1 Les industries culturelles : enjeux de diversité et défi numérique François Rouet Les industries culturelles ont pris depuis longtemps une place essentielle dans la vie culturelle et artistique mais aussi dans notre vie collective tout court. Une telle place dans la vie collective veut dire que ces industries portent des enjeux collectifs et, partant, politiques. On retrouve là un trait de la réflexion sur ces industries et du débat sur leurs implications qui est d'être en permanence politique : ce fut le cas à l'origine quant Adorno inventa la notion même d'industrie culturelle dans les années 19201. Ce fut le cas lors de la renaissance politique des industries culturelles à la fin des années 70 lorsque Augustin Girard posait la question de l'efficacité respective de l'offre marchande des industries culturelles et de l'offre de culture subventionnée2. Ce l'est aujourd'hui avec les débats autour de la diversité culturelle qui ont mobilisé nos gouvernements mais aussi l'Union européenne et surtout des coalitions d'acteurs voire les opinions publiques. Autrement dit, s'interroger sur « comment fonctionnent les industries culturelles ? » conduit tout naturellement à se demander « où vont les industries culturelles ? » et « où allons-nous avec elles ? » L'économie des industries culturelles est ainsi tout naturellement vouée à être une économie politique, pour reprendre la formule utilisée par André Lange à propos de la musique3. En introduction aux débats de cette journée, je me propose d’éclairer l’actualité de ces questions en partant de quelques éléments d’analyse économique (1) pour ensuite expliciter ce qui apparaît être l’enjeu des industries culturelles (2) qui s’exprime en termes de diversités (3). Les menaces qui pèsent sur elles appellent l’attention des pouvoirs publics comme des professionnels (4) dans une action qui devra prendre la mesure des défis issus de la révolution numérique en cours (5). 1. Quelques traits de l'économie des industries culturelles On se limitera à rappeler quatre traits de cette économie. * L'économie des industries culturelles est une économie de la nouveauté, du risque et donc du succès. Tous ces traits sont déjà présents dans l'économie culturelle dans son ensemble : c'est d'abord une économie de la nouveauté car l'offre, sinon « crée la demande », du moins a la responsabilité de formuler des propositions de nouveaux contenus – « nouveau » devant, pour partie au moins, signifier innovant. C'est aussi une économie du risque car prévaut une incertitude forte et congénitale, quels que soient les efforts du marketing, quant à l'accueil qui sera fait à ces nouveaux contenus. C'est enfin, par conséquent, une économie du succès, contrepartie du risque, et l'on voit dans l'ensemble de la culture prospérer le phénomène de star-system. Mais les industries culturelles se distinguent sur ce point par la formidable potentialité qu'offre le fait de fonctionner sur le mode industriel : ce dernier permet d'aller « jusqu'au bout du succès » en exploitant celui-ci à fond grâce à la reproductibilité ou à l'extension des audiences. * Les industries culturelles et leurs filières sont le lieu de deux tensions structurelles. La première joue entre l'amont et l'aval des filières, ce que le document préparatoire qualifie significativement de « création » et de « diffusion ». D'une part au sein de la « création », ceux que l'on nomme producteurs et/ou éditeurs possèdent un rôle déterminant, et semble-t-il croissant, pour 1 Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, Gallimard, Paris, 1962. Augustin Girard, « Industries culturelles », Futuribles, n°17, 1978. 3 André Lange, Stratégies de la musique, Pierre Mardaga, Liège, 1986. 2 2 prendre l'initiative de nouvelles productions, à l’opposé de l'image d'une conception solitaire des œuvres par des créateurs isolés (plasticiens, auteurs littéraires...). La « création » a néanmoins besoin de disposer de degrés de liberté suffisants pour mener à bien cette production : ce ne sont pas seulement les contenus dont la valorisation est aléatoire, mais la production elle-même qui constitue une activité aléatoire faite de recherche et de travail sur des pré-projets, projets, dont beaucoup ne verront pas le jour, ou alors avec retard, profondément transformés. A côté, la fonction de « diffusion » joue un rôle toujours plus crucial car c'est là que se joue l'avenir de la production et la sanction de la prise de risque du producteur. Cette fonction prend une importance croissante dans le contexte d'une économie générale au sein de laquelle on constate une dominance de l'aval, les distributeurs l’emportant sur les producteurs. Dans les industries culturelles, ceci est particulièrement visible dans l’audiovisuel mais aussi la musique et le livre. Cette importance se lit à la fois dans les phénomènes de concentration ou d’intégration verticale, qui sont parfois réglementés, mais aussi dans l'apparition d'acteurs puissants, parfois étrangers aux filières culturelles à commencer par les grandes surfaces (hypermarchés), chaînes