Diasporas caribéennes 13
Les pays de la Caraïbe insulaire ont connu, au cours du XXesiècle,
une conjonction de facteurs défavorables à la stabilisation de leurs
populations : la crise profonde de l’économie de plantation, l’explo-
sion démographique, la décolonisation, les besoins en main-d’œuvre
des pays industrialisés, puis la révolution des transports aériens et la
mobilité croissante des populations, le développement de l’économie
“de transferts”, la croissance des “populations flottantes” liée aux
activités de services touristiques… Longtemps analysé comme un
réservoir inépuisable de main-d’œuvre qu’auraient utilisé à volonté
les anciennes métropoles coloniales en fonction de leur conjoncture
économique, le bassin caraïbe a connu pendant la seconde moitié du
siècle des évolutions socio-économiques qui ont considérablement
fait évoluer la dynamique des réseaux migratoires intra et extra-
Caraïbe, en termes de flux et de stocks de migrants d’une part, et en
termes de formes nouvelles de mobilité dans l’espace et dans le
temps d’autre part.
En 1700, la population caribéenne insulaire était estimée à 350 000
habitants. Multipliée par six en moins d’un siècle, soit un effectif de
2 millions d’individus environ en 1790, elle connut ensuite une crois-
sance exponentielle : 5,7 millions en 1880, 17 millions en 1950, 30 mil-
lions en 1980, 37,5 millions en l’an 2000. Et les projections moyennes
conduisent à estimer qu’en 2025, hors phénomènes migratoires parti-
culiers, la population caribéenne pourrait se stabiliser autour de
43 millions d’individus. Concernant plusieurs centaines d’îles, répar-
ties en une trentaine d’entités géopolitiques sur 717 200 kilomètres
carrés, les migrations caribéennes sont le produit d’une histoire com-
mune, forgée dans le creuset de l’économie coloniale de plantation.
L’évolution au XXesiècle
du système démographique
et migratoire caribéen
par Hervé Domenach,
démographe, directeur
de recherche à l’IRD
(Institut de recherche
pour le développement),
Aix-en-Provence
Dans la Caraïbe, 37,5 millions d’individus sont disséminés sur une centaine d’îles.
Leurs nombreuses migrations, au sein du bassin comme vers leurs métropoles, sont le produit
de plus de trois cents ans d’histoire commune. La fin de l’esclavage, la construction du canal
de Panama, le déclin de l’économie de plantations allié à une explosion démographique,
ainsi qu’une relative liberté de circulation au XXesiècle, ont encouragé les mouvements migratoires
jusqu’au milieu des années quatre-vingt, avant de tendre vers un équilibre encore précaire.*
* Cet article s’inspire,
pour la partie historique,
de certains éléments de
l’ouvrage de Hervé Domenach
et Michel Picouet,
La dimension migratoire
des Antilles, éd. Economica,
1992, auquel on peut se
reporter pour une analyse
détaillée.
14 N° 1237 - Mai-juin 2002
Nous analysons succinctement les mécanismes fondateurs du sys-
tème migratoire caribéen avant le XXesiècle, puis les tendances géné-
rales de l’évolution des populations du bassin caraïbe au cours du
XXesiècle : les mutations démo-économiques, la transition démogra-
phique et l’émigration de masse, l’émergence de la Floride comme nou-
veau pôle récepteur, le cas atypique du sous-système migratoire haï-
tien, et enfin le bilan démo-migratoire au tournant du XXIesiècle.
Le système migratoire caribéen
avant le XXesiècle
Les grands mouvements migratoires qui ont précédé le XXesiècle se
sont successivement structurés à travers la colonisation et le commerce
triangulaire, puis avec la liberté de mouvement postesclavagiste qui a
largement modifié la donne du marché du travail caribéen de l’époque.
Les premiers immigrants furent les esclaves africains introduits lors
de la découverte des îles au début du XVIesiècle, qui furent plus nom-
breux que les Indiens à Hispaniola et Porto Rico dès 1525. C’est autour
de l’île d’Hispaniola (Saint-Domingue et Haïti)
que s’organisa d’abord la colonisation, dominée
par les Espagnols et fondée sur la découverte et
la conquête de l’espace pour la collecte des
minerais précieux ; les plantations de canne à
sucre et de petites productions de coton et
d’épices apparurent ensuite pendant la seconde
moitié du siècle, qui s’acheva sur un échec de la
colonisation économique et une dépopulation importante des grandes
Antilles (Cuba, Hispaniola, Jamaïque, Porto Rico), tandis que se déve-
loppaient intensivement les flux d’immigration esclavagiste et que les
mouvements entre les îles étaient insignifiants à cette époque.
