Phéaciens : « et voici qu’Athéna , la fille du grand Zeus, le faisant paraître et plus grand et
plus fort, déroulait de son front des boucles de cheveux aux reflets d’hyacinthe, tel un artiste
habile, instruit par Héphaïstos et Pallas Athéna de toutes leurs recettes, coule en or sur argent
un chef-d’œuvre de grâce : telle Athéna versait la grâce (charis) sur la tête et le buste
d’Ulysse » (229-235, traduction de V. Bérard). Le vocabulaire qu’emploie Homère pour
décrire l’augmentation de l’attrait d’Ulysse est éminemment technique. Il s’agit véritablement
de couler, de verser la charis sur le corps d’Ulysse, comme l’artisan/artiste le fait sur son
œuvre. La réaction de Nausicaa qui assiste à la modification de l’apparence d’Ulysse indique
bien la nature de la transformation : « je l’avoue, tout à l’heure, il me semblait vulgaire ;
maintenant il ressemble aux dieux des champs du ciel » (242-243). De répugnant à plein de
charme, le corps d’Ulysse, à ce qu’en dit Nausicaa, a subi une altération positive. A d’autres
moments de l’épopée, à l’inverse, Athéna choisira de modifier son apparence en le rendant
semblable à une vieux mendiant. Les dieux dispensateurs de charis (Athéna, Hephaïstos,
Hermès) sont aussi détenteurs de mètis. Cet élément n’échappait pas aux Grecs. Pour eux, ces
stratégies d’augmentation, d’amélioration étaient le fruit non pas d’une grâce divine, telle que
le monothéisme le concevra, mais d’une manipulation. Ces mêmes dieux pouvaient
inversement réduire le charme d’un individu qu’ils prenaient en grippe, mais dans les deux
cas il s’agissait, dans cette dynamique de sur-assimilation (à un dieu) ou de sous-assimilation
(à un moins que rien), de technè, avec toute l’ambiguïté que ce terme revêtait pour les Grecs,
technè pouvant être traduit par moyen, instrument, mais aussi par extension, par leurre.
Par le biais de la charis, se met aussi en place un jeu, une agôn entre les immortels et
les mortels. Dans le cadre odysséen, elle est au centre d'une mécanique, contrôlée par les
dieux, de gain/perte, augmentation/diminution, propagation/rétraction, don/retrait,
altération/reconnaissance, épreuve/récompense, selon qu’elle est présente ou absente, d'où sa
forme mouvante. Les hommes s’emploient, en effet, à faire en sorte que par leurs actes, leurs
paroles, leurs travaux, les dieux soient incités à verser la charis sur leur apparence, leurs mots,
leurs œuvres. Verser, répandre, ajouter, embellir, sa dynamique est celle du geste technique,
de l’ajout mécanique, au sens d’artificiel, toujours circonstancié et conditionné. Augmentation
et réduction semblent donc être les deux faces du jeu entre les dieux et les hommes, l’un ne se
pense pas sans l’autre. La mise n’apporte pas toujours le gain escompté. Rappelons que leur
considération de la temporalité donne une grande importance au kaïros, à la saisie d’une
occasion permettant d’inverser pour le meilleur ou pour le pire le cours des évènements et des
apparences. Le procédé d’augmentation n’était pas pensé sans risques.
Au cours de ce détour, du côté de la Grèce archaïque, nous avons récolté un certain
nombre d’éléments pouvant mettre en relief ce qui différencie la conception antique de la
conception moderne de l’augmentation. Au-delà des traits divergents, il est important de noter
la place centrale de l’augmentation pour les Grecs, de toute évidence, cette centralité est à
souhaiter dans le paysage de la pensée contemporaine, tant les enjeux sont importants. A côté
de cette similitude de positionnement dans le paysage réflexif des deux époques, il faut tout
de même indiquer qu’un point majeur les distingue, à savoir la référence à l’idée de post ou de
transhumanisme. A travers les différents exemples que nous avons pris, nous avons
souhaitons mettre en lumière le fait que le phénomène d’augmentation, de charis, loin d’être
une option pour une sortie voire un dépassement de la condition humaine, indique, au
contraire l’extrême fluidité et souplesse de son périmètre. La charis mélée à la technè et à la
mètis, révèle toutes les possibilités d’extension et d’expansion des contours de la condition
humaine. Le phénomène d’augmentation, la recherche de l’embellissement, le besoin de
suppléance, la lutte menée contre les puissances d’oubli, d’enlaidissement, de décrépitude
relève de l’évidence pour les Grecs. C’est probablement sur ce statut d’évidence, d’enargeia