5 APPLICATIONS DE LA RÉALITÉ VIRTUELLE AUX
TROUBLES COGNITIFS ET COMPORTEMENTAUX
Evelyne Klinger, Rose-Marie Marié et Isabelle Viaud-Delmon
5.1 INTRODUCTION
Dans ce chapitre, nous évoquerons les thèmes de réflexion qui sont soulevés par l’uti-
lisation de la réalité virtuelle dans l’abord des troubles cognitifs et comportementaux.
En psychiatrie, ces réflexions font l’objet d’un axe spécifique de recherche de l’UMR
7593 du CNRS dirigée par Roland Jouvent à l’Hôpital de la Salpetrière, où Isabelle
Viaud-Delmon est chare de recherche et responsable des applications thérapeutiques
et expérimentales liées à la réalité virtuelle. En neuropsychologie, ces thèmes sont l’un
des axes de recherche de l’UPRES-EA 3917 de l’Université de Caen, dirigée par le
Pr Denise, où le Dr Rose-Marie Marié, neurologue, et Evelyne Klinger, Ingénieur, tra-
vaillent sur le développement de nouveaux outils d’évaluation et de réhabilitation des
fonctions cognitives. D’autre part, une importante revue de la littérature est proposée
par Evelyne Klinger, qui s’est chargée du développement français du projet européen
Vepsy et qui rédige actuellement une thèse dont l’objectif est de mettre en évidence les
apports de la réalité virtuelle à la prise en charge des troubles cognitifs et comporte-
mentaux.
Les dispositifs de réalité virtuelle ont permis la mise en place de nombreux paradigmes
de recherche en neurosciences comportementales ces dernières années. La facilité avec
laquelle il est possible de manipuler expérimentalement les différentes informations
sensorielles fournies au sujet fait de la réalité virtuelle un outil de choix pour l’étude
chez l’homme de l’intégration multisensorielle et de ses troubles. Par ailleurs, dans
le domaine de la psychopathologie clinique, l’exposition de patients à des environne-
ments virtuels permet de mettre en oeuvre de nouvelles formes de thérapie présentant
de nombreux intérêts. Enfin en neuropsychologie, les technologies de la réalité vir-
tuelle fournissent une nouvelle manière d’aborder l’étude des déficiences des fonctions
cognitives et motrices ainsi que les mécanismes de compensation ou de suppléance, et
par conséquent l’approche de la réhabilitation des fonctions cognitives et motrices.
Cependant, l’utilisation de dispositifs de réalité virtuelle pose au moins deux problèmes
majeurs [Viaud-Delmon e.a., 2001]. Le premier est lié au nombre limité de modalités
sensorielles sollicitées par l’outil, qui n’intègre le plus souvent que les modalités vi-
suelles et idiothétiques (ensemble des informations proprioceptives et vestibulaires).
Le deuxième est lié au caractère «déréalisant» de la réalité virtuelle, et renvoie à la
notion de présence. La pratique du virtuel ouvre des champs nouveaux. La pression de
l’évolution via les nouvelles technologies pousse vers la déréalisation et l’individu se
trouve confronté au maniement de son aptitude à la présence, compétence dont la dé-
finition n’est pas consensuelle mais qui renvoie aux notions d’identité, de conscience.
Au plan psychopathologique, un certain nombre de questions se pose. La première
concerne la dangerosité de ces phénomènes en terme de facteur de risque pour l’émer-
gence d’états mentaux pathologiques. Il est raisonnable de se demander si l’absence
de représentation du corps propre du sujet n’induit pas des expériences dissociatives.
La réalité virtuelle est basée sur le sentiment de présence dans un monde qui n’existe
122 Le traité de la réalité virtuelle
pas. Un lycéen ne risque-t-il pas de se trouver fragilisé pour dépasser l’inévitable re-
maniement identitaire que représente son adolescence, si la pratique du virtuel l’invite
fréquemment à changer son cadre de référence?
5.2 ATOUTS ET INCONVÉNIENTS DE LA RÉALITÉ VIRTUELLE
Dans la perspective de l’étude et du traitement des dysfonctionnements de la cogni-
tion, chercheurs et thérapeutes ont créé et utilisé des outils que nous qualifierons de
traditionnels. Mais depuis une vingtaine d’années, ils se sont saisis des possibilités
offertes par les technologies de la réalité virtuelle. Des équipes, mêlant scientifiques
et cliniciens, ont mis en œuvre des recherches et des applications afin de tester l’effi-
cacité clinique de ces nouveaux outils développés. Deux domaines d’application ont
été largement investigués : celui de la psychiatrie, en se basant principalement sur les
thérapies d’exposition, et celui de la neuropsychologie, en considérant les possibilités
de création de conditions d’évaluation et de réhabilitation écologiques. Des environne-
ments virtuels à visée diagnostique, thérapeutique mais aussi de soutien ont ainsi été
développés.