Au XVIIesiècle, la migration forcée devint intensive aux fins d’ac-
croissement des stocks de main-d’œuvre esclave, par ailleurs confrontée
à une mortalité redoutable en raison des conditions inhumaines infli-
gées pendant le voyage d’acheminement et dans les plantations. Il y eut
ainsi 4 à 5 millions d’esclaves importés dans le bassin caraïbe(1) : les
Anglais et les Français introduisirent respectivement 1,66 et 1,57 mil-
lion, les Espagnols 800 000 et les Hollandais 500 000 environ, tandis que
le trafic d’esclaves entre les îles, qu’il fut légal ou interlope, était incon-
testablement très important mais difficile à évaluer.
C’est dans la seconde moitié du XVIIIesiècle que culmine l’économie
de plantation, qui connaît alors deux obstacles majeurs : les limites de la
production industrialisée dues à la concentration des terres et à l’insuffi-
sance de moyens techniques ; les tensions sociales et la remise en cause
du système esclavagiste. À l’exception de Cuba, où la “plantocratie” resta
farouchement esclavagiste et réussit à maintenir le commerce des
Les esclaves africains introduits
lors de la découverte des îles,
au début du XVI
e
siècle,
furent plus nombreux que les Indiens
à Hispaniola et Porto Rico dès 1525.
1)- Philip D. Curtin,
The Atlantic Slave Trade,
University of Wisconsin
Press, Madison, 1969.
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esclaves jusqu’en 1868, le Traité de
Vienne (1818) – qui stipulait l’arrêt de
la traite et le droit de perquisition des
navires suspects – marqua le premier
tournant dans l’évolution de la main-
d’œuvre et de son utilisation dans l’en-
semble des Antilles. L’acquisition de la
liberté pour les esclaves et donc le droit
aux déplacements, avait rendu possible
les mouvements entre les îles. Ils se
développèrent d’autant plus facilement
que bon nombre d’affranchis étaient à
la recherche de terres à acquérir que la
plupart des petites îles ne pouvaient
leur offrir. Les grands planteurs provo-
quèrent, en mettant en place un sys-
tème de travailleurs sous contrats pour
remplacer la main-d’œuvre esclave, de
nouveaux flux d’immigrants en pro-
venance de l’Inde, de l’Afrique, de la
Chine et de l’Indonésie.
Vers 1830, apparurent les pre-
miers mouvements migratoires intra-
caribéens, qui se transformèrent en
flux plus ou moins réguliers dans la seconde moitié du XIXesiècle. Le
plus important concerna les originaires des Petites Antilles britan-
niques, vers Trinidad et la Guyana, qui auraient ainsi reçu quelque
19 000 immigrants entre 1835 et 1846, tandis que par la suite (entre
1850 et 1921) la Barbade aurait fourni à ces deux pays 50 000 immi-
grants à elle seule, et que le nombre de résidents originaires des West
Indies à Trinidad passe de 12 106 en 1844 à 24 047 en 1881(2). On note
également les premiers mouvements de coupeurs de canne à sucre en
provenance de quelques-unes des petites îles au-Vent : Antigue, Saint-
Vincent et Sainte-Lucie, vers la Barbade, et également des mouve-
ments de plusieurs milliers de Dominicains vers le Venezuela ainsi que
de Barbadiens vers Sainte-Croix et le Surinam.
Les mutations de la première moitié
du XXesiècle
Au tournant du XXesiècle, et à l’exception de Cuba, le développe-
ment colonial et l’économie de plantation des îles commencent à
montrer des signes de déclin ; à cette époque, la concurrence bette-
ravière européenne, mais aussi nord-américaine, ruina nombre de
petits planteurs et privilégia les monocultures d’exportation au pro-
Femme mulâtre de la
Martinique accompagnée
de son esclave, 1805.
2)- Dawn Marshall,
“A History of West Indian
Migrations: Overseas
Opportunities and Safety
Valve Policies”,
in The Caribbean Exodus,
ed. Barry B. Levine,
éditions Praeger, 1987.
© D.R.
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fit des grands propriétaires. Les premières compagnies sucrières
nord-américaines investirent en masse, à Cuba et Porto Rico, puis en
République dominicaine, mécanisant partiellement le traitement
des cannes à sucre. La main-d’œuvre n’étant plus occupée que pen-
dant les cinq à six mois de coupe intensive, cela eut pour effet de
développer les premiers flux migratoires à caractère saisonnier et
alternant, la majorité des travailleurs retournant dans leur île d’ori-
gine une fois la récolte achevée. Selon Eric Williams(3), 217 000 Haï-
tiens, Jamaïcains et Portoricains allèrent ainsi travailler à Cuba
entre 1913 et 1924, tandis que se développaient parallèlement des
flux de travailleurs migrants internes aux Petites Antilles. Une partie
de cette main-d’œuvre fit progressivement souche, et on estime que
80 000 Haïtiens environ s’installèrent de manière permanente à Cuba
dès 1930.
