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La « Science Régionale » : Point de vue d’un
économiste.
Présentation faite au séminaire
Problèmes du développement régional en Russie :
Le cas du District Fédéral « Sud »
Paris
Lundi 20 et mardi 21 novembre 2006
J. Sapir1
(CEMI-EHESS)
La notion de « Science Régionale » est apparue au tournant des années 19502, avec la
création à l’impulsion de Walter Isard de la Regional Science Association. Il s’agissait d’un
processus venant compléter l’émergence d’une problématique la spatialisation des activités
économiques issue du XIXè siécle et à l’origine duquel on trouve tout autant des
géographes (von Thünen, Christaller), des économistes (Marshall) et des sociologues
(Weber). Le champ couvert est bien celui d’une synthèse entre de nombreuses disciplines,
Géographie, Sociologie, Economie, mais aussi Anthropologie, Urbanisme, Droit et Sciences
Politiques3.
La Science Régionale se constitue comme la réponse d’une communauté scientifique
diversifiée à une double interrogation :
- Une interrogation théorique, que l’on peut résumer sous la forme suivante :
comment penser la dialectique entre la création sociale des espaces à travers les
activités humaines et l’impact de la dimension spatiale et des contraintes naturelles
qui en découlent sur ces dernières.
- Une interrogation de nature politique et sociale, formulée par les
gouvernements et les administrations publiques en direction de la communauté
scientifique : comment corriger des déséquilibres importants dans le
développement et la répartition des activités économiques (cas de la France avec la
parution de l’ouvrage Paris et le désert français publié en 19474), comment
résoudre des problèmes de développement local ou rendre compte de dynamiques
économiques particulières (cas de l’Italie avec tout d’abord le « Mezzogiorno »
1 Directeur d’études à l’EHESS et directeur du CEMI-EHESS. Contact : [email protected]
2 G. Benko, La Science Régionale, PUF, coll. Que Sais-Je ?, Paris, 1998.
3 W. Isard, Introduction to Regional Science, Prentice Hall, Englewood Cliffs, NJ, 1975.
4 Sur les débats français qui vont conduire à la notion d’aménagement du territoire, G. Benko, , La
Science Régionale, op.cit., pp. 63 et ssq.
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puis le développement de la « troisième Italie »5), enfin comment penser la gestion
d’un espace national immense (cas des Etats-Unis mais aussi de la Russie et de
l’URSS ou du Brésil). Cette demande de nature politique tend à se renforcer avec
l’émergence d’autorités locales dont les compétences ont été accrues avec les
réformes dites de décentralisation (cas de la France après 1982).
On voudrait donc, dans cette présentation, tenter de montrer que les économistes, en dépit de
certaines réticences, peuvent avoir un apport particulier pour répondre à ces deux
interrogations. Ils peuvent contribuer à mieux construire le concept de « région » dont la
polysémie est souvent source de confusion.
I. Hésitations et apports de l’économie à la « Science Régionale ».
Penser l’espace, tout comme penser le temps, représente un réel défi pour la science
économique. Ceci n’est pas sans conséquences quant à la contribution potentielle d’un
économiste aux études régionales et, eu delà, à la Science Régionale. Il faut rappeler que la
pensée économique dite orthodoxe, celle qui s’inscrit dans la logique libérale puis
néoclassique éprouve les plus grandes difficultés à penser l’espace. C’est donc au sein des
courants hétérodoxes que se développe principalement une réflexion compatible avec la
« Science Régionale ».
I.I. Les hésitations de la pensée économique orthodoxe.
Les hésitations théoriques vis-à-vis de la spatialisation des activités économiques est
un défaut caractéristique des approches orthodoxes. Ceci est dû à plusieurs raisons :
- Tout d’abord l’axiomatique « offre/demande » est par nature dé-spatialisée. Les
espaces différents sont au mieux perçus à travers des dotations en facteurs
différentes, qui peuvent conduire à une complémentarité dans le cadre du
commerce international. Ainsi la théorie ricardienne des avantages comparatifs (et
sa variante moderne H-O-S) conçoivent les espaces locaux comme des « briques »
d’un méta-espace global unifié par le Libre-Echange6. L’existence d’espaces
économiques nationaux est certes reconnue par les économistes classiques et leurs
successeurs du XIXè siècle, mais cette existence renvoie en réalité à une
imperfection de nature institutionnelle : la présence de droits de douane qui
« cassent » le processus d’unification et d’homogénéisation du méta-espace
économique.