de TV, fournisseurs d'accès... La seconde tension recoupe la première mais s'en distingue pourtant. Elle renvoie moins au mode de fonctionnement industriel qu'à la logique de rationalisation qu'il peut emporter et à la préférence qui peut se faire naturellement jour pour les productions qui offrent la potentialité de se commercialiser avec un aléa limité, vite et de manière massive. Une telle attirance est normale pour une industrie mais, dans une industrie culturelle, elle entre en opposition avec la propension à innover, à chercher en permanence à produire, à expérimenter des contenus nouveaux que l’on retrouve chez de nombreux acteurs de la « création ». Ces deux tensions, qui se renforcent l’une l’autre, sont certainement au fondement du discours de crise qui entoure de manière récurrente les industries culturelles et du sentiment, partagé par de nombreux professionnels, que ces filières sont à la fois solides et fragiles. Elles nourrissent les perceptions des industries culturelles en termes d’opposition culture/industrie. * En ce qui concerne la phase de « création », elle possède deux traits marquants. Le premier est de mettre en œuvre cette ressource très particulière qu’est la contribution des travailleurs artistiques ; la seconde est la tendance à la croissance des producteurs pour disposer de positions de force, ce qui pousse à la concentration, alors que dans le même temps, de nouvelles structures de production ont tendance à apparaître à la marge de ce qui est dans certains cas un véritable oligopole, structures qui, au-delà de leur fragilité, portent des potentialités de renouvellement à la fois des structures et de la production. * Enfin, les industries culturelles ne forment pas une série de secteurs séparés que ne rapprocheraient que des traits économiques communs, cultivant leurs spécificité voire leur rivalité à l'instar des muses. Ils forment bien au contraire un ensemble articulé, un véritable système du fait des interrelations qui se sont développées entre eux : en termes de diffusion, de publicité ainsi que de promotion des produits stars et des artistes de forte notoriété… Ce système a été jusqu'ici centré sur les médias de masse audiovisuels et en particulier sur les chaînes de télévision généralistes – pour le dire vite, sur le récepteur TV. 2. L’ enjeu d’un développement durable des modes d’expression Ces industries culturelles fonctionnent-elles bien ? Une telle question posée à propos d’une industrie relève en général plutôt d'intérêts sectoriels ou catégoriels bien compris, qui ne questionnent l'intérêt général que lorsque leur avenir semble gravement remis en cause, ce dont l’histoire économique récente n’est malheureusement pas avare. Dans le cas des industries culturelles, ce bon fonctionnement est d’emblée considéré comme d’intérêt général. La raison en est 3 qu’il met en jeu le renouvellement correct, adéquat, des modes d'expression sur lesquels ces industries sont fondées, et qui font que ces filières économiques sont également des « mondes de l'art »4. Un premier enjeu apparaît ici : celui d'assurer la soutenabilité, le développement durable de ces modes d'expression par le livre, la presse, la musique, l'image dans les standards du cinéma ou de la réception télévisuelle, la radio..., et désormais par le multimédia, sur l’écran de l’ordinateur et via Internet. Ce qui est ici en question est le nécessaire renouvellement de ces modes d'expression culturelle. Un tel renouvellement, à l'évidence, suppose un flux régulier et suffisant de productions nouvelles qui soient réellement innovantes. Ce caractère « suffisant » suppose à la fois que ce flux dépasse un niveau quantitatif minimal et, de plus, présente une véritable diversité. Ce développement durable des modes d’expression suppose qu’ils soient, et les filières d’industries culturelles avec eux, profondément enracinés dans la société, à la fois en amont et en aval. En amont, en tirant parti de tout ce qu'une société peut générer de créativité en termes de projets et de manières novatrices et renouvelées d'utiliser un mode d'expression culturel, de manières de s'exprimer voire de langages artistiques. En aval, en étant à l'écoute de la multiplicité des attentes de la part du public ou plutôt des publics, qui sont eux aussi multiples et très divers dans leurs goûts, leurs stratégies de recherche et d'appréciation des contenus culturels. La diversité des productions culturelles renvoie ainsi à deux autres diversités : celle de la créativité et celle des goûts, qui sont des dimensions importantes de la diversité même de la société et qui entretiennent un lien profond avec le pluralisme et la diversité des opinions. Et si l’on s’interroge en termes de maintien de la « qualité », l’adéquation de la production à ces deux diversités apparaît bien en être le gage. Les industries culturelles sont le lieu essentiel de ce développement durable des modes d’expression, garant finalement de ce que la société soit en mesure de « se parler à elle-même » au travers d'une production de contenus