Par ailleurs, des milliers de travailleurs caribéens émigrèrent à la
fin du XIXesiècle pour le chantier du canal de Panama, dont une bonne
proportion de migrations alternantes : Roberts(4) estime ainsi qu’il y a
eu 24 300 immigrants pendant le mouvement saisonnier de 1883-1884,
dont 11 600 retours. À compter de 1904, le percement du canal draina
les travailleurs caribéens en grand nombre : il y eut environ 20 000 Bar-
badiens, 5 500 Martiniquais, et 5 000 autres ouvriers en provenance de
toutes les petites Antilles, tandis qu’on estime que plus de 20 000 ori-
ginaires des Antilles britanniques moururent dans cette entreprise.
Parmi les autres déplacements de main-d’œuvre, on peut évoquer : les
travailleurs des îles au-Vent partis exploiter les mines d’or des Guyanes
vénézuélienne et française à la fin du XIXesiècle ; un flux d’immigra-
tion aux Bermudes en provenance principalement de Saint-Kitts et
Nevis pour la construction et l’utilisation de bassin de cale sèche pour
les navires ; l’exploitation du pétrole au Venezuela pendant les pre-
mières décennies du XXesiècle qui amena environ 10 000 ouvriers
entre 1916 à 1930, provenant essentiellement de la Barbade, Trinidad
et Curaçao ; la mise en place de raffineries dans les îles néerlandaises
qui attira des ouvriers en provenance de Saint-Martin et Saint-Barthe-
lemy d’abord, puis de la majorité des Petites Antilles britanniques ;
enfin, dans les deux premières décennies du siècle, environ 10 000
bahaméens sont allés travailler dans les chantiers de construction du
bâtiment, secteur en pleine croissance à Miami. Tous ces flux concer-
naient surtout de jeunes adultes masculins, et se traduisirent par des
rapports de masculinité très déséquilibrés : en 1921, on trouvait ainsi
881 hommes pour 1 000 femmes à la Jamaïque, 679 à la Barbade, et
589 à Grenade ; tandis que les pays récepteurs enregistraient des
rapports inverses, à l’instar de Cuba par exemple, qui atteignait 1 131
hommes pour 1 000 femmes.
Par la suite, les mouvements de population dans la région se trou-
vèrent fortement ralentis par la fin des travaux du canal de Panama,
3)- Eric Williams, L’histoire
des Caraïbes, de Christophe
Colomb à Fidel Castro,
éditions Présence Africaine,
1975 (1998), 604 p.
4)- G. Roberts,
“The Caribbean Islands”,
The Annals of the American
Academy of Political
and Social Science, vol. 316,
Philadelphie, 1958.
Diasporas caribéennes 17
l’effondrement de l’économie sucrière et la montée du nationalisme
dans plusieurs pays qui instaurèrent des politiques de contrôle des
immigrants. Les années trente marquèrent ainsi un net repli des socié-
tés caribéennes sur elles-mêmes, dans un contexte de crise écono-
mique et de troubles sociaux profonds, alimentés notamment par les
mouvements de retours de travailleurs émigrés massivement désem-
bauchés. Par ailleurs, l’année 1924 marque l’arrêt définitif de l’immi-
gration contractuelle extra-caribéenne à la suite de trois siècles de flux
quasiment ininterrompus, et les populations caribéennes connaissent
– pour la première fois de leur histoire – une phase de stabilisation et
de croissance naturelle sans perturbation. D’autant que les premiers
effets de la médecine et des politiques de santé publique font déjà
diminuer la mortalité de manière sensible, prémisses de “l’explosion
démographique” à venir. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le fait
migratoire caribéen resta marginal dans l’évolution des populations
antillaises, tandis que l’émigration extra-caribéenne était alors
presque inexistante et de caractère élitiste.
La transition démographique caribéenne
et l’émigration de masse
Conséquence de la baisse marquée de la mortalité dans toute la
Caraïbe à partir des années vingt, et de l’accession progressive à la
modernité, on observe au milieu du siècle un net allongement de
la durée de vie moyenne (en Jamaïque par exemple, l’espérance de vie
était de 28 ans au début du XIXesiècle, de 36 ans au début du XXe, de
© R. Gimeno, P. Mitrano - Sciences Po - Paris 2002.
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