa suite2.
Le parlement se substitue constitutionnellement- aux partenaires sociaux pour
fixer lévolution annuelle des dépenses de santé. Il vote le projet de loi de
financement de la sécurité sociale (PLFSS) qui fixe lobjectif national dévolution
des dépenses dassurance maladie (ONDAM). La loi se substitue ainsi à laccord
négocié par la CNAM et les syndicats médicaux.
La réforme est aussi celle de la composition des conseils dadministration des
caisses dassurance maladie. Lintroduction de personnalités "ès qualités",
nommées par lÉtat affaiblit le paritarisme originel de ces institutions. Dans le
même temps, des organismes de contrôle nouveaux, sous légide de lÉtat,
apparaissent. Ils sont chargés dadministrer, de coordonner voire de regrouper les
hôpitaux ou les services, au niveau régional (Agences gionales de
lhospitalisation, ARH), ou encore de définir les critères de qualité et de bonnes
pratiques dicales les férences médicales opposables- (Agence nationale
daccréditation et dévaluation de la santé, ANAES). Ces organismes se substituent
aux partenaires conventionnels (CNAM et syndicats médicaux).
La gulation administrée remplace ainsi, pour une part, la régulation par
« conventions médicales ». LÉtat devient maître d’œuvre du système de sanau
détriment des partenaires sociaux. Cette étatisation ou tentative détatisation est
dénoncée régulièrement par ces derniers pour lensemble des secteurs de la
protection sociale française, mais avec une vigueur toute particulière pour le
système de santé. Alors que la plus importante organisation patronale (le MEDEF)
est sortie du conseil dadministration de la CNAM, les organisations syndicales
attachées à la fense de la médecine libérale soulignent le rôle négatif de lÉtat
dans la détérioration du dialogue social et des comptes sociaux. Le corporatisme
1 Un point de CSG contre un point de cotisations maladie en 1996 (gouvernement JUPPE) et 4.1
points de CSG contre 4.75 points de cotisations maladie pour les salariés en 1998 (gouvernement
Jospin).
2 Pour des présentations synthétiques, voir PALIER (2002) et BARBIER et THERET (2004).
Léthique médicale peut elle être indépendante de la politique économique ? 4
syndical sinsurge contre la progression de la régulation étatique et fait valoir des
arguments influents au premier rang desquels figure léthique.
2.2. Léthique comme porte-voix de la contestation médicale
Lévolution beveridgienne du système de santé et lamoindrissement
concomitant du rôle des conventions médicales affaiblissent de fait la puissance
des syndicats médicaux. Létatisation du système érode le pouvoir médical en
transférant la compétence décisionnelle des partenaires sociaux vers lÉtat.
Cependant le pouvoir politique des médecins demeure. La profession médicale est
en effet capable de construire un rapport de forces favorable. La faculté des
médecins à défendre lintérêt professionnel nest plus à démontrer. En ce sens, on
peut parler de véritable pouvoir politique des médecins (HASSENTEUFEL, 1997).
Létendu dun tel pouvoir permet de contrer lévolution beveridgienne du
système. Ainsi, pour citer quelques exemples, la mobilisation politique des
médecins a conduit le gouvernement en 1992 à retirer un texte conduisant à
encadrer lévolution des dépenses de santé en médecine ambulatoire. Les syndicats
médicaux ont, dans ce cas, fait appel aux putés et le gouvernement ne disposant
pas dune majorité suffisante dans un contexte politique général difficile
(référendum sur le traité de Maastricht) a préféré renoncer3. De nombreux aspects
du plan JUPPE ont également fait lobjet dune vive opposition et nont pas été
suivis deffet4. De fait, le vote du parlement sur un objectif de penses (PLFSS) a
bien lieu chaque année mais nest pas astreignant. Enfin, le plan JOHANET présenté
en 1999 par lancien directeur de la CNAM présentait des mesures contraignantes
pour les médecins (sur le conventionnement, la couverture sociale, le prix des
médicaments, etc.). Il na pas obtenu la cessaire traduction législative qui lui
aurait permis dêtre appliqué.
