entretien avec Véronique Billat Pour Véronique Billat, physiologiste du sport et ancienne athlète, une des clés de la performance sportive réside dans la variation de la vitesse. Une stratégie qui permet de régénérer efficacement ses réserves énergétiques. Et qui est valable aussi bien chez le sportif professionnel que chez l’amateur. Le corps du sportif fonctionne comme une voiture hybride ” Propos recueillis par Nicolas Chevassus-au-Louis 4 • La Recherche | Juillet-Août 2016 • N°513-514 La Recherche Q uel est le paramètre qui, sur le plan physiologique, détermine la performance d’un athlète ? Véronique Billat C ’est clairement ce qu’on appelle la consommation d’oxygène maximale. Au-delà d’un certain seuil, le corps humain ne peut plus consommer davantage d’oxygène pour oxyder les carburants que sont les glucides, les lipides et les protéines en ultime recours. Il atteint alors son débit maximal de consommation d’oxygène (VO2max) que l’on mesure en litre par minute. Cette valeur dépend de deux facteurs : le débit cardiaque et l’extraction d’oxygène dans les tissus, principalement les muscles. La ventilation pulmonaire n’est pas un facteur limitant, sauf en haute altitude ou en cas de pathologie. Tout mon travail de chercheur et d’entraîneur est de réfléchir aux meilleurs moyens d’augmenter le VO2max d’un athlète. C’est le paramètre clé de la performance. On sait que le VO2max Véronique Billat dirige le laboratoire de biologie intégrative des adaptations à l’exercice, à l’université d’Évry-Val-d’Essonne. Bruno Levy V éronique Billat a un profil rare : elle est à la fois athlète et chercheur, alliant depuis trente ans pratique et théorie. Ancienne sportive de haut niveau (cross-country et ski de fond), elle a remporté en 1982 la prestigieuse course de trekking du Sierre-­ Zinal, dans les Alpes suisses, et est toujours entraîneuse brevetée de course de fond et de triathlon. Elle dirige aussi le laboratoire de biologie des adaptations à l’exercice de l’université d’Évry-Val-­ d’Essonne et du Genopole, qui a développé des méthodes sophistiquées de suivi de la physiologie du corps humain durant l’effort. En 2014, elle a fondé la société BillaTraining, spécialisée dans le conseil personnalisé, inspiré des dernières données scientifiques, en entraînement physique et sportif. À l’occasion des jeux Olympiques de Rio, elle livre sa vision de la physiologie de l’athlète, mais aussi de l’entraînement du sportif amateur. Entretien avec Véronique Billat BIO 1988 D octorat à l’université de Grenoble, consacré à l’équilibre entre la production et l’élimination du lactate durant l’effort. 1989-1998 M aître de conférences à l’université de Grenoble, puis Paris-XII et Paris-V. Développe des recherches sur l’entraînement personnalisé fondé sur des indicateurs physiologiques. 1998 Professeur à l’université Lille-II. Travaille sur les limites physiologiques de l’effort. 2002 Fonde un laboratoire à l’université d’Évry-Vald’Essonne, qui devient unité Inserm en 2007. diminue, inexorablement, à partir de 30 ans, mais dès que l’on reprend l’entraînement, il progresse à nouveau. Je l’ai constaté en entraînant le cycliste Robert Marchand, qui entre l’âge de 99 ans et l’âge de 103 ans a atteint une valeur de VO2max supérieure à celle qu’il avait à 80 ans. u’en est-il des sports qui nécessitent une Q activité musculaire très brève et très intense, comme le lancer du javelot ou du poids ? Dans le cas d’exercices extrêmement brefs, le VO2max ne joue aucun rôle dans le geste lui-même, mais il va conditionner la récupération après l’effort. Lors d’un geste explosif de ce type, la contraction musculaire est possible grâce à la disponibilité musculaire immédiate du substrat énergétique du ­muscle, les molécules d’adénosine triphosphate (ATP). Et pour des efforts plus longs ? Dans le cas d’efforts supérieurs à deux secondes, l’ATP doit être renouvelée pour permettre la poursuite de l’effort. Pour ce faire, trois voies métaboliques entrent en action de façon synchrone dans le muscle. La première est l’oxydation des sucres. La deuxième est la fermentation des sucres – elle produit de l’acide lactique, dont l’accumulation est préjudiciable. La troisième est la dégradation des phosphocréatines. Ce composé phosphoré du muscle, très énergétique, est utilisé en cas