Entretien avec Véronique Billat
Nous épuisons nos « batteries »
dans les phases d’accélération
forte et nous les rechargeons
dans les phases de décélération ”
paramètres clés de la performance, notés entre 0 et
4, en un diagramme. Le polygone à quatre côtés
obtenu définit la signature physiologique de l’ath-
lète. J’insiste sur l’importance de la perception. C’est
un point essentiel, un vrai pilote dans l’avion. La
capacité à doser sa vitesse par rapport à ses réponses
physiologiques réelles est fondamentale. Les sportifs
s’astreignent trop souvent à tenir un temps de pas-
sage, au lieu d’écouter leur corps.
Suiviez-vous ces recommandations lorsque
vous étiez athlète de haut niveau ?
Oui. En fait, j’ai entamé des études de physiologie
pour trouver des réponses à des questions que je me
posais en tant qu’athlète. J’avais l’intuition de l’im-
portance de la vitesse variable. Quand je faisais du
3 000 mètres, je planifiais ma stratégie d’effort et de
souffrance sur sept tours et demi. Et j’ai voulu me
donner les moyens intellectuels de comprendre ce
dont j’avais l’intuition.
Les athlètes parlent souvent de l’importance
du mental, mais c’est un terme que vous
n’utilisez pas. Pourquoi ?
Le mental, cela ne veut rien dire. Je préfère parler de
perception, de cognition. Dans le cerveau, au niveau
de l’hypothalamus, le corps dispose d’un intégrateur
de douleur, quand on arrive au paroxysme de l’ef-
fort. D’où l’importance d’écouter son corps plutôt
que de vouloir à tout prix le forcer à la performance.
Quand je fais des tests où je demande aux athlètes
d’adopter une vitesse constante perçue comme
facile, moyenne ou difficile à tenir, je constate qu’ils
font spontanément des variations de vitesse
(1)
. Il en
va de même pour les enfants. C’est bien la preuve
que le corps sait, de lui-même, adopter la stratégie
physiologiquement optimale.
L’idée de varier la vitesse semble, à vous
entendre, à la fois intuitive pour le corps
humain et peu pratiquée par les entraîneurs…
Par les entraîneurs européens. Les Kényans, par
exemple, la pratiquent. J’ai entraîné Isabella Ochichi,
vice-championne olympique kenyane du
5 000 mètres, et j’ai eu l’occasion de voir que son
mode d’entraînement alternait marche rapide et
sprints. Sa vitesse, mesurée par ses temps de pas-
sage, variait de 18 à 28 km/h. C’est vrai également en
marathon : la vitesse moyenne n’a guère de sens
étant donné les alternances de rythmes très rapides
et de rythmes plus calmes. Ce qui fait la différence
entre un marathonien de niveau olympique (2 h 06)
et de niveau international (2 h 12), c’est la vitesse de
pointe sur un 500 mètres ou un 1 000 mètres. Les
meilleurs ont un écart-type plus important de
vitesse, ce qui leur permet d’aller très vite, puis de
récupérer.
Quel doit être l’entraînement pour un sport à
effort long et continu ?
Je pense qu’il n’existe aucun sport dans lequel l’effort
soit réellement continu. Il y a toujours des périodes
de repos. Même le cyclisme : si l’on suit avec des
capteurs de puissance l’effort déployé sur les
pédales, on voit qu’il varie de 0 à 700 watts
(2)
. Le
cycliste sait utiliser l’énergie cinétique et potentielle,
pour conserver sa quantité de mouvement. Même
dans le saut à la perche, la prise d’élan n’est pas
continue. Les muscles ne cessent de se contracter et
de se relâcher. Le principe que je propose, visant à
augmenter la consommation d’oxygène, s’applique
à tout type de sport. L’énergie humaine, durable,
renouvelable et augmentable, est la seule énergie
qui se dissipe si l’on ne s’en sert pas. L’important,
encore une fois, c’est la consommation maximale
d’oxygène du corps. Par rapport à un niveau de base
de 1, le corps allongé au repos, passer l’aspirateur
représente un niveau 3
(3)
. Et monter à Montmartre
en Vélib’ (qui pèse 24 kg) un niveau 8, comme je l’ai
montré sur mes étudiants, qui sont pourtant de
jeunes sportifs entraînés.
Quel est le rôle de la nutrition dans la
préparation du sportif ?
Pour moi, c’est un rôle secondaire. Le corps a des
besoins qu’il exprime. Un athlète bien entraîné sait
ce qu’il a envie de manger. La nutrition est très com-
mentée dans le milieu sportif, mais pour des raisons
commerciales : cela permet de vendre des complé-
ments alimentaires. La nutrition est secondaire der-
rière les fondamentaux de l’entraînement.
Qu’est-ce qui vous manque, sur le plan
technique, pour suivre la physiologie du corps
dans l’effort ?
J’aimerais que l’on puisse faire de l’imagerie céré-
brale pour voir les zones actives. Cela permettrait de
trouver des signatures neuronales de l’effort et de la
souffrance. Si j’avais besoin d’un outil supplémen-
taire, ce serait de pouvoir objectiver la douleur.
diminue, inexorablement, à partir de 30 ans,
mais dès que l’on reprend l’entraînement, il pro-
gresse à nouveau. Je l’ai constaté en entraînant le
cycliste Robert Marchand, qui entre l’âge de 99 ans
et l’âge de 103 ans a atteint une valeur de VO2max
supérieure à celle qu’il avait à 80 ans.