On comprend difficilement cette capacité remarquable dune profession à
sopposer puis à orienter la politique publique dans un sens qui lui soit favorable si
on ne fait pas référence à largument éthique. La profession médicale dispose dun
pouvoir phénoménal totalement original, imputable à la nature charismatique de
lactivité liée, dun prime abord, aux questions de vie et de mort. La reconnaissance
sociale de la profession et le prestige dont jouit le decin sont également liés à la
scientificité de la pratique5. Mais cette spécificité, gravité et scientificité,
indéniables de lactivité nexpliquent pas totalement la portée de la parole médicale
dans le champ politique.
Le pouvoir politique de la corporation se nourrit également du rôle dexpert que
joue le médecin. Le savoir médical est mis au service du patient. Le médecin est
non seulement le mandataire du patient mais ce dernier ne voit généralement pas
3 Voir HASSENTEUFEL (1997, p. 288 et 295) pour un développement.
4 Ainsi en est-il des pénalités prévues en cas de dépassement de lobjectif quantifnational voté
par le parlement, par une profession médicale dans sa globalité. Les sanctions consistaient à la
dévalorisation de lacte. Cette mesure na dabord pas été appliquée et les dépassements du plafond
nont pas été suivis de « malus », avant dêtre déclarée inconstitutionnelle par le Conseil dÉtat
5 Véhiculée par des études très longues avec une rude sélection et un jargon difficilement
accessible au profane.
Léthique médicale peut elle être indépendante de la politique économique ? 5
dinconvénient à ce quil en soit ainsi. La légation nest alors pas un problème si
le médecin est lagent parfait du malade.
Le terme "éthique" résume lattention que le médecin prête au patient. Soucieux
des intérêts de son patient, le médecin ne va pas exercer son pouvoir
discrétionnaire, quil bride lui même, faisant de la relation médicale une relation de
confiance (BATIFOULIER, 1999, BATIFOULIER et GADREAU, 2003). La moralisation
de lexercice médical place le bien-être du patient au dessus de lintérêt personnel.
Il y a donc bien puissance de la profession médicale mais cette puissance est
canalisée par une responsabilisation du médecin. Cest en ces termes quest définie
léthique par le rapport Éthique et Profession de santé : « Dans ce rapport, nous
comprenons léthique comme la mise en question du pouvoir et de la puissance par
la responsabilité pour autruiEn dautres termes, il sagit dinterroger le pouvoir
par le devoir » (CORDIER, 2003, p.18).
La mise en scène de cette bienveillance intrinsèque du médecin pour le patient
est assurée par les textes de la déontologie (codes et serment) et par les institutions
(conseil de lOrdre).
Léthique permet ainsi non seulement deffacer les risques potentiels de la
délégation et de reconnaître la représentativité du médecin. Le decin ne
représente pas que lui même ou sa corporation ; il représente aussi le patient
Dès lors, les contestations à la politique publique et actions menées (jusquaux
mouvements de grève) sont systématiquement justifes au nom de lintérêt du
patient6. Laffichage militant de modalités éthiques qui encadrent la profession
médicale permet ainsi de sopposer à la perspective comptable. La gitimité de
lÉtat ou des organismes de tutelle à vouloir soigner à moindre coût et à organiser
la recherche "déconomies" est confrontée à la légitimiéthique du comportement
médical qui cherche au contraire à saffranchir de considérations économiques. La
bonne pratique professionnelle soppose ainsi à la bonne gestion économique et les
deux types de légitimités saffrontent.
Le médecin ne lutte pas contre la politique publique et notamment contre les
politiques denveloppe globale et de restriction des dépenses en son nom propre. Il
le fait toujours pour le bien être du patient. Le besoin du malade prime sur le PIB et
cest la santé du patient et non les avantages de la profession qui sont en danger.
Les arguments de la défense du statut de la profession, du maintien voire de la
progression du revenu sont rarement des mots dordre syndicaux. Alors que les
conflits du travail ont fréquemment pour justification la revalorisation des salaires
dans de nombreuses activités, il nen va pas du tout de même pour la profession
médicale. La légitimité de la contestation vient dailleurs. Elle transite par une
position éthique qui conduit le médecin à se présenter comme le garant des intérêts
du patient.
6 Qui en fait ne dit pas grand-chose sur ce terrain et, quand cest le cas, exprime des positions
contradictoires. Ainsi, lassociation de patients LIEN, qui lutte notamment contre les infections
nosocomiales, défend la fermeture de services ou dunités jugées à risque voire dangereuses. En
opposition parfois avec les actions visant à défendre létablissement local menacé de fermeture ou de
regroupement.
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