PAC ANALYSE 2014/24
L’ODYSSEE DU CAPITALISME (2/4)
II. LA LONGUE MARCHE
Par Jean Cornil
Il serait évidemment vain et ridicule de vouloir retracer en quelques
pages la très longue histoire du capitalisme tant les facteurs sont
multiformes géographiques, historiques, économiques,
technoscientifiques,... et l’odyssée longue. Tentons par souci
pédagogique de baliser un peu le parcours même sous une forme
élémentaire, voire naïve.
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Par où commencer ? Et jusqu’où remonter dans l’histoire ? Avec un étonnement, très
philosophique et un peu enfantin, je pose une première question : l’échange
marchand a-t-il toujours existé ? Ou, autrement dit, est-il dans la nature de l’homme,
dans son essence même, de pratiquer le libre commerce ? Certes, l’échange est
constitutif de la vie sociale des groupes humains. Certaines figures majeures de
l’anthropologie moderne, tels Claude Lévi-Strauss, Georges Dumézil ou Marcel
Mauss, ont étudié les systèmes d’échanges entres les humains sous une triple
forme : l’échange de mots (la communication), l’échange des femmes (la prohibition
de l’inceste) et l’échange des biens (le don, le troc, le commerce). On pourrait y
ajouter un échange tellement évident et naturel car constitutif de notre existence-
même : l’échange de flux de matière et d’énergie avec le monde physique qui nous
englobe.
Mais l’échange marchand, qui va constituer les prémisses du capitalisme et
s’amplifier avec une vigueur inouïe, n’est pas, en soi, le mode privilégié de gestion et
de répartition des biens et des services entre les hommes. Il apparait au contraire
comme une catégorie historique particulière. Dans son ouvrage majeur, La grande
transformation, Karl Polanyi identifie bien des systèmes d’échanges qui n’ont pas
nécessairement un caractère marchand : principe de ciprocité et modèle de
symétrie (don et contre-don), principe de redistribution par une autorité centralisée,
principe de l’administration domestique par l’autarcie. Jusqu’à la fin du Moyen-Âge,
tous les systèmes économiques étaient organisés sur base de ces trois principes,
soit individuellement, soit combinés entre eux. « La grande transformation » a
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comme spécificité d’unir, d’étendre et d’émanciper l’échange marchand dans tous les
domaines pour aboutir à la société de marché. Mais il n’y a pas de nature en soi de
l’économie de marché. Contrairement à l’opinion courante, le marché ne découle pas
du troc, des commerces locaux ou même des routes commerciales entre continents.
Il s’agit d’une construction historique et il n’y a pas en soi de penchant naturel à
l’échange. C’est important à souligner pour bien insister sur le fait que la « main
invisible » n’est pas un constituant naturel, donc inévitable, des rapports
économiques entre humains mais bien une construction théorique et pratique qui
peut donc permettre d’autres constructions alternatives au marché capitaliste.
Que s’est-t-il donc passé pour que le système particulier de l’échange marchand
démarre à un moment donné de l’histoire, et en Europe ? Pourquoi pas en Chine,
empire plus développé et plus raffiné bien plus tôt dans le temps historique que ceux
de la civilisation occidentale ? Et pourquoi à la fin du Moyen-Âge en Europe ?
Comme le rappelle Bernard Maris, à la suite de Max Weber, parce que le capitalisme
s’est construit sur un nouveau rapport au temps. Parce que l’Europe, contrairement à
la Chine, a démocratisé le temps. Elle l’a organisé, notamment en chronométrant le
travail, ce qui a permis un accroissement sans précédent de la productivité des
hommes. Ceux-ci sont désormais projetés vers le futur, vers l’avenir. Ils cessent de
regarder vers le passé. Au temps cyclique succède le temps linéaire. « Le
capitalisme naît, écrit Bernard Maris, quand l’énergie est, à grande échelle,
transformée en travail par la technique et quand les hommes cessent de regarder le
passé ». Bien sûr, tout cela est le résultat d’un très long processus historique qui va
jusqu’à puiser dans les inventions des civilisations antiques (le moulin, la roue,
l’écriture, le contrat, la monnaie). Mais c’est en Europe, à la fin du Moyen-Âge qu’un
composé de facteurs bouleverse l’ordre ancien : citons, par exemples, comme
constituants du mode de production capitaliste selon la terminologie marxiste :
l’apparition de nouvelles techniques agricoles qui augmentent les rendements de
l’agriculture, la hausse de la démographie qui s’ensuit, l’émergence des villes,
l’éclosion de la bourgeoisie, la naissance de l’idée de l’homme libre, les conquêtes
coloniales, les révolutions scientifiques afin de mieux dominer la nature, la
valorisation et la division du travail, l’éclatement des structures féodales,
l’accroissement constant de la productivité, la création de droits de propriété et le
nouveau rapport au temps.