- L’axiome du comportement maximisateur nie la pertinence des contextes locaux
(en raison de l’hypothèse d’indépendance des préférences individuelles)7, et se
contente d’intégrer l’espace sous la forme d’une contrainte de coût8. Le modèle du
5 A. Bagnasco, Tre Italie. La problematica territoriale dello svillupo economico italiano, Il Mulino,
Bologne, 1977. Voir aussi G. Becattini (ed.), Modelli locali di sviluppo, Il Mulino, Bologne, 1989.
6 On trouve un bon résumé de ce paradigme dans W. Ethier, « National and International Return to
Scale in the Modern Theory of International Trade » in American Economic Review, vol. 72,
n°3/1982.
7 B. Guerrien, La Théorie néo-classique. Bilan et perspective du modèle d’équilibre général,
Economica, Paris, 1989, 3ème édition.
8 Ce que l’on retrouve encore aujourd’hui dans les modèles dits « de gravité » en théorie du commerce
international. Voir J.E. Anderson, « A Theoretical Foundation for the Gravity Equation » in American
Economic Review, vol. 69, n°1/1979, et J.H. Bergstrand, « The generalized gravity equation,
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comportement de l’agent est unique, dans l’espace et dans le temps. Le problème,
comme Kirman l’a montré, est que rien ne prouve que l’agent représentatif de
l’agrégation d’agents individuels maximisateurs soit lui aussi un maximisateur9. Il
y a un défaut d’origine dans le raisonnement de l’économie standard qui
provient de ce que l’on appelle le « problème de l’agrégation ». Or, en supposant
des espaces locaux créant des contextes particuliers, la Science Régional permet de
sortir de ce problème.
- Enfin, d’un point de vue pratique, pendant longtemps les économistes n’ont
travaillé que sur des données agrégées. Le manque de données spécifiques aux
régions limitait le possible investissement intellectuel sur ce terrain. Le niveau de
la région, qui fait partie d’une « meso-économie » disparaissait alors pris en
tenaille entre la macro et la micro-économie.
Ce sont donc essentiellement des économistes se situant soit à la périphérie du
paradigme orthodoxe, soit en rupture ouverte avec ce dernier, qui ont pu penser la dialectique
de la construction sociale de l’espace. En effet, pour penser cette dialectique, il est essentiel
de pouvoir penser la possibilité des «!échecs de marché!» (market failures), et de penser de
tels échecs non comme la conséquences d’institutions «!anti-marché!» mais comme le résultat
d’une incomplétude radicale du principe de la concurrence. Dans toute analyse économique
réaliste de la spatialisation des activités, il y a une remise en cause du principe de la «!main
invisible!» d’Adam Smith. Ceci n’est donc pas naturel dans la communauté scientifique des
économistes car cette dernière reste largement fidèle à l’héritage intellectuel de Smith.
Pourtant, l’historien Jean-Claude Perrot a montré que les propositions de Smith sur
l’universalité des intérêts privés et leur harmonie naturelle sont initialement des axiomes et
non le produit de démonstrations. Smith, par la suite, transforme ses axiomes en simples
postulats dont la fragilité même de la construction montre que l'on pourrait les récuser pour
construire une autre économie10. Perrot montre que l’axiomatique de Smith n’est que le
retournement d’un point de vue religieux. En fait, Smith reprend personnellement, avec une
torsion du sens, les thèses du jansénisme français. C’est d’elles qu’il tire, par un long
cheminement des sources que Jean-Claude Perrot, encore une fois, décrypte admirablement,
la primauté de l’intérêt individuel. Cette dernière devient alors le véritable Dieu caché de la
théorie économique11. Le paradigme de la concurrence relève, en réalité, de la théologie plus
que de l’économie12.
