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MEI "Médias Et Information" n°4 - 1996
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Résumé : Les études sur l’évolution de la communication et les origines
du langage chez les hominidés se heurtent à un double problème concernant
la place de l’homme dans la nature et les bases conceptuelles des approches
scientifiques utilisées. Qu’il s’agisse de la bipédie ou du langage, les
hommes actuels sont très spécialisés. Il n’est donc pas étonnant que certains
linguistes et (paléo)anthropologues éprouvent des difficultés pour retrou-
ver les traces évolutives de ces adaptations, notamment chez les singes et
les grands singes actuels. Cet essai tente de montrer qu’il convient d’éviter
les a priori qui s’efforcent de placer l’homme hors de son évolution. Il faut
ancrer nos analyses dans un cadre phylogénétique qui s’appuie sur les
relations de parenté entre les espèces actuelles et en considérant qu’elles
sont toutes uniques. Des recherches sur les capacités cognitives des singes,
en laboratoire et dans la nature, de meilleures connaissances des relations
entre leurs socio-écologies et leurs modes de communication et des analy-
ses placées dans un cadre historique peuvent nous permettre d’envisager
des progrès significatifs sur l’évolution de la communication et du langage.
L’homme est un animal de commu-
nication qui se distingue des autres
animaux par le langage. C’est bien
là le dernier rubicon qui maintient
une frontière infranchissable entre
les singes et les hommes. Nos
mentalités occidentales supportent
assez mal tout voisinage étroit avec
les singes. Depuis que Charles
Darwin a montré que toutes les
espèces actuelles ont évolué et que
nous avons des degrés de parenté
plus ou moins étroits avec les
chimpanzés et les gorilles, les
hommes bien pensants se sont
efforcés de construire des remparts
intellectuels entre le monde animal
et l’homme. Sans évoquer les
créationistes passés, actuels et
futurs, on observe des postulats iden-
tiques chez les philosophes, les
psychologues, les linguistes et de
nombreux ethnologues. Pour la
majorité d’entre eux, la question ne
se pose même pas. Ceux qui l’abor-
dent usent de leur savoir et de leur
intelligence pour extraire l’homme
de son passé simiesque et l’en déta-
cher de façon radicale. Depuis plus
d’un siècle, il semblerait qu’on en
soit resté au fameux débat entre
l’évêque Samuel Wilberforce et
LA PRÉHISTOIRE DE LA COMMUNICATION
Pascal PICQ
Collège de France.
Chaire de Paléoanthropologie et Préhistoire
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Thomas H. Huxley qui eut lieu à
Oxford en 1860. Au cours d’une
réunion contradictoire au sujet de
l’évolution, Wilberforce conclut par
cette provocation à l’encontre
d’Huxley «Et vous, monsieur,
descendez-vous du singe par votre
grand-père ou votre grand-mère».
Et Huxley de répondre «Un homme
n’a pas de raison d’être gêné d’avoir
un singe pour grand-père ou grand-
mère. Si j’avais à choisir un ancêtre,
entre un singe et un universitaire
ayant usé de sa logique pour induire
en erreur un public mal préparé,
pour opposer à des thèses non des
arguments, mais la dérision, pour
raisonner ainsi sur une grave
question philosophique, nul doute
que j’opterais d’emblée pour le
singe». Car, en effet, s’il devient
difficile de contourner l’idée d’évo-
lution depuis les travaux de Charles
Darwin, celle-ci a été rapidement
adaptée à l’avantage de l’homme en
épousant une idée de progrès et de
perfectionnement. Là ou Darwin
suggérait que les grands singes
africains (chimpanzés et gorilles) et
les hommes partageaient un ancêtre
commun et, qu’à partir de cet ancê-
tre, chaque lignée avait évolué
suivant des circonstances propres,
ses amis les plus proches,
évolutionnistes convaincus, ont
décrit une série de processus
évolutifs passant de grades primi-
tifs en grades plus évolués, avec les
hommes représentant l’état le plus
achevé. L’évolution qui mène aux
hommes procède par une succes-
sion de grades pré-singes, singes et
grands singes. On retrouve l’échelle
des êtres d’Aristote sous une
version plus «scientifique».
L’idée d’une évolution avec
l’homme au pinacle de l’échelle des
êtres pose le problème du lien obligé
avec les singes. C’est le chaînon
manquant, une entité forcément
ambiguë qui évoque la relation
naturelle dénoncée mais qui est là
pour souligner une distance incon-
cevable et infranchissable. Il y a
donc un rubicon qui emporte les
liens troubles d’une parenté obligée
et qui rejette toute possibilité
d’élucider un passage de la rive des
singes aux berges de l’humanité.
Thomas.H. Huxley, ami et farouche
défenseur de Charles Darwin, avait
apporté une grande contribution en
écrivant La place de l’homme dans
la nature en 1863. Cependant, il
avait quelques difficultés à admet-
tre que la sélection naturelle ait pu
accoucher d’un homme avec un gros
cerveau à partir d’un ancêtre
simiesque. Russell Wallace,
co-inventeur de la sélection
naturelle avec C. Darwin, pensait
que ce processus était responsable
de tous les aspects de l’évolution,
sauf l’émergence du cerveau
humain. Quelques générations plus
tard, le propre petit-fils de T.H.
