In : Commentaire n° 83, Automne 1998
Idéologie française, capitalisme et cmage
THIERRY DE MONTBRIAL
On dénonce en France la pensée unique, la toute-puissance supposée, aujourd'hui, de la vision ou
mieux du paradigme néo-libéral dominant aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Ces pays, dit-on,
n'ont réduit leur taux de cmage qu'en permettant un accroissement « inacceptable » des inégalités
de rémunération. Au « modèle anglo-saxon », on oppose le projet social-mocrate de l'Europe
continentale, fondé, comme l'écrit Roger Guesnerie
1
, « sur une acceptation du marc, tant qu'il
concerne les biens, et sur un rejet et une réticence profonde vis-à-vis des sujétions du marché du
travail ». L'explosion du chômage serait-elle la conséquence de ce rejet ?
N'aurait-on donc le choix qu'entre la peste et le choléra, entre un capitalisme inhumain où une forme
dégradante du plein-emploi ne serait maintenue quen échange de la destruction de tous les acquis
sociaux du second XXe siècle ; et une social-démocratie au rabais le prix à payer pour la protection
de la majorité serait l'exclusion d'une minorité croissante de la population, une fraction toujours
plus importante de ceux qui ont un emploi serait minée par la peur de rejoindre tôt ou tard le camp de
la misère et du désespoir ? Le sociologue Pierre Bourdieu, qui a déclaré la guerre au néo-libéralisme
dans lequel il voit une utopie « en voie de réalisation », n'a-t-il pas raison d'observer : « Toute violence
se paie et par exemple la violence structurale qu'exercent les marcs financiers, sous forme de
débauchages, de précarisation, etc., a sa contrepartie à plus ou moins long terme sous forme de
suicides, de délinquance, de crimes, de drogue, d'alcoolisme, de petites ou de grandes violences
quotidiennes
2
» ? Ne faut-il pas approuver la romancière Viviane Forrester quand elle dénonce
l' « horreur économique »
3
?
Il n'y a pas, aujourd'hui, de questions plus importantes que celles qui sont ainsi soulevées. Mais la
plus grande confusion règne dans les esprits, entretenue par les discours trop idéologiques de la
plupart des personnalités politiques, des acteurs de la vie économique ou des intellectuels qui
s'expriment sur ces sujets. Cela est particulièrement vrai en France où l'on adore se battre pour des
idées, notamment quand il s'agit des trois concepts à l'origine de notre devise nationale (liberté,
égalité, fraternité) ou encore du rôle respectif de l'Etat et de la société civile. Une difficulté réelle tient
au fait qu'à l'origine des deux grandes iologies du XIXe et du XXe siècle, le libéralisme et le
marxisme, l'économie et la politique sont indissociables. Dans son enquête sur l'histoire du liralisme
1
R. Guesnerie. L'économie de marché, Flammarion, coll. Dominos, 1996, p. 89.
2
P. Bourdieu. Contre-feux, Liber raisons d'agir, 1998, p. 46.
3
V. Forrester. L'horreur économique, Fayard, 1997.
1
économique, Pierre Rosanvallon montre bien que le concept de marctel qu'il se forme au XVIIIe
siècle est un concept sociologique et politique qui se traduit par un « refus global du politique ». Je
cite : « De ce point de vue, Adam Smith n'est pas tant le père fondateur de l'économie politique que le
théoricien du dépérissement de la politique. Ce n'est pas un économiste qui fait de la philosophie,
c'est un philosophe qui devient économiste dans le mouvement de réalisation de sa philosophie.