culturels dont la diversité soit en adéquation aussi bien avec celle des potentialités d'expression qu'avec celle des capacités de réception et d'écoute. Les industries culturelles n’en possèdent bien sûr pas le monopole : beaucoup d’expressions relèvent en effet de démarches « amateurs » au sens où elles sont à la fois non professionnelles et à l’écart de toute démarche économique marchande. Les productions culturelles marchandes, à commencer par les produits « stars », restent cependant des références pour ces expressions amateurs, fût-ce pour s’en démarquer. Inversement, la vitalité amateur crée un contexte favorable à l’émergence de la créativité et à l’affinement des goûts. Cette double diversité de la créativité et des goûts est trop enracinée dans la vitalité sociale et sociétale pour ne pas être profondément robuste, quoi qu’il en soit de ce qui peut les affecter et les interroger, à commencer par les logiques de développement et de fonctionnement des industries culturelles. A cet égard, on peut penser que les inquiétudes autour des industries culturelles se nourrissent en fait pour partie – mais pour partie seulement – d’inquiétudes plus profondes de la société sur elle-même. 3. Les diversités au sein des industries culturelles L’enjeu des industries culturelles s’exprime donc en termes de diversité. Ce qui correspond d’ailleurs bien aux inquiétudes exprimée à leur égard : qu’y règne le star-system, que se développe une production référée prioritairement, sous l’effet d’une logique plus financière que professionnelle, à ce que seraient les goûts les plus immédiats du plus grand nombre, que s’y intègrent difficilement – voire soient rejetés impitoyablement – les apports innovants et les nouveaux acteurs (créateurs, producteurs...), que les risques de formatage à des normes mondialisées fassent fi de la volonté forte de se reconnaître dans des produits exprimés dans sa 4 Pour reprendre le concept du sociologue Howard Becker, Les mondes de l’art, Flammarion, Paris, 1988. 4 propre langue et liés à une identité nationale, linguistique, communautaire... On reconnaît là tout l’argumentaire de la promotion de la diversité culturelle face à ce qui apparaît comme le risque d’une production insuffisamment diversifiée. Cependant, force est de constater que, globalement, la production accessible des industries culturelles est tout sauf numériquement faible, mais bien plutôt abondante et multiple. Ceci signifie qu’il faut donner, et de manière urgente, à la diversité un contenu précis sous peine de n’en faire qu’un objet de célébration rhétorique d’autant plus séduisant qu’il est vague. Si la diversité ne se réduit pas à la quantité, il faut la penser de manière plus complexe, en termes simultanément de variété, de disparité et d’équilibre de l’ensemble de la production5. Par ailleurs, il convient de raisonner en termes de diversités – au pluriel. En effet, le rôle des industries culturelles est particulièrement interrogé en tant que réducteur de diversité alors qu’elles peuvent s’avérer de formidables disséminateurs de contenus et démultiplicateurs de leur diversité. A défaut d’apprécier une diversité qui serait « proposée » par les créateurs à ces industries, il faut distinguer les diversités produites, promues, diffusées voire offertes et enfin consommées. Ce qu’il convient donc de prendre en considération et d’examiner de plus près, ce sont les mécanismes qui font des stades successifs des industries culturelles des « variateurs de diversité » et, dans certains cas, de véritables « goulets d’étranglement ». Les exemples abondent : de la musique diffusée à la radio à l’offre culturelle de la grande distribution en passant par les capacités promotionnelles très limitées des médias de masse (presse, radio, télévision…). On gardera cependant à l’esprit que la diversité ne doit pas se penser uniquement en termes de diversité maximale, ce qui risquerait de ramener à une approche quantitative, mais en termes de diversité optimale, car les filières d’industries culturelles possèdent leur propre cohérence interne que leur fonctionnement doit respecter. Il convient de relativiser les propos et débats évoquant d’éventuelles « surproductions » ou un trop grand nombre de petits producteurs, comme dans le cas du livre actuellement, car le malthusianisme n’a pas sa place en matière de production culturelle, mais il faut aussi comprendre que l’organisation d’une filière ne peut pas prendre en charge efficacement n’importe quel volume de production. 