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Reprenons en découpant arbitrairement les phases du capitalisme même si, comme
l’écrit Fernand Braudel l’explication globale, avec les complexes interdépendances
entre tous les facteurs, s’avère la meilleure. Et il faut noter combien, depuis le XIX
siècle, l’histoire du capitalisme engendre débats et polémiques. Que l’on songe aux
visions extrêmement divergentes entre Karl Marx et Max Weber à propos des causes
premières de ce système économique.
Si l’on suit la périodisation proposée par Michel Béaud, on peut découper les étapes
du capitalisme en plusieurs phases :
Au XVIème et XVIIème siècles : le pillage, par l’Espagne en particulier, de ses
colonies en Amérique latine, et la montée des bourgeoisies notamment en
Hollande et en Grande-Bretagne. Puis au XVIIIème siècle, l’éclatement des
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structures féodales au travers de plusieurs révolutions. La révolution industrielle
en Angleterre et la révolution française où, en 1789, la bourgeoisie pulvérise la
noblesse et abolit l’ordre hiérarchique de l’ancien régime.
Au XIXème siècle, l’irrésistible montée du capitalisme industriel avec dans la
seconde moitié du siècle une deuxième révolution industrielle, fondée notamment
sur l’électricité et la chimie.
Fin XIXème et début XXème siècle, c’est l’ère de l’impérialisme avec le partage
du monde et l’amplification de l’exploitation des colonies.
L’entre-deux guerres mondiales qui voit se développer une crise majeure de
superproduction.
La période 1945-1980 qui illustre le grand bond en avant du capitalisme, ce que
certains ont appelé Les trente glorieuses, et qui a permis une croissance
continue de la production et de la consommation.
Enfin, des années 70 à nos jours, une crise longue et profonde et des mutations
du capital (globalisation et financiarisation) dont nous cherchons en vain une voie
de sortie.
Pour simplifier, soulignons à chaque étape, l’étroite interdépendance entre de
multiples facteurs qui en s’entrecroisant ont permis l’émergence et l’hégémonie
mondial du capitalisme au cours des siècles :
Des facteurs scientifiques : la révolution scientifique (Bacon, Galilée, Copernic,
Kepler, Newton, Watts, Carnot, Einstein,…) a permis de forger, au fil du temps,
un cadre de compréhension du monde, fondé principalement sur les
mathématiques, capable de transformer et d’exploiter les ressources naturelles
comme jamais auparavant.
Des facteurs techniques, directement issus des découvertes scientifiques,
(machine à vapeur, moteur à explosion, machine à tisser, chemin de fer,
automobile, électricité, chimie, nucléaire, informatique…) qui ont à chaque fois
transformé la nature de la production industrielle.
Des facteurs idéologiques, qui ont bouleversé les visions du monde en passant
d’une attitude contemplative à une attitude active et transformatrice des
écosystèmes : émergence de la rationalité, de l’humanisme, des concepts de
progrès, d’avenir, de propriété privée, de liberté, de bien-être, d’intérêt, et de
modification du rapport au temps. (Descartes, Diderot, Hegel, Marx, Smith,
Keynes,… et ce au travers de la philosophie et de la naissance des sciences
sociales au XIXème siècle).
Des facteurs politiques au travers d’une économie de puissances dominantes
(l’Espagne, la Hollande, la France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, les pays
émergents…) en rivalité constante qui aboutit aujourd’hui à une occidentalisation
du monde.
Des facteurs sociologiques par la genèse puis la domination de la bourgeoisie,
dans sa lutte contre la noblesse puis contre le prolétariat, seule classe sociale à
assurer une révolution permanente des rapports de production, malgré les
conquêtes du mouvement ouvrier et les luttes de libération nationale des peuples
colonisés. Jusqu’à aboutir à une oligarchie financière et multinationale qui
triomphe aujourd’hui.
Des facteurs économiques par l’apparition progressive de la main d’œuvre
surnuméraire qui va alimenter les fabriques, les manufactures, puis les industries
et enfin les services. Notons ici le principe de la division, croissante, du travail
allant vers une spécialisation toujours plus précise des tâches, tant à l’échelle
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nationale qu’internationale, et valorisant aujourd’hui le quantitatif, le management,
l’évaluation permanente. Notons aussi les bouleversements dans la structure de
la monnaie et du capital, de l’entreprise et de la banque, notamment par la
démocratisation du crédit à la consommation qui permettra une croissance
économique relativement continue dans la seconde moitié du XXème siècle.