Smith est l'anti-Rousseau par excellence
4
». Rosanvallon rappelle cette anecdote particulièrement
significative à propos de François Quesnay, le fondateur de la physiocratie : « Le dauphin se plaignant
un jour à Quesnay de ce que la charge royale soit difficile à remplir, le médecin du roi répondit que ce
n'était pas son avis. Eh ! Que feriez-vous donc si vous étiez roi ? demande le dauphin. Monsieur, dit
Quesnay, je ne ferais rien. Et qui gouvernerait ? poursuit le dauphin. Les lois, répond Quesnay
5
. »
Ainsi, l'idéologie lirale, comme le marxisme, prétend-elle développer une vision complète de la
société, où en particulier l'Etat doit jouer un rôle minimal. Commentant le monde contemporain, trop
d'intellectuels ont du mal à s'abstraire des conditions prévalant à l'origine de la science économique
moderne et, sans se donner la peine d'étudier cette discipline en plein essor, ont tenu à n'y voir qu'un
avatar de l'idéologie. Dans le même ordre d'idées, Roger Guesnerie note justement que
« l'enseignement de la science économique [en France] est traditionnellement moins veloppé que
dans le monde anglo-saxon et ne s'est que progressivement dégagé de la tradition juridique qui avait
établi une tutelle bienveillante sur une science parfois bien hexagonale, bien souvent sans écho hors
de nos frontières. La situation change radicalement aujourd'hui, sous l'influence d'une élite
universitaire ouverte au monde, mais ce changement n'aura que lentement une traduction sur la
culture économique gérale du pays.
« Après la chute du mur de Berlin, l'alternative entre une organisation économique fondée sur le
marché et une organisation rivale qui récuse profondément les principes de la première semble avoir
disparu. Aujourd'hui, le marché est plus que jamais une réalité incontournable qui se sur notre
organisation sociale et sur notre vie quotidienne. Plus que jamais, le devoir prioritaire des intellectuels
qui en débattent, des citoyens qui le contrôlent par leur vote, est d'essayer de le comprendre
.»
La science des difficultés
Il est essentiel en effet de bien voir qu'il n'y a gre d'autres perspectives que des impasses si l'on
nie, par préjugé ou par ignorance, l'existence ou même la possibilité d'une science économique
largement autonome par rapport aux autres sciences sociales, et si en conséquence on s'en remet
aux affrontements idéologiques et à une nouvelle forme de lutte des classes pour trancher les
grandes questions de société. Au terme d'une étude magistrale sur le problème du cmage, réalisée
pour l'Académie pontificale des sciences sociales dont il est le président, Edmond Malinvaud observe
4
P. Rosanvallon . Le libéralisme économique. Histoire de l'idée de marché. Seuil. Introduction, 1979 et 1989.
5
Ibid., p. 82.
6
R. Guesnerie, op. cit. pp.112-113.
2
que les économistes ne diffèrent pas des scialistes des autres sciences sociales quant à l'objectif
dhumaniser les économies de notre temps. « De fait, écrit-il, beaucoup d'entre eux ont choisi leur
métier dans l'espoir de contribuer à la réalisation de cet objectif. » Mais il ajoute : « où [les
économistes] diffèrent peut-être, c'est dans une meilleure perception de la difficulté de la tâche et
dans leur souci légitime de ne pas accréditer à la légère de soi-disant remèdes qui s'avéreraient à
l'épreuve plus dommageables que bienfaisants
7
.»
Pour clarifier les choses, il convient de commencer par le commencement et donc de rappeler l'objet
de la science économique. Prenons par exemple la définition qu'en donne Paul Samuelson au début
de son célèbre manuel : « L'économie est l'étude de la façon dont l'homme et la société choisissent,
avec ou sans recours à la monnaie, d'employer des ressources productives rares qui sont
susceptibles d'emplois alternatifs pour produire divers biens, et les distribuer en vue de la
consommation, présente ou future, des différents individus et groupes qui constituent la société. » Il
n'y aurait pas de problème économique si les ressources n'étaient pas rares. Mais, malgré la
révolution des technologies de l'information, c'est-à-dire le couplage de l'ordinateur et des
télécommunications, l'humanité est encore loin de l'âge d'or où elle pourrait satisfaire ses besoins
matériels sans efforts.