5.2.1 ATOUTS DE LA RV POUR LES THÉRAPIES EN PSYCHOPATHALOGIE
CLINIQUE
L’Exposition par Réalité Virtuelle (ERV) offre de nombreux avantages dans le traite-
ment des troubles anxieux [North e.a., 1998b]. Elle permet l’exposition, sous contrôle,
du patient à des stimuli anxiogènes à la fois complexes, dynamiques, et interactifs en
3D. Elle offre la possibilité de graduer, répéter des situations anxiogènes qui peuvent
être nombreuses et variées, et ainsi de planifier un traitement qui est délivré en toute
sécurité pour le patient. LERV se déroulant dans le cabinet du thérapeute, la confi-
dentialité de la consultation est préservée et l’embarras du patient est limité. Laspect
attractif de l’ERV et la facilité de sa programmation dans l’emploi du temps du patient
limitent les abandons de traitement et augmentent les chances de succès thérapeutique.
5.2.2 ATOUTS DE LA RV EN NEUROPSYCHOLOGIE
Un des atouts essentiels de la réalité virtuelle en neuropsychologie concerne, comme
nous le verrons plus en détail ci-après, le caractère écologique1des environnements
d’évaluation ainsi que l’apport de cette technique dans le domaine de la réhabilitation.
La réalité virtuelle présente une nouvelle perspective de prise en charge de ce pro-
blème majeur de santé publique que constituent les déficits cognitif et moteur. Ceux-ci
accompagnent de nombreuses maladies neurologiques (Accidents Vasculaires Céré-
braux, Parkinson, Alzheimer, etc..) et les patients concernés par certaines pathologies
sont de plus en plus nombreux du fait du vieillissement de la population.
La réalité virtuelle permet de simuler des environnements naturels, dans lesquels il est
possible de présenter de manière plus écologique des stimuli adaptés, insérés dans un
contexte significatif et familier (salle de classe, bureau, magasin). La réalité virtuelle
1Degré de pertinence qu’un système d’entraînement présente par rapport au monde réel
Applications de la réalité virtuelle aux troubles cognitifs et comportementaux 123
permet aussi de gérer le chronométrageet le contrôle des éléments distracteurs, le char-
gement et la complexité des stimuli, l’altération de ces variables de façon dynamique,
en réponse aux actions du participant. Différentes caractéristiques des réponses (préci-
sion, rythme, cohérence) peuvent être collectées pour permettre leur analyse plus fine
et plus détaillée. La réalité virtuelle permet, par ailleurs, d’explorer la plupart des do-
maines cognitifs (attention, mémoire, planification).
Cette méthodologie peut améliorer la fiabilité des évaluations classiques en minimi-
sant la variabilité due aux différences entre les examinateurs, l’environnement de test
et la qualité des stimuli. Enfin, elle peut en améliorer la validité en permettant des me-
sures plus précises et plus spécifiques des comportements, en améliorant la validité
écologique de ce qui est mesuré [Pugnetti e.a., 1995]. Les résultats obtenus ont plus de
pertinence clinique et ont des conséquences directes sur le développement de systèmes
de réhabilitation cognitive.
5.2.3 CONCEPTION DES SYSTÈMES DE RÉALITÉ VIRTUELLE
En psychiatrie et neuropsychologie, les utilisateurs des applications de réalité virtuelle
peuvent être des sujets sains ou des patients souffrant de troubles cognitifs et compor-
tementaux, les conduisant souvent à envisager les situations nouvelles avec anxiété.
Par conséquent, un de nos soucis, lors du développement d’un EV est de choisir les in-
terfaces comportementales les moins perturbantes possible, les plus transparentes pos-
sible. Les EVs sont généralement visualisés sur l’écran de l’ordinateur ou par l’inter-
médiaire de visiocasques, parfois également sur de grands écrans. Les outils de base de
l’interaction sont la souris, le clavier et le joystick; des gants ou un levier de commande
peuvent parfois être proposés. Des dispositifs ont également été développés pour que
l’utilisateur interagisse de façon naturelle, non intrusive. Des caméras peuvent ainsi
capter les positions et déplacements des mains, de la tête ou du corps pour les traduire
en actions dans le monde virtuel. La mise à jour de l’EV peut également être asservie
aux mouvements de la tête du sujet grâce à un traqueur de tête, dont sont souvent do-
tés les visiocasques. Ces quelques exemples reflètent la variété des outils usuellement
utilisés en psychothérapie et en neuropsychologie.
Le choix de l’interface est lié à différents facteurs, tels le degré d’immersion souhaité,
le coût, les capacités de la population de patients considérée, mais aussi à la faculté
de l’interface d’exploiter un comportement naturel humain, sans entraînement préli-
minaire. Dans un souci d’ergonomie, de confort, il est parfois nécessaire de créer des
interfaces spécifiques. L’immersion des patients dans l’EV dépendra également d’un
facteur clef qui est celui de leur niveau émotionnel. Cette possibilité de susciter des
émotions dans un EV est à la base des thérapies d’exposition en psychiatrie, mais peut
aussi perturber les performances dans les tâches à effectuer dans des applications d’éva-
luation en neuropsychologie.