d’effort soudain et intense. Une des découvertes importantes des dernières années est que la synthèse des phosphocréatines nécessite de l’oxygène. On peut ainsi comparer notre corps à un moteur hybride. Les phosphocréatines sont nos « batteries électriques » : nous les épuisons dans les phases d’accélération forte (au-delà de 0,05m/s 2) pour la moyenne des humains) et nous les rechargeons dans les phases de décélération, durant lesquelles l’ATP est fournie par l’oxydation des glucides. omment le corps humain gère-t-il l’équilibre C entre durée et intensité de l’effort ? C’est une question qu’avait déjà abordée le Britannique Archibald Vivian Hill, Prix Nobel de physiologie et de médecine en 1922, un mathématicien de 6 • La Recherche | Juillet-Août 2016 • N°513-514 2016 L ance son prototype de montre intelligente EMC2 (expertise de ma course connectée), qui permet au sportif de recevoir en temps réel des conseils sur le déroulé de sa course. formation ayant fait une thèse de biologie. Il avait montré que, pour tout athlète, la courbe vitesse moyenne/durée de la course a la forme d’une hyperbole. On court très vite, mais pas longtemps, ou alors moins vite et plus longtemps. Ce qui change d’une personne à l’autre, c’est la position de cette hyperbole : plus on est entraîné, plus la courbe est décalée vers le haut. Chaque athlète a sa propre courbe vitesse/durée, qui constitue sa signature, sa carte d’identité. uelle conclusion ces connaissances Q en biochimie et physiologie permettent-elles de tirer en termes d’entraînement ? Que la meilleure façon d’atteindre notre performance maximale est de faire varier notre vitesse. La course à vitesse constante, que continuent à recommander beaucoup d’entraîneurs, est une aberration physiologique. Le but de l’entraînement, et c’est un point commun à toutes les disciplines sportives, est d’utiliser le plus possible l’oxygène pour pouvoir reconstituer les réserves de phosphocréatine qui permettent de nouvelles accélérations. Pour filer la métaphore de la voiture hybride, une course bien menée alterne les deux moteurs, le moteur électrique (les phosphocréatines) étant plus puissant que le thermique (l’oxydation des sucres). L’entraînement doit permettre d’améliorer le VO2max pour le pousser à la valeur la plus élevée possible, de manière à resynthétiser des phosphocréatines, à éviter de faire appel à la fermentation des glucides et à éliminer l’acide lactique accumulé. st-ce qu’il y a des idées générales en E physiologie du sport ? On a l’impression qu’il y a autant de cas particuliers que d’athlètes… C’est là qu’il faut être scientifique et mettre en œuvre une méthodologie tenant compte de cette variabilité. Quand on fait un audit énergétique d’un athlète, on le caractérise par quatre dimensions : la force ; l’efficacité cardiaque ; la capacité de la masse musculaire à travailler avec un peu moins d’oxygène que nécessaire, ce qu’on nomme la tolérance à l’acidose ; et la perception. On peut représenter ces quatre paramètres clés de la performance, notés entre 0 et 4, en un diagramme. Le polygone à quatre côtés obtenu définit la signature physiologique de l’athlète. J’insiste sur l’importance de la perception. C’est un point essentiel, un vrai pilote dans l’avion. La capacité à doser sa vitesse par rapport à ses réponses physiologiques réelles est fondamentale. Les sportifs s’astreignent trop souvent à tenir un temps de passage, au lieu d’écouter leur corps. uiviez-vous ces recommandations lorsque S vous étiez athlète de haut niveau ? Oui. En fait, j’ai entamé des études de physiologie pour trouver des réponses à des questions que je me posais en tant qu’athlète. J’avais l’intuition de l’importance de la vitesse variable. Quand je faisais du 3 000 mètres, je planifiais ma stratégie d’effort et de souffrance sur sept tours et demi. Et j’ai voulu me donner les moyens intellectuels de comprendre ce dont j’avais l’intuition. es athlètes parlent souvent de l’importance L du mental, mais c’est un terme que vous n’utilisez pas. Pourquoi ? Le mental, cela ne veut rien dire. Je préfère parler de perception, de cognition. Dans le cerveau, au niveau de l’hypothalamus, le corps dispose d’un intégrateur de douleur, quand on arrive au paroxysme de l’effort. D’où l’importance d’écouter son corps plutôt que de