4. Des menaces aux orientations d’action Quelles sont les menaces pesant sur les diversités ? Elles se situent à la fois dans les structures et les comportements des acteurs, ou plus exactement dans les logiques qui gouvernent ces comportements. Une première menace réside dans des structures insuffisamment diversifiées. Car la diversité des producteurs et des éditeurs est potentiellement porteuse d’une diversité de la production ; dans le même temps, la diversité des acteurs de la promotion et de la diffusion, dans les limites de ce que permettent les contraintes de taille, s’avère de nature à desserrer les mécanismes de filtrage. Une deuxième menace réside dans les contraintes trop fortes de rentabilisation qui peuvent venir de la prégnance d’une logique financière conduisant par exemple à rechercher systématiquement la rentabilité de chaque produit sans permettre d’étaler les risques dans une politique, somme toute classique, de portefeuille, qui a nom ici : politique de catalogue, de péréquation, de vivier… La diversité peut se trouver également menacée par l’ampleur même de la production. Il en va ainsi de la multiplication des produits, lorsqu’elle s’inscrit dans une logique qui accorde plus de place à l’imitation qu’à la vraie différentiation des contenus. Ou d’une production qui ne cherche qu’à occuper le marché en limitant la place des concurrents dans des stratégies de « sur-offre » dans lesquelles la grande majorité de la production est vouée à une durée de vie insuffisante et constitue la simple litière des quelques succès ou produits « stars ». 5 Françoise Benhamou et Stéphanie Peltier, « Une méthode multicritère d’appréciation de la diversité culturelle », in Xavier Greffe (coord.), Création et diversité au miroir des industries culturelles, La Documentation française, Paris, 2006. 5 Il y a menace enfin lorsque l’innovation consistant en des productions moins attendues, expérimentant des tons nouveaux…, et qui apparaît pour une bonne part dans les marges des grands producteurs, parfois constitués en oligopole, ne contribue plus à renouveler la conception même de la production de plus grande diffusion dans son contenu. On peut considérer qu’il y a là un véritable enjeu en termes d’« écologie de l’innovation ». Ces menaces contribuent à dessiner en creux les objectifs d’action qui peuvent être mis en avant et portés dans un partenariat entre pouvoirs publics et milieux professionnels. On insistera ici sur trois points. * Une attention particulière portée aux structures de la production, à un double niveau : 1- celui des structures les plus établies : il s’agit alors pour une communauté de conforter la pérennité de ses points forts et de ses spécificités qui lui confèrent une identité sur un marché de plus en plus mondialisé, comme a pu le faire par exemple la bande dessinée en Communauté française de Belgique ; 2- celui des petits producteurs souvent qualifiés d’indépendants. Une attention particulière est à accorder à la diversité du tissu de ces producteurs, facteur de la diversité de la production. Un soutien aux démarches indépendantes a sa place ici, pour autant que l’on dépasse les ambiguïtés de cette notion et, en particulier, que l’on évite leur enfermement dans un ghetto de la marginalité. On retrouve là une illustration du nécessaire balancement entre industriel et culturel, entre soutien économique et soutien culturel, un balancement qui ne doit cependant pas dégénérer en opposition stérile. * Il est ensuite nécessaire de définir les conditions juridico-économiques les plus pertinentes pour permettre une bonne articulation de la production avec les ressources créatives et créatrices, mais aussi pour qu’existe un tissu artistique dans lequel une communauté peut se reconnaître avec éventuellement des personnalités phares susceptibles d’incarner son identité. Ce point est d’autant plus essentiel que les relations entre les producteurs et la curieuse « matière première » de la créativité et du travail artistique sont complexes, asymétriques en termes de rapports de force, et surtout difficiles à penser économiquement quant au rapport entre travail artistique et rémunération. * Enfin, s’avèrent nécessaires une bonne promotion mais aussi une exposition adéquate de la production au travers en particulier d’une offre suffisamment diversifiée pour répondre aux attentes des consommateurs. Cette préoccupation se décline sur plusieurs plans, et d’abord par le maintien d’un réseau diversifié de « détaillants de culture » (libraires, salles de cinéma…) qui peut là aussi faire appel à l’indépendance comme modèle de fonctionnement voire comme label. Ensuite par une promotion extérieure motivée, et en cohérence avec le soutien précédent à la production locale. Il importe de se rappeler que cette mise en avant identitaire au nom de la diversité n’a de pertinence et de légitimité que dans son équilibre avec un mouvement symétrique, et aussi résolu, d’ouverture à la diversité des autres identités. On remarquera que ces orientations d’action s’inscrivent plus dans une démarche de régulation et de mobilisation des acteurs que de financement ou de subventionnement qui relèvent parfois d’un « volontarisme de la dépense ». 