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Aujourd’hui nous sommes entrés dans une phase de l’évolution du capitalisme que
Jean Peyrelevade qualifie de « capitalisme total ». C’est un système le
capitalisme financier domine avec comme objectif central la richesse de l’actionnaire
qui attend de ses investissements un rendement de 15%. Une économie de rente a
succédé à une économie de production. L’essor des Bourses a permis, notamment
au travers du besoin de financer les pensions, d’augmenter considérablement le
nombre des actionnaires (50% des ménages aux Etats-Unis et 25% en France).
Même avec un revenu modeste, toute personne est aujourd’hui potentiellement un
capitaliste, au sens strict du terme. Comme le décrit Jean Peyrelevade, le système
capitaliste actuel a la forme d’une pyramide : à la base 300 millions de personnes qui
possèdent des actions (moins de 5% de la population mondiale), concentrées dans
les pays veloppés ; deuxième étage : une dizaine de milliers de gestionnaires de
fortunes, des compagnies d’assurances et de fonds de pensions qui gèrent plus de
la moitié des actions de toutes les Bourses du monde ; enfin, au sommet de la
pyramide, les managers des quelques milliers de multinationales cotées en Bourse,
qui doivent obéir aux exigences de rendement de la multitude de petits actionnaires,
regroupés en Fonds. Il y a donc une distinction nouvelle entre les propriétaires du
capital et la gestion de ce dernier. Les normes de rentabilité incitent à diminuer les
salaires et à délocaliser pour produire toujours moins cher. Ce capitalisme total a des
effets dévastateurs sur les inégalités sociales et les équilibres environnementaux.
Sans parler de la financiarisation de l’économie, où l’argent en tant que tel est
devenu la marchandise principale du grand marché planétaire, et qui a croché de
la réalité de l’économie productive pour aboutir à la crise de 2008, en attendant la
suivante, comme l’illustre superbement le film « Inside Job ».
Thomas Piketty montre brillamment la contradiction centrale du capitalisme
contemporain : le taux de rendement du capital est supérieur, de manière durable et
significative, au taux de croissance de l’économie. Autrement dit les revenus du
capital des rentiers et des héritiers augmentent plus vite que les revenus du travail,
ce qui a presque toujours été le cas dans l’histoire. La structure des inégalités
sociales dans les grands pays développés n’a fondamentalement pas été modifiée
aux cours des trois derniers siècles. Sauf moyennant une forme de correctif au
moment des guerres. Et le processus se poursuit car la répartition entre capital et
travail est toujours plus inégalitaire malgré les conquêtes du mouvement ouvrier en
termes de protection sociale et de progressivité de l’impôt.
Nous sommes passés des « économies-monde », selon la formule de Fernand
Braudel, à l’économie mondiale, caractérisée par la domination du pôle urbain, une
division internationale du travail et de la production accrue, une multinationalisation
des entreprises, un éclatement de la propriété privée des moyens de production en
un actionnariat multiple et exigeant une rentabilité financière élevée et une
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marchandisation, au travers de l’extension du libre marché via par exemple le FMI et
l’OMC, toujours plus étendue. La suite de l’histoire sera-t-elle celle du capitalisme
cognitif, portant sur des biens dématérialisés au travers de la propriété
intellectuelle… ?
Références :
Bernard Maris, Antimanuel d’économie, Tomes I et II, Bréal, 2003 et 2006.
Michel Béaud, Histoire du capitalisme, Seuil, Seuil, 1981.
Georges Duby (sous la direction de), Une histoire du monde médiéval, Larousse, 2005.
Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Flammarion, 1993.
Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard, 1983.
Daniel Cohen, La prospérité du vice, Albin Michel, 2009.
Rosa Luxembourg, Œuvres, Petite collection Maspéro, 1969.
Immanuel Wallerstein, La capitalisme historique, La Découverte, 2011.
Thomas Piketty, La capital au XXIème siècle, Seuil, 2013.
Régis Debray, L’erreur du calcul, Le poing sur la table, 2014.
Paul Jorion, Misère de la pensée économique, Fayard, 2012.
Jacques Généreux, La dissociété, Seuil, 2006.
Hors-série du Nouvel Observateur, Comprendre le capitalisme, Mai/Juin 2007.
Jean Peyrelevade, Le Capitalisme total, Seuil, 2005.
Pierre Larrouturou, Pour éviter le krach ultime, Nova Editions, 2011.
David Graber, Des fins du capitalisme, Possibilités I, Payot, 2014.
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