vouloir à tout prix le forcer à la performance. Quand je fais des tests où je demande aux athlètes d’adopter une vitesse constante perçue comme facile, moyenne ou difficile à tenir, je constate qu’ils font spontanément des variations de vitesse (1) . Il en va de même pour les enfants. C’est bien la preuve que le corps sait, de lui-même, adopter la stratégie physiologiquement optimale. ’idée de varier la vitesse semble, à vous L entendre, à la fois intuitive pour le corps humain et peu pratiquée par les entraîneurs… Par les entraîneurs européens. Les Kényans, par exemple, la pratiquent. J’ai entraîné Isabella Ochichi, vice-championne olympique kenyane du 5 000 mètres, et j’ai eu l’occasion de voir que son mode d’entraînement alternait marche rapide et sprints. Sa vitesse, mesurée par ses temps de passage, variait de 18 à 28 km/h. C’est vrai également en marathon : la vitesse moyenne n’a guère de sens étant donné les alternances de rythmes très rapides et de rythmes plus calmes. Ce qui fait la différence entre un marathonien de niveau olympique (2 h 06) et de niveau international (2 h 12), c’est la vitesse de pointe sur un 500 mètres ou un 1 000 mètres. Les meilleurs ont un écart-type plus important de vitesse, ce qui leur permet d’aller très vite, puis de récupérer. uel doit être l’entraînement pour un sport à Q effort long et continu ? Je pense qu’il n’existe aucun sport dans lequel l­ ’effort soit réellement continu. Il y a toujours des périodes de repos. Même le cyclisme : si l’on suit avec des ­capteurs de puissance l’effort déployé sur les pédales, on voit qu’il varie de 0 à 700 watts (2) . Le cycliste sait utiliser l’énergie cinétique et potentielle, pour conserver sa quantité de mouvement. Même dans le saut à la perche, la prise d’élan n’est pas continue. Les muscles ne cessent de se contracter et de se ­relâcher. Le principe que je propose, visant à ­augmenter la consommation d’oxygène, s’applique à tout type de sport. L’énergie humaine, durable, Nous épuisons nos « batteries » dans les phases d’accélération forte et nous les rechargeons dans les phases de décélération ” renouvelable et augmentable, est la seule énergie qui se dissipe si l’on ne s’en sert pas. L’important, encore une fois, c’est la consommation maximale d’oxygène du corps. Par rapport à un niveau de base de 1, le corps allongé au repos, passer l’aspirateur représente un niveau 3 (3) . Et monter à Montmartre en Vélib’ (qui pèse 24 kg) un niveau 8, comme je l’ai montré sur mes étudiants, qui sont pourtant de jeunes sportifs entraînés. uel est le rôle de la nutrition dans la Q préparation du sportif ? Pour moi, c’est un rôle secondaire. Le corps a des besoins qu’il exprime. Un athlète bien entraîné sait ce qu’il a envie de manger. La nutrition est très commentée dans le milieu sportif, mais pour des raisons commerciales : cela permet de vendre des compléments alimentaires. La nutrition est secondaire derrière les fondamentaux de l’entraînement. u’est-ce qui vous manque, sur le plan Q technique, pour suivre la physiologie du corps dans l’effort ? J’aimerais que l’on puisse faire de l’imagerie cérébrale pour voir les zones actives. Cela permettrait de trouver des signatures neuronales de l’effort et de la souffrance. Si j’avais besoin d’un outil supplémentaire, ce serait de pouvoir objectiver la douleur. N°513-514 • Juillet-Août 2016 | La Recherche • 7 Entretien avec Véronique Billat Pourquoi l’athlète ne peut-il pas déclarer lui-même son niveau de douleur ? Parce qu’il est incapable de l’objectiver. Il dépend trop de paramètres sociaux. Une femme cadre supérieure, par exemple, aura tendance à minimiser ses déclarations : elle dira qu’elle est à la moitié de sa capacité à supporter la douleur alors qu’elle est au quasi maximum, parce qu’elle vit une sorte d’interdiction sociale de dire qu’elle a mal. Cela peut devenir très dangereux. On l’a vu avec le cycliste Tom Simpson, mort dans l’ascension du mont Ventoux lors du Tour de France 1967, parce que le dopage lui avait fait perdre tous ses capteurs de douleur. Plus généralement, je ne pense pas que la souffrance soit inhérente à la performance sportive. C’est une idée très judéo-chrétienne, mais qui n’a rien d’évidente. Pourquoi faudrait-il souffrir pour réaliser une ­performance ? ue sait-on de la génétique de