Huxley, Julian Huxley, ira jusqu’à
proposer un «ordre zoologique»
uniquement pour les hommes, les
«psychozoa». L’étymologie de ce
terme s’arc-boute sur la dualité
corps/esprit et animal/homme. Le
corps de l’homme a bien pu évoluer
selon des lois naturelles communes
à toutes les espèces, mais le cerveau
échappe à cette dynamique. Les
conceptions gradualistes,
progressistes et téléologiques de
l’évolution reposent sur une idée
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fort ancienne de l’homme par
rapport à la nature et évite toute
considération sur les relations de
parenté entre l’homme et les grands-
singes.
Les conceptions anthropocentriques
et téléologiques de l’évolution se
retrouvent chez Ernst Haeckel a qui
l’on doit le célèbre aphorisme
«l’ontogenèse reproduit la
phylogenèse». Toute la Natur
Phylosophie allemande se retrouve
dans cette phrase. En France
Teilhard de Chardin reprend ce
schéma en évoquant une tendance,
une force spirituelle de la nature qui
procède des formes de vie les plus
archaïques vers l’homme, condui-
sant la vie de la lithosphère à la
biosphère puis à la noosphère, l’ère
de l’esprit et de la pensée n’étant
atteinte que par les hommes. En
Angleterre c’est la fraude de Pildown
qui matérialise le chaînon manquant.
Un crâne d’homme affublé d’une
mandibule de singe concrétise
l’importance du cerveau sur le corps.
Il était une fois un singe qui s’est
retrouvé avec un gros cerveau et
qui, par la force de son psychisme,
s’échappa de sa condition simies-
que pour s’élever, bipédie aidante,
au-dessus des autres êtres vivants.
Seulement dans cette belle histoire
on ignore comment ce gros cerveau
est apparu. Il apparaît, c’est tout.
Formidable ambiguïté de nos
mentalités qui se rassurent de ce
chaînon fait pour être manquant.
Le cerveau est le siège de la pensée
et il n’y a pas de pensée sans
langage. La barrière de la langue
s’élève comme un barrage entre les
singes et l’homme et, pour faire
bonne mesure, la Société de linguis-
tique de Paris proscrit en 1866 toute
étude portant sur l’évolution du
langage. Un siècle plus tard, un grand
linguiste comme Noam Chomsky
postule que le langage est tellement
complexe en tant que système de
communication basé sur des
symboles rendus intelligibles grâce
à une grammaire qu’il est impossi-
ble d’envisager une évolution. La
grammaire fonctionne suivant une
double articulation, une qui élabore
les structures des phrases indépen-
damment des mots utilisés, l’autre
qui confère une signification qui
dépasse celle des mots accumulés.
En substance, la communication par
le langage implique une
combinatoire si sophistiquée dans
ses articulations qu’il est difficile
de concevoir des systèmes intermé-
diaires. Des ethnologues comme
Claude Lévi-Strauss soulignent la
grande complexité des langues
même chez les peuples les plus
isolés. Toutes les populations de la
Terre parlent des langues mobili-
sant des grammaires complexes et
capables d’exprimer des croyances
et des mythes tout aussi riches les
uns que les autres. Il n’existe aucun
moyen de faire une classification
évolutive des langues comme on l’a
fait pour les autres parties de l’orga-
nisme aux périodes les plus
sombres de l’anthropologie
physique. La pensée, même
«sauvage», est un universel de
l’homme.
L’argumentaire sur l’impossible
évolution du langage s’appuie
paradoxalement sur la notion de
grades évolutifs progressifs avec des
stades intermédiaires opératoires.
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Seulement, on l’a vu, il n’existe pas
de langue plus ou moins primitive
susceptible de nous donner
quelques éléments sur l’évolution
du langage. On a utilisé le même
type de raisonnement
antiévolutioniste à propos de la
structure complexe de l’oeil.
Pourtant, quelques soient les
structures ou les organes du corps
humain ou d’autres espèces, les
paléontologues et les naturalistes
finissent par préciser les modalités
d’évolution. C’est le cas pour l’oeil
d’après des publications très récen-
tes. Il n’y a donc aucune raison
objective de nier l’évolution du
langage. Mais le problème devient
plus complexe car si les singes ont
des yeux, des organes et des
comportements qui peuvent se
rapporter aux nôtres, ils ne
semblent pas pratiquer de semblant
de langage en tant que mode de
communication verbal basé sur des
symboles vocaux. Cependant,
l’argument de la trop grande com-
plexité se réduit à une simple argutie.
En effet, comment imaginer que
l’ordinateur multimédia qui me sert,
entre autre, à taper cet article, puisse
trouver des racines évolutives dans
de la pile d’Alexandre Volta à l’épo-
que de Napoléon Bonaparte.
Pourtant, cette évolution (technolo-
gique) a bien eu lieu.