Au XIXè siècle trois noms émergent, F. List avec la notion de « système économique
national », A. Marshall avec celle du « District Industriel »13, enfin K. Marx avec la
problématique « Centre-Périphérie » qui, à peine esquissée dans Le Capital, sera développée
au début du XXè siècle par Lénine et Rosa Luxemburg. Cependant, dans la tradition marxiste,
comme dans l’héritage de List, ce sont les nations qui constituent les « régions » d’une
monopolistic competition and the factor-proportions theory in international trade », in Review of
Economics and Statistics, vol. 71, 1989, n°1. Une bonne critique de cette interprétation est fourniue
par P. AydalotDynamique spatiale et développement inégal, Economica, Paris, 1976.
9 A.P. Kirman, « Who or What Does the Reprtesentative Individual Representent » in Journal of
Economic Perspectives, vol. 6, n°2/1992.
10. J.-C. Perrot, « La Main invisible et le Dieu caché », in J.-C. Galley (éd.), Différences, valeurs,
hiérarchie. Textes offerts à Louis Dumont, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris,
1984, p. 151-181, ici p. 154.
11. Ibid., p. 181.
12 Voir J. Sapir, La fin de l’Euro-libéralisme, Seuil, Paris, 2006 (en particulier chap. 1).
13 A. Marshall, Elements of Economics of Industry, macmillan, Londres, 1900.
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économie mondialisée. Seul Marshall pose de manière moderne la question de la construction
sociale de l’espace à travers l’articulation entre l’espace global, l’espace national et les
régions sub-nationales.
I.II. Les apports de l’hétérodoxie économique à la Science Régionale.
Les apports théoriques de l’économie à la Science Régionale, proviennent donc des
courants hétérodoxes et des ruptures, plus ou moins radicales, avec le paradigme standard. On
peut identifier trois démarches qui correspondent aussi à trois « époques » de la maturation de
la pensée économique hétérodoxe et de l’émergence d’un paradigme alternatif à celui de la
concurrence et de l’axiomatique offre/demande.
- Les démarches institutionnalistes. On a déjà évoqué Marshall, List et Marx, qui
tous les trois sont assimilables au début de l’école institutionnaliste. L’héritage de
Marshall est ici le plus fécond, du moins d’un point de vue appliqué. Il met en
avant la notion d’institutions implicites, le « climat psychologique local », comme
explications au développement de Districts Industriels spécialisés14. L’analyse de
Marshall repose sur la notion, encore non parfaitement explicitée à l’époque,
d’externalité. Le point est important car la présence d’externalités, qu’elles soient
positives ou négatives, est l’un des principales causes des « échecs de marché ». Il
faut cependant noter que l’analyse de Marshall se limite à la description de ces
situations. Il n’y a pas de réponse théorique au « pourquoi » de la pertinence d’un
contexte local. Ce manque a permis aux tenants du paradigme standard de rejeter
cette analyse en lui déniant toute validité théorique. Les travaux sur la
spatialisation de l’économie qui se sont développés dans la première moitié du
XXè siècle aux Etats-Unis se sont aussi beaucoup appuyés sur l’école
institutionnaliste américaine (T. Veblen, mais aussi et surtout J. Commons)15.
- Les démarches Keynésiennes et Keynesiano-Marxistes. Ces démarches, que
l’on peut considérer comme des approfondissement du paradigme
institutionnaliste, ont donné lieu, par hybridation, à deux écoles importantes,
l’économie structurale et l’Ecole Française de la Régulation. C’est au sein de ces
écoles que des auteurs comme F. Perroux pour la première16, ou A. Lipietz pour la
seconde17, ont considérablement contribué à l’enrichissement théorique de la
Science Régionale. À cet égard la notion de « système productif local » s’avère
d’une grande richesse et d’une grande pertinence heuristique pour l’analyse de la
construction sociale des territoires. Ces démarches se sont combinées avec les
analyses néo-marshallienne de l’Ecole Italienne sur la « construction sociale du
marché »18. Quant à la tradition inaugurée par Perroux, elle a été considérablement
revitalisée par un de ses élèves, Philippe Aydalot19.
14 J.-L. Gaffard et P.M. Romani, « A propos de la localisation des activités industrielles : le district
marshallien » in Revue Française d’économie, vol. 5/199à, n°1, pp. 171-185.
15 Par exemple les travaux de la Regional Planning Association of America fondée en 1923 par
Patrick Geddes.