5. Le défi du numérique Par rapport aux réflexions en termes de diversité qui viennent d’être formulées, l’avènement du numérique vient changer le contexte car il modifie l’économie des industries culturelles, change la nature du système qu’elles forment, et surtout oblige à se demander si les enjeux mis en avant ne 6 doivent pas être reformulés. Mais la problématique exposée n’est pas pour autant totalement disqualifiée dans un mouvement de tabula rasa, qui serait plus rhétorique que pertinent. La révolution numérique vient d’abord modifier sensiblement les structures des filières d’industrie culturelle6. La dématérialisation des contenus facilite de manière considérable leur circulation tout en ouvrant la possibilité de multiples démarches de réutilisation, de réarrangement et de rapprochement de ces contenus. Il s’ensuit que de nouvelles fonctions apparaissent en termes d’accès et d’exploitation (fourniture d’accès, portails, moteurs de recherche, guides électroniques de programmes...) alors que, dans le même temps, les fonctions traditionnelles se trouvent fortement interrogées tant du côté de la fonction éditoriale que de la distribution physique des produits. Ces mouvements du côté des modes de médiation entre ceux qui produisent et ceux qui consomment font de plus en plus place à de nouveaux et puissants acteurs, spécialistes de l’infrastructure numérique, étrangers pour la plupart aux modes d’expression culturels, du fait de la fameuse convergence des industries culturelles avec l’informatique et les télécommunications : Google, Yahoo, mais aussi Apple, Microsoft… Les tensions amont-aval sont avivées par la présence de ces nouveaux acteurs d’autant que l’économie même de ces industries est amenée à évoluer, plus d’ailleurs dans leurs conditions de diffusion que de production, et semble devoir quitter les formes classiques de fonctionnement des industries pour se rapprocher de celui des réseaux avec une économie fondée sur les coûts fixes et la prime au premier entrant. Dans le même temps, l’explosion des modes d’exploitation des contenus remet en question les modalités de rémunération en vigueur des acteurs de la « création », producteurs et travailleurs artistiques, sur la base des usages effectifs des œuvres. Dans le même temps, les industries culturelles forment un système toujours plus imbriqué dont le centre de gravité sera de plus en plus Internet et qui ne sera peut-être plus organisé autour d’un équipement unique comme ce fut le cas jusqu’à maintenant autour du récepteur TV. On mesure à la fois l’ampleur des remises en cause et les risques de création de nouveaux goulets d’étranglement ou au moins d’organisation spécifique des accès au moment où, paradoxalement, nombre des limitations d’accès à la multiplicité des productions et donc à leur diversité se trouvent potentiellement levées par l’accès en ligne, le commerce électronique… Par contre, le star-system n’apparaît pas véritablement remis en cause par cette disponibilité de la quasi-exhaustivité de l’offre qui vient revaloriser les fonds de catalogues. Les enjeux précédemment identifiés en termes de diversité sont donc d’un côté plus pertinents que jamais dans l’avenir numérique, même si les menaces qui pèsent sur elle sont amenées à évoluer et si la notion même de diversité devra être redéfinie compte tenu des possibilités élargies de réaliser une individuation de masse de l’offre. Plus en amont, les enjeux en termes de modes d’expression devront aussi reformulés car la place des pratiques anciennement « amateurs » sera amenée à s’accroître fortement de la part de consommateurs de plus en plus acteurs dans des consommations de plus en plus naturellement interactives et avec des moyens sans précédent de travailler le texte, le son et l’image. Il s’ensuivra vraisemblablement une interrogation forte sur la place des productions professionnelles, dont les seuils de coûts s’abaisseront encore, et en conséquence sur les professionnalités, jusqu’ici souvent sectorielles, des travailleurs artistiques qui s’en réclament. Les deux diversités pointées précédemment, respectivement du côté des travailleurs artistiques et des publics, seront amenées à se rapprocher sans pour autant se confondre. Peut alors émerger une économie ternaire avec des productions professionnelles, amateurs mais aussi intermédiaires de la part des consommacteurs. En tout état de cause, la question de la diversité n’est pas amenée à se dissoudre dans l’omniprésence des multiples contenus circulants. Face à une circulation démultipliée de contenus dont il semble que les grands acteurs sont en train de s’arroger l’organisation et la facilitation moyennant d’en faire un support publicitaire multiforme, il restera toujours la nécessité de dire la 6 Sur tous ces points voir Alain Le Diberder et Philippe Chantepie, Révolution numérique et industries culturelles, La Découverte, Paris, 2005. 7 valeur de contenus stabilisés dans des formes renouvelées d’éditorialisation et de « publication ». Or ces formes ne peuvent être, là encore, que plurielles et diverses. Plutôt que de disqualifier l’agenda de l’action publique et collective, la révolution numérique amènera donc à la faire évoluer et à la redéfinir en accordant une place particulière à des formes plus complexes de régulation, en redéfinissant les cadres juridico-économiques de la rémunération de la « création » et en accompagnant la transition vers cet avenir de toute évidence numérique.