Pour Steven Pinker, le fait que
toutes les population humaines
possèdent des langages aussi
complexes, notamment en raison
des grammaires utilisées, signifie
que le langage est une chose fort
ancienne. Le langage est dans les
bagages de l’humanité depuis fort
longtemps. Ses origines sont
anciennes et remontent à l’espèce
ancestrale d’Homo sapiens, certai-
nement H. erectus, qui le tenait,
dans une forme probablement
encore plus rudimentaire, de H.
habilis et ce dernier peut être de
Lucy ? La question posée est la
suivante: quand est apparu le
langage et pourquoi ?
En remontant dans le temps au fil
des espèces fossiles du genre Homo,
H. sapiens, H. erectus, H. habilis on
redescend les capacités crâniennes.
Les premiers représentants du genre
Homo étaient contemporains des
australopithèques robustes. Les uns
avaient des capacités crâniennes de
l’ordre de 700 cm3 et les autres entre
500 et 550 cm3. On retrouve la vieille
notion du rubicon cérébral, qui se
réduit à un filet de moins de 200
cm3. Le chaînon manquant est tou-
jours là, même si son espace se
réduit. Avec la multiplication des
découvertes de ces dernières
années, une telle conception
capable de délivrer un certificat
d’humanité à l’aune d’une poignée
de cm3 de matière cérébrale devient
intenable. On assiste, alors, à de
nouvelles analyses des facultés
intellectuelles et des aptitudes au
langage des hommes fossiles.
Récemment, plusieurs auteurs ont
mis en doute les capacités à
communiquer avec le langage chez
les hommes fossiles. Même les
hommes de Néandertal, pourtant
contemporains des hommes de
Cro-Magnon, se voient dénier cette
capacité. Il y a en fait une confusion
entre le langage en tant que mode de
communication verbal et d’un
ensemble d’activités qui sont
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jugées comme nécessairement liées.
En résumant ces thèses et sans cari-
caturer, les hommes n’enterrent pas
leurs morts, ne chassent pas de
manière efficace, ne fabriquent pas
d’outils élaborés et ne maîtrisent
pas le feu avant l’avènement
d’Homo sapiens sapiens, c’est-à-
dire les homme de Cro-Magnon et
nous. Les sépultures
néandertaliennes sont mises en
doute. Les restes de foyer dans les
sites archéologiques révèlent bien
des traces de feu, mais son utilisa-
tion n’était pas maîtrisée. Les outils
possèdent bien des formes diverses,
mais elles sont imposées par la
nature des matériaux utilisés. Les
restes d’animaux correspondent à
des parties de carcasses obtenues
par charognage. Le langage
n’apparaît qu’avec les vrais Homo
sapiens, une condition nécessaire
pour l’évolution de l’ensemble des
activités humaines qui concrétisent
la maîtrise des hommes sur leur
environnement. On n'est pas loin
des «psychozoas».
Le langage se construit, entre autre,
sur les activités de chasse qui
auraient nécessité la communica-
tion par signes, la désignation
précise des proies, le suivi de traces,
les actions de visées pour atteindre
le gibier, la «lecture» des emprein-
tes, etc. Le langage se trouve
associé à l’expression de signes
tangibles (empreintes, traces, l’art)
qui évoquent l’écriture. Comme la
chasse ne concerne essentiellement
que les hommes, les mâles, on
apprécie les implications sexistes
derrière de telles conceptions, sans
imaginer la place des peuples
actuels qui ne possèdent pas
l’écriture. On retrouve avec effroi
les grades évolutifs de la fin du
siècle dernier qui servaient d’alibi
«scientifique» au colonialisme et au
refus du droit de vote pour les
femmes. De telle théories s’oppo-
sent aux données de l’archéologie
préhistorique. Elles sont plus
inspirées par des présupposés
théologiques, philosophiques et
parfois idéologiques que scientifi-
ques et ne méritent pas de
discussion supplémentaire.
Dans les articles les plus récents
consacrés à l’évolution du langage,
les auteurs aiment à distinguer deux
approches, celle des linguistes et
celle des paléontologues/
primatologues (voir pour exemple
Rubbins Burling, 1993). Les
premiers partent des caractéristiques
du langage des hommes pour, c’est
l’intention affichée, remonter dans
le passé. Évidemment, ils consta-
tent avec une sincère désolation
qu’on ne peut pas retrouver chez les
singes les prémisses du langage. Il
en a été dit de même pour la bipédie
pendant fort longtemps, mais on
arrive à proposer des hypothèses de
plus en plus précises. Il faut bien
reconnaître que trop de chercheurs,
même en paléoanthropologie,
butent sur des rubicons de toutes
sortes suivant le problème étudié,
parce que, justement, ils tentent de
reconstruire l’évolution à partir de
l’homme actuel, à rebours sur le
chemin de «l’hominisation». Une
des conséquences, c’est qu’on
rejette les Néandertaliens dans les
basses-fosses de l’évolution. On le
voit, il n’existe pas de dichotomie
fondamentale qui opposerait les
linguistes et les paléoanthro-
pologues, encore un autre rubicon
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