L'économie s'intéresse donc à la production des richesses, à la répartition des revenus qui en sont
issus, et à l'utilisation (consommation, investissement) de ces revenus. L'un des concepts les plus
fondamentaux de la science économique est celui d'efficacité. Puisque les ressources sont rares, il
faut les utiliser au mieux, c'est-à-dire en tirer le maximum. A cette fin, les opérations doivent être
organisées en sorte que les biens et services demandés par les utilisateurs ultimes, en contrepartie
de leurs revenus, correspondent exactement à ceux qui ont été produits. L'intuition majeure d'Adam
Smith (1723-1790), fondateur de la science économique moderne, est que le fonctionnement sans
entraves du système de prix permet précisément de réaliser cet équilibre dans des conditions
efficaces. Il en est ainsi lorsque les échanges sont organisés sur des « marcs », de sorte que la
demande de chaque bien ou service soit rendue égale à son offre par la détermination d'un prix
d'équilibre. Si le prix d'un bien est inférieur à son prix d'équilibre, la demande est supérieure à l'offre,
et le prix tend à augmenter. Si le prix est supérieur au prix d'équilibre, l'offre est supérieure à la
demande, et le prix tend à diminuer. Tel est donc dans son principe le fonctionnement de la « main
invisible » dont parlait l'auteur de La Richesse des Nations, grâce à laquelle les ressources rares
peuvent être employées de façon efficace. Mais, comme le rappelle E. Malinvaud, « l'efficacité de
l'économie de marché a sa contrepartie dans la sévérité des sanctions qu'elle impose et dans une
obligation de flexibilité face à des évolutions qui côtoient l'instabilité
8
».
7
E. Malinvaud, Le cmage dans les économies mixtes : évitable ou non ? in The Future of Labour and Labour
in the Future. Proceedings of the Second Plenary Session of the Pontifical Academy of the Social Sciences, 20-
23 mars 1996, Vatican City, 1998.
8
Ibid., p. 173.
3
Le bon fonctionnement de l'économie de marché n'est pas le laissez-faire, selon la formule attribuée
à Gournay et qui résume la philosophie du libéralisme, illustrée par l'anecdote de Quesnay
précédemment citée. Ce n'est pas la loi de la jungle. Ce n'est pas un système maffieux règne la loi
du plus fort. La concurrence suppose une organisation institutionnelle - notamment un cadre juridique
et judiciaire, un système monétaire. Mais en règle gérale, les institutions doivent avoir pour but de
faciliter, et non d'entraver les échanges. La question institutionnelle se pose aussi, bien entendu, sur
le plan des échanges internationaux.
Il n'est pas exaré de dire que l'activité principale de la théorie économique depuis un peu plus de
deux siècles a consisté à approfondir l'intuition d'Adam Smith et à comprendre les « faillances » du
marc. On analyse de mieux en mieux le fonctionnement des marcs en concurrence imparfaite,
les particularités liées aux économies d'échelle et aux rendements croissants, les questions relatives
aux biens dits collectifs ou publics ou encore aux « effets externes », ainsi que les problèmes liés au
temps, à l'incertitude, aux imperfections de l'information et à l'existence de « cts de transactions »,
dans lesquels le prix Nobel Ronald Coase voit la raison fondamentale de l'existence même des
organisations hiérarchisées - elles-mêmes, contraires à l'idée de marc- que sont les entreprises. Il
n'en reste pas moins que la théorie du marc, élaborée par une lignée d'économistes parmi lesquels
il faut encore citer les noms d'Alfred Marshall (1842-1924), Léon Walras (1834-1910), Vilfredo Pareto
(1848-1923), Paul Samuelson (en 1915), Maurice Allais (né en 1911), Kenneth Arrow (né en 1921)
et Gérard Debreu (né en 1921), demeure encore de nos jours la référence inévitable, aussi sûrement
qu'il est impensable en physique de parler des gaz réels sans penser au cas limite des gaz parfaits.
Du point de vue du fondement des sociétés réelles, l'exrience depuis la première révolution
industrielle montre que les pays dont l'organisation économique s'apparente au paradigme du marc
réussissent mieux que les autres. Jusqu'à ce jour, on ne peut citer un seul exemple de succès - en
particulier sur le plan de la justice sociale - d'une économie organisée sur la base d'un rejet de
l'économie de marc. Les tentatives de l'Union soviétique et de ses satellites, celles des pays dits en
voie de développement qui ont voulu mettre en œuvre une planification bureaucratique et centralisée,
se sont soldées par des échecs catastrophiques. A l'inverse, les expériences les plus concluantes de
sortie du sous-développement ont été menées en référence à l'économie de marc. Pour la plupart
des analystes, les difficultés que rencontrent actuellement certains pays de l'Asie de l'Est ne mettent
pas en échec cette stratégie, et s'expliquent au contraire par le maintien de privilèges, de rentes de
situation, de circuits occultes ou de réglementations suètes.