la performance Q sportive ? La génétique ne joue qu’un rôle accessoire. Les Américains ont dépensé des fortunes pour trouver vainement le ou les « gènes de la performance » alors que l’on sait à présent que la performance est à 90 % le fruit de l’acquis. J’ai pu travailler avec deux cousins germains kényans, tous deux athlètes professionnels. C’est clairement le type d’entraînement suivi qui expliquait la différence entre leurs performances (4). En effet, si les Kényans sont très bons à la course, c’est parce que l’éducation est organisée autour du sport, en particulier du cross, et parce qu’un véritable business s’est développé au Kenya autour de ce sport. Mais il fut un temps où c’étaient les Finlandais, ou les Russes, ou les Américains, qui dominaient la course de fond. Je pense que le principal déterminant de la performance est é­ conomico-social. es principes d’entraînement d’un sportif du L dimanche sont-ils les mêmes que ceux d’un athlète professionnel ? Pour en savoir plus n Véronique Billat, VO2 max à l’épreuve du temps, De Boeck, 2013. Oui. Et je dirais même que l’entraînement amateur doit être encore plus rigoureux dans sa conception, car l’amateur a moins de temps à y consacrer que le professionnel. C’est une idée que je développe en proposant une application pour téléphone mobile qui permettra à un sportif amateur d’optimiser son entraînement en profitant des déplacements du quotidien, par exemple en choisissant la trottinette plutôt que la marche pour un trajet donné. ue peut apporter la recherche sur l’animal à Q la compréhension de la physiologie du sportif ? La physiologie comparée, qui aborde l’animal dans 8 • La Recherche | Juillet-Août 2016 • N°513-514 son véritable environnement, est primordiale, car source d’inspiration pour la compréhension des possibilités de l’homme. En revanche, l’étude des modèles animaux en laboratoire, comme des souris courant sur des tapis roulants, a des limites car il y a peu de choses comparables entre la physiologie des mammifères de laboratoire et celle de l’homme. La souris a un métabolisme fondé sur les phosphocréatines, le chien sur les lipides. Je prends l’exemple de la souris : lorsqu’elle atteint sa consommation maximale d’oxygène, elle continue à augmenter sa vitesse, soit tout le contraire de l’homme (5) . Les seuls animaux ayant des métabolismes comparables à celui de l’homme sont le cheval de course et le lévrier, mais on ne mène aucune recherche sur ces animaux. Une chose intéressante à noter est qu’un animal, quand il vit dans la nature, court à vitesse variable. C’est pourquoi les expériences de physiologie de laboratoire avec des souris courant sur un tapis roulant à vitesse constante ne me semblent pas très pertinentes, et que leurs résultats ne sont pas transposables à l’homme. Le seul aspect utile, à mon sens, des recherches sur l’animal est la possibilité de travailler sur les effets du vieillissement. Une souris de 18 mois, c’est un humain de 90 ans. Travailler sur la souris permet de tester des hypothèses intéressantes sur les conséquences du vieillissement sur la physiologie de l’effort. omment améliorer encore les performances C sportives ? Cela passe, et c’est en train de se produire, par un élargissement du bassin de recrutement. Huit millions de Français courent. C’est un chiffre sans précédent. Sur la quantité peut surgir un athlète exceptionnel. Je pense qu’il n’y a aucun plafond aux performances sportives. On a beaucoup progressé dans l’équipement personnalisé, par exemple des chaussures adaptées aux appuis propres à chaque athlète, mais aussi dans l’entraînement personnalisé. Avant Usain Bolt, personne ne pensait qu’il était possible de descendre sous 9,5 secondes au 100 mètres. Cela devient envisageable [le record actuel, détenu par Usain Bolt, est de 9,58 secondes, NDLR]. Étant donné l’évolution des connaissances scientifiques sur la physiologie du sport, les performances ne peuvent que progresser. n (1) V . Billat et al., J. Physiol. Sci., 56,103, 2006. (2) F rédéric Grappe, Puissance et Performance en cyclisme, De Boeck, 2012. (3) B .E. Ainsworth et al., Med. Sci. Sports. Exerc., 43,1578, 2011. (4) V . Billat et al., Med. Sci. Sports Exerc., 35,277, 2003. (5) L . Mille-Hamard et al., Mol. Cell. Biochem., doi: 10.1007/s11010-015-2413-3, 2015.