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I. La construction sociale du problème
Le changement climatique est un problème socialement construit, et ceci à plus d'un titre.
C'est l'activité humaine qui est la cause de ce risque, tout d'abord – ou, plus exactement, ce sont différentes
sociétés qui en sont la cause, et ceci à des titres différents. Ce sont les sociétés qui l'observent, ensuite, et qui
observent aussi qui est responsable de telle ou telle quantité d'émissions. Ce sont les sociétés qui vont y faire
face et qui auront à le résoudre, enfin, et là aussi toutes ne sont pas également armées. Et le changement
climatique n'est que l'un des aspects de la crise environnementale dans laquelle sont entrées nos sociétés.
Tous ces aspects ont des liens multiples avec la question de la justice : quelle est la légitimité de telle ou telle
activité humaine au regard de ses résultats sur le milieu naturel ou sur d'autres êtres humains ? Telle ou telle
activité contribue-t-elle à produire plutôt des biens ou des maux ? Qui en décide ? Qui en bénéficie et qui les
subit ? Comment disposer d'une représentation adéquate du comportement des entités en jeu et de leurs
interactions pour pouvoir anticiper les conséquences de l'action ? Qu'est-ce que la nature, quel rôle a-t-elle ? Qui
sont ces Etats qui négocient pour réduire leurs émissions ? Comment s'accorder sur la qualification des entités et
des critères d'équité pertinents et déterminer ce que pourrait être une répartition juste des biens et des maux ?
La question de la justice dans la crise environnementale, et dans le cas du changement climatique en
particulier, ne s'inscrit pas dans un espace social vierge de tout présupposé. Il est impossible de comprendre ce
qui se joue actuellement sans faire un effort pour retracer les filiations, tant pour ce qui est des pratiques qu'en
ce qui concerne les concepts par lesquels nous pensons notre société et notre action dans leur monde.
L'environnement ne se dégrade pas tout seul : ce sont bien des êtres humains qui le dégradent, et certains y
contribuent davantage que d'autres. Les êtres humains agissant ainsi sont animés de motivations qu'il convient
d'élucider.
On peut aussi être surpris en constatant que l'idée de l'éventualité d'une modification anthropique du climat
est vieille de quasiment deux siècles, précédant de beaucoup la construction internationale du problème du
changement climatique. La capacité de comprendre ne suffit donc pas : il faut aussi que s'y ajoute l'intérêt, et
ici, il sera dicté par le risque, qui suscite une in-quiétude. Pourquoi nul ne s’est-il réellement intéressé à la
question jusqu’ici, alors qu'il existait dès le XIXe siècle des présomptions suffisantes pour justifier des
investigations plus poussées1 ? Interrogeons-nous également sur l'identité du sujet qui porte ces raisons : s'agit-il
d'un citoyen, d'une autorité, d'une nation, d'un Etat ? Et de quel citoyen, quelle nation, quel Etat ? Quelle est cette
chose désignée par le concept d'environnement ? Est-elle naturelle, artificielle ?
On ne peut utiliser de concept de manière innocente. Tout ce que l'on peut faire, c'est tenter d'expliciter le
sens qu'on y voit et y trouve. Nous allons donc nous efforcer ici de retrouver quelques repères dans les
méandres des filiations, et de proposer une lecture de la construction sociale de la crise environnementale, en
suivant plus particulièrement le cas du changement climatique. Nous cherchons ainsi à aboutir à un état des lieux
beaucoup plus complet que celui établi en première partie de ce chapitre, fournissant les éclairages nécessaires
à la compréhension du contexte dans lequel se pose la question de la justice.
Nous allons plus particulièrement retracer l'évolution et la construction des trois thèmes centraux pour notre
analyse :
1 S. Arrhénius, On influence of carbonic acid in the air upon the temperature of the ground, in Philos.
Mag. S., 1896, Vol 41, no. 251, pp. 237-276.