Qu’en est-il des sports qui nécessitent une
activité musculaire très brève et très intense,
comme le lancer du javelot ou du poids ?
Dans le cas d’exercices extrêmement brefs, le VO2max
ne joue aucun rôle dans le geste lui-même, mais il va
conditionner la récupération après l’effort. Lors d’un
geste explosif de ce type, la contraction musculaire
est possible grâce à la disponibilité musculaire
immédiate du substrat énergétique du muscle,
les molécules d’adénosine triphosphate (ATP).
Et pour des efforts plus longs ?
Dans le cas d’efforts supérieurs à deux secondes,
l’ATP doit être renouvelée pour permettre la pour-
suite de l’effort. Pour ce faire, trois voies métabo-
liques entrent en action de façon synchrone dans le
muscle. La première est l’oxydation des sucres. La
deuxième est la fermentation des sucres – elle pro-
duit de l’acide lactique, dont l’accumulation est pré-
judiciable. La troisième est la dégradation des phos-
phocréatines. Ce composé phosphoré du muscle,
très énergétique, est utilisé en cas d’effort soudain et
intense. Une des découvertes importantes des der-
nières années est que la synthèse des phosphocréa-
tines nécessite de l’oxygène. On peut ainsi comparer
notre corps à un moteur hybride. Les phosphocréa-
tines sont nos « batteries électriques » : nous les
épuisons dans les phases d’accélération forte
(au-delà de 0,05m/s2) pour la moyenne des
humains) et nous les rechargeons dans les phases de
décélération, durant lesquelles l’ATP est fournie par
l’oxydation des glucides.
Comment le corps humain gère-t-il l’équilibre
entre durée et intensité de l’effort ?
C’est une question qu’avait déjà abordée le Britan-
nique Archibald Vivian Hill, Prix Nobel de physiolo-
gie et de médecine en 1922, un mathématicien de
formation ayant fait une thèse de biologie. Il avait
montré que, pour tout athlète, la courbe vitesse
moyenne/durée de la course a la forme d’une hyper-
bole. On court très vite, mais pas longtemps, ou alors
moins vite et plus longtemps. Ce qui change d’une
personne à l’autre, c’est la position de cette hyper-
bole : plus on est entraîné, plus la courbe est décalée
vers le haut. Chaque athlète a sa propre courbe
vitesse/durée, qui constitue sa signature, sa carte
d’identité.
Quelle conclusion ces connaissances
en biochimie et physiologie permettent-elles
de tirer en termes d’entraînement ?
Que la meilleure façon d’atteindre notre perfor-
mance maximale est de faire varier notre vitesse. La
course à vitesse constante, que continuent à recom-
mander beaucoup d’entraîneurs, est une aberration
physiologique. Le but de l’entraînement, et c’est un
point commun à toutes les disciplines sportives, est
d’utiliser le plus possible l’oxygène pour pouvoir
reconstituer les réserves de phosphocréatine qui
permettent de nouvelles accélérations. Pour filer la
métaphore de la voiture hybride, une course bien
menée alterne les deux moteurs, le moteur élec-
trique (les phosphocréatines) étant plus puissant
que le thermique (l’oxydation des sucres). L’entraî-
nement doit permettre d’améliorer le VO2max pour
le pousser à la valeur la plus élevée possible, de
manière à resynthétiser des phosphocréatines, à évi-
ter de faire appel à la fermentation des glucides et à
éliminer l’acide lactique accumulé.
Est-ce qu’il y a des idées générales en
physiologie du sport ? On a l’impression qu’il y
a autant de cas particuliers que d’athlètes…
C’est là qu’il faut être scientifique et mettre en œuvre
une méthodologie tenant compte de cette variabi-
lité. Quand on fait un audit énergétique d’un athlète,
on le caractérise par quatre dimensions : la force ;
l’efficacité cardiaque ; la capacité de la masse mus-
culaire à travailler avec un peu moins d’oxygène que
nécessaire, ce qu’on nomme la tolérance à l’acidose ;
et la perception. On peut représenter ces quatre
1988 Doctorat à l’université de
Grenoble, consacré à l’équilibre
entre la production et
l’élimination du lactate durant
l’effort.
1989-1998 Maître de
conférences à l’université
de Grenoble, puis Paris-XII et
Paris-V. Développe des
recherches sur l’entraînement
personnalisé fondé sur des
indicateurs physiologiques.
1998 Professeur à l’université
Lille-II. Travaille sur les limites
physiologiques de l’effort.
2002 Fonde un laboratoire
à l’université d’Évry-Val-
d’Essonne, qui devient unité
Inserm en 2007.
2016 Lance son prototype
de montre intelligente EMC2
(expertise de ma course
connectée), qui permet au
sportif de recevoir en temps
réel des conseils sur le déroulé
de sa course.
BIO
N°513-514 • Juillet-Août 2016
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