La question du travail
De tous les biens économiques, le plus singulier est le travail. Comme l'écrit Jacques Lesourne dans
un livre remarquable publié en 1995, le travail a deux faces : « Côté pile, il est un service rendu par un
homme ou une femme à une organisation. Côté face, il est, pour la plupart des individus, leur source
principale de revenu. Ce double caractère le distingue nettement des biens (la lessive, l'électricité) ou
4
des autres services (l'assurance, les transports, la transmission d'informations) [... ]. Sa rémunération
est donc au centre des bats sur la justice sociale
9
. » Les marxistes ont fait de la lutte des classes,
de la guerre entre « le travail » et « le capital », le centre de leur stratégie. L'enseignement social de
l'Eglise catholique met l'accent sur des valeurs comme le droit à un emploi (qu'E. Malinvaud
interprète prudemment comme « un devoir de la collectivité nationale vis-à-vis de l'ensemble de ses
membres
10
») ou le juste salaire (qu'il faut consirer comme une rémunération minimum, non
cessairement liée directement au travail fourni), sur le rôle du travail dans l'épanouissement de la
personnalité (à la limite, tout travail devrait être conçu comme une oeuvre) et dans
l'approfondissement de la communauté, également sur la notion de participation des travailleurs au
capital de l'entreprise. Mais l'Eglise se montre très prudente quand il s'agit d'indiquer les moyens
d'atteindre ces objectifs
11
.
Elle a raison, car les faits sont têtus. Sur le marché du travail non qualifié, par exemple, le maintien
artificiel d'un prix surieur au prix d'équilibre ne peut que provoquer - toute correction faite pour tenir
compte des fluctuations conjoncturelles de l'activité - un chômage dont l'ampleur est d'autant plus
grande que l'écart est plus élevé. Et si l'on n'entrave pas le marc, c'est l'inégalité entre salaires des
travailleurs qualifiés et non qualifiés qui augmente. Dans le premier cas, on a le « modèle de l'Europe
continentale », particulièrement le « modèle français ». Dans le second, le « modèle anglo-saxon ».
Encore faut-il noter que le travail a deux prix, et que « pour l'organisation qui l'utilise , il a un ct très
supérieur au revenu qu'il procure à l'individu qui le fournit. Pour terminer ce ct, l'employeur doit
en effet ajouter au salaire brut non seulement les charges sociales obligatoires ou conventionnelles,
mais aussi l'équivalent monétaire de diverses contraintes. En revanche, pour obtenir sa rémunération
nette, le salarié doit déduire du salaire brut les charges sociales qui lui incombent et l'imt sur le
revenu
12
». Ainsi, dans la nouvelle édition de son célèbre manuel
13
, Raymond Barre considère-t-il
justement qu'il faut, en France, baisser substantiellement les charges sociales pesant sur les
entreprises, quitte à augmenter la CSG ; assouplir les dispositions qui régissent les relations de travail
et sont des freins à l'embauche ; aménager le SMIC pour faciliter le premier emploi des jeunes ;
velopper l'apprentissage et la formation professionnelle.
Naturellement, la transgression à court terme de la loi de l'offre et de la demande sur le marché du
travail, ou plus justement, selon la terminologie de Jacques Lesourne, sur les marcs des
comtences (il y en a beaucoup), n'est pas la seule cause du cmage. La théorie économique
distingue, à coté de ce cmage dit « classique » : le cmage frictionnel, le cmage keysien, et
le cmage structurel.
Le cmage frictionnel provient de ce que, dans une économie vivante, même en l'absence de
9
J. Lesourne, Vérités et mensonges sur le cmage, O. Jacob, 1995, p. 43.
10
op. cit., p. 164.
11
Voir J. Schasching, Catholic Social Teaching and Labour in The Future of Labour and Labour in the Future,
op. cit.
12
J. Lesourne, op. cit., p. 50
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