16 F. Perroux, « Les espaces économiques » in Economie Appliquée, vol. 3, 1950, pp. 225-244.
17 A. Lipietz, Le Capital et son Espace, Maspero, paris, 1977. G. Benko et A. Lipietz (edits.), Les
régions qui gagnent, Paris, PUF, 1992.
18 A. Bagnasco et C. Trigilia, La construction sociale du marché, Editions de l’ENS-Cachan, Cachan,
1993 (Il Mulino, 1988 pour l’édition d’origine).
19 Voir A. Matteaccioli, Philippe Aydalot, pionnier de l’économie territoriale, l’Harmattan, Paris,
2004.
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- La nouvelle micro-économie et son alliance avec la psychologie expérimentale.
Les travaux de la micro-économie en information imparfaite (Akerlof, Grossman,
Rothshild, Stiglitz), ont largement contribué à remettre en cause le paradigme de la
concurrence20. Ces travaux, qui montrent le caractère endogène des « échecs de
marché »21, ont déjà été à l’origine d’un renouvellement de la théorie du commerce
international (P. Krugman22) tournant le dos à la démarche ricardienne, viennent
consolider nombre d’intuitions des auteurs de la Science Régionale. Quant aux
travaux de psychologie expérimentale (Kahneman, Lichtenstein, Slovic et
Tversky23) ils fournissent les éléments expérimentaux permettant de fonder, à
travers l’effet de contexte (framing effect) ou l’effet de dotation (endowment effect)
la spécificité des contextes locaux qui sont au cœur de la démarche marshalienne.
Le paradigme institutionnaliste, à travers ses extensions et ses approfondissements
actuels, apparaît donc bien en mesure de contribuer au développement de la Science
Régionale. Il fournit aux économistes une base rigoureuse pour engager le dialogue avec les
autres disciplines et, à partir d’un même objet la construction sociale des territoires
procéder à un échange théorique et analytique fructueux.
II. La construction de la « Région » comme un objet spécifique de l’analyse économique.
Sur ces bases, il devient possible d’envisager à la fois une formulation précise de
notions centrales comme les typologies possibles des régions, mais aussi des problèmes
toujours en suspens et qui sont loin d’être résolus.
II.I. Pertinence d’une typologie de la notion de « région ».
Une typologie des régions, d’un point de vue économique, ferait apparaître au moins trois
catégories distinctes.
- On peut considérer en premier lieu la notion de « région homogène ». C’est
une notion parfaitement pertinente dans le cadre d’une analyse statique et qui
s’applique à un territoire définit par une activité unique ou dominante, qui structure
et organise l’espace. Cette notion a surtout été employée initialement pour des
régions agricoles. On voit bien comment la culture céréalière, ou l’élevage,
peuvent structurer un territoire donné. Mais, cette notion peut aussi s’appliquer
dans le domaine industriel. La présence de territoires dominés par une industrie, et
20 G.A. Akerlof, "Behavioral Macroeconomics and Macroeconomic Behavior", American Economic
Review, vol. 92, n°3, juin 2002, p. 411-433. J.E. Stiglitz, "Information and the Change in the Paradigm
in Economics", American Economic Review, vol. 92, n°3, juin 2002, p. 460-501. J.E. Stiglitz,
"Information and Economic Analysis: a Perspective", Economic Journal, vol. 95, 1985, Supplement,
p. 21-41.
21 Pour une recension de ces travaux et de leurs conséquences théoriques, en russe, J. Sapir,
« Ekonomika Informatsii : novaja paradigma i ee granitsy » in Voprosy Ekonomiki, n°10/2005.
22 P. Krugman, Development, Geography and Economic Theory, MIT Press, Cambridge, Ma., 1995.
23 A. Tversky, "Rational Theory and Constructive Choice", in K.J. Arrow, E. Colombatto, M. Perlman
et C. Schmidt (edits.), The Rational Foundations of Economic Behaviour, Basingstoke - New York,
Macmillan et St. Martin's Press, 1996, p. 185-197. D. Khaneman, J. Knetsch et R. Thaler,
"Experimental Tests of the Endowment Effect and the Coase Theorem" in Journal of Political
Economy, vol. 98, 1990, pp. 1325-1348. P. Slovic et S. Lichtenstein, "Preference Reversals : A
Broader Perspective", American Economic Review, vol. 73, n°3/1983, p. 596-605.
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