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éléments a trait à la valeur, à la théorie de la valeur, celle-là même qui fut l’acte de naissance de l’économie
politique. Son réexamen permet alors de reprendre et d’approfondir la critique de l’économie politique.
Le processus de développement capitaliste consiste à généraliser l'emprise de la marchandise et de la
valeur et à soumettre progressivement la totalité des forces de travail au régime du salariat, en prenant
comme support matériel la mise en coupe réglée de la nature. Mais, pour reproduire, étendre et légitimer sa
domination, le capital a besoin d'évacuer des représentations du réel le travail humain, dont il procède
pourtant. La théorie économique néo-classique moderne qui a rejeté sur ce point l’héritage classique s'attache
donc à nier le travail comme fondement de la valeur et à nier même la nécessité et l'utilité d'une théorie de la
valeur, tout en cherchant désespérément à prendre en compte deux phénomènes qui lui échappent :
- la valeur procédant du marché et de lui seulement, à en croire les théoriciens néo-classiques,
comment évaluer les biens naturels et les services qu’ils rendent si leur existence ne dépend pas du marché ni
même de quelque activité humaine et si les éléments du patrimoine naturel sont réputés sans valeur car
inépuisables ?
- la productivité du travail humain ne cessant de progresser sous l’effet de la science et de la technique,
la diminution des besoins en travail dans le processus de production qui en est synonyme n’est-elle pas la
stricte confirmation de la loi de la valeur esquissée par les classiques et critiquée puis reformulée par Marx ?
La valeur obnubilait les fondateurs de l'économie politique classique, au moment de l’émergence de la
rationalité économique, et elle disparaîtra ensuite, en tant que thème de discussion, lorsque la science
économique réussira à oublier et faire oublier son thème générique pour devenir une simple mise en forme –
« formalisation » – des catégories les plus triviales du sens commun. La valeur réapparaît aujourd'hui avec la
remise en cause de la rationalité économique dont les résultats semblent devenus si irrationnels ou en tout cas
si peu raisonnables au regard de l'impossible recul de la pauvreté dans le monde et de l'inéluctable
détérioration de la planète. Avec la crise du développement resurgit le problème de départ de l'économie :
comment mesurer pour gérer ? Cependant, la valeur ne réapparaît pas simplement sous sa forme ancienne
(qu'est-ce qui mesure la valeur ?) mais sous une forme subvertie (qu'est ce que mesure la valeur ? quelle(s)
valeur(s) prend-on en compte ?). La critique de la problématique du développement pour mettre à nu la
contradiction fondamentale du développement soutenable passe par le réexamen de la question de la valeur
au sens économique et au sens éthique. La démystification qu’il s’agit de conduire touche à tout le corpus de
la « science économique » mais la remise en cause de l’ « idéologie économique »2 n’est pas possible en
restant exclusivement sur le terrain de l’économie. L’avènement du mode de production capitaliste ayant
engendré la subordination à l'économie de tous les autres aspects de la vie sociale et la réduction de tous les
outils d'analyse aux catégories économiques, la critique doit être globale, c’est-à-dire sociale : la critique du
développement productiviste doit être une critique des rapports que nouent les hommes entre eux à
l’occasion de leurs rapports avec la nature parce que ces derniers sont établis dans le cadre de rapports
sociaux. On peut traduire cela en disant comme Elmar Altvater3 que le rapport à la nature est un rapport
social, ou bien en indiquant que les rapports sociaux capitalistes sont constitués, de manière indissociable,
par deux éléments : le rapport travail/capital et le rapport à la nature. De là vient l’idée d’une première et
d’une deuxième contradiction que l’on trouve dans la littérature écologique marxiste ou marxiste
écologique.4
Pourquoi l’analyse économique et la réflexion éthique sont-elles à ce point imbriquées que la question
de la valeur doive être entendue comme celle des formes de la valeur dans une société fondée sur
l’accumulation du capital et aussi comme celle du système des valeurs qui définit et légitime les rapports –
tant entre les hommes eux-mêmes qu’entre les hommes et la nature – assurant la reproduction de cette
société ?
Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de la pensée économique, on trouve la trace de cette
liaison. Lorsque qu’Aristote écrit dans Les politiques que « les plantes existent pour les animaux et les
animaux pour l’homme »5, il inaugure une conception anthropologique de l’environnement puisqu’il établit
une hiérarchie homme-nature, s’inscrivant dans une hiérarchie plus globale d’essence divine. Cette figure
2 . Dans tout ce document, nous entendrons « idéologie économique » pour partie dans le sens que lui donne Louis Dumont [1977]
pour désigner la suprématie de l’économique dans l’idéologie globale, pour partie comme expression du désencastrement de
l’économie de la société de Polanyi [1983], pour partie dans le sens de Marx comme voilement des rapports sociaux.
3 . Altvater [1991, 1992 et 1997].
4 . Voir notamment Bidet [1992], O’Connor [1992], Burkett [1996], Rosewarne [1997], Stroshane [1997].
5 . Aristote [1993, p. 112].