Diverses techniques sont utilisées pour créer les environnements virtuels utilisés dans
ces domaines : applications développées en VRML; reprise de jeux vidéo adaptés au
problème clinique (Max Payne, Half Life); utilisation de plates-formes de dévelop-
pement (Virtools, 3D Studio Game). L’inconvénient de cette diversité est le manque
de standardisation, le gaspillage d’énergie dans la création systématique d’environne-
ments qui pourraient être partagés par plusieurs centres. Pour l’intérêt de tous, il serait
préférable de tendre vers le développement de librairies d’environnementset de stimuli.
124 Le traité de la réalité virtuelle
5.2.4 ASPECTS TECHNICO-ÉCONOMIQUES
L’exploitation de la réalité virtuelle en psychiatrie et en neurologie-neuropsychologie
n’en est actuellement qu’au stade de recherches avec des prototypes. Elle n’est prati-
quée couramment que par très peu d’équipes cliniques2pour lesquelles les préoccu-
pations de recherche sont toujours omniprésentes. Cette pratique n’est pour l’instant
pas rentrée dans les mœurs, ni aux États-Unis, ni au Canada, ni encore moins en Eu-
rope et plus particulièrement en France. En psychothérapie, l’utilisation de la réalité
virtuelle implique le plus souvent une vision cognitive et comportementale de l’abord
des troubles. En neuropsychologie son développement pourrait être plus rapide du fait
du besoin unanime et urgent d’outils d ’évaluation et de réhabilitation. Mais persistent
encore beaucoup de réticences voire même d’incrédulité sur l’utilité de cette technique.
Le coût de la réalisation d’une application de réalité virtuelle est actuellement un obs-
tacle au développement. En effet cette réalisation nécessite la collaboration avec une
équipe technique et revient soit à créer des postes dans les CHU, possibilité difficile à
faire accepter, soit à trouver des fonds pour des contrats à durée déterminée, mais là en-
core le coût est très lourd étant donné les possibilités usuelles de la recherche clinique
dans la plupart des CHU.
Pourtant l’exploitation de la réalité virtuelle ne tardera pas à devenir économiquement
réaliste, même si pour l’instant elle est liée aux subventions de recherche. En effet,
les prévisions démographiques marquent la forte augmentation à venir de la popula-
tion des plus de 65 ans - ils seront 10,4 millions en 2010, soit 1 million de plus qu’en
2000, et près de 19 millions en 2050, soit 28% de la population totale pour 16% aujour-
d’hui. Cette augmentation s’accompagne d’une accentuation considérable du nombre
de patients touchés par les maladies liées au vieillissement, en particulier les maladies
neurologiques. Or ces pathologies sont responsables de troubles neuropsychologiques
qui deviennent ainsi un problème majeur de santé publique. Ce problème est d’autant
plus important qu’il n’existe pas d’outil adéquat pour la réadaptation de ces troubles.
Dans l’objectif d’une utilisation adéquate et performante des systèmes de réalité vir-
tuelle, il faudra également se soucier de la mise en place de services tels que mise à
jour, service après vente.
5.2.5 CONFLITS SENSORIELS ET COGNITIFS
Le monde virtuel expose l’utilisateur du système à des conflits de divers types. Toutes
les informations sensorielles usuellement disponibles dans le monde environnant ne le
sont pas nécessairement dans le monde virtuel. Prenons l’exemple d’un patient que l’on
expose à un paysage vertigineux dans un visiocasque. Il se peut qu’il éprouve le besoin,
pour regarder le fond du précipice, de trouver un appui. On peut alors avoir prévu à cet
effet une balustrade dans l’environnement réel du sujet, sur laquelle le patient pourra
prendre appui. Un nouveau choix s’imposera alors, celui de figurer ou non la balustrade
dans le monde virtuel. Mais pour que cela ne représente pas un nouveau conflit senso-
riel, ceci nécessite d’équiper le sujet de capteurs de position des mains et de représenter
celles-ci dans le monde virtuel. Sans cela, un conflit s’en suivrait : le patient voit une
2Nous pouvons citer, dans le domaine de la psychothérapie, le Virtual Reality Medical Center à San
Diégo, le Laboratoire de Cyberpsychologie au Québec, l’Istituto Auxologico Italiano à Milan, ou encore
l’Universitat Jaume I de Castellon, et dans le domaine de la neuropsychologie, le Department of Occupational
Therapy à l’université de Haïfa.
Applications de la réalité virtuelle aux troubles cognitifs et comportementaux 125
balustrade dans le monde virtuel, il s’appuie dessus sans que son mouvement ne soit
figuré dans l’environnement. Seules ses informations proprioceptives l’informent qu’il
est en train de s’appuyer sur un objet. Une telle escalade dans la reproduction de la
réalité comporte deux ordres de limites :
une limite d’ordre technique, en particulier temporelle (décalage entre les mouve-
ments du sujet et l’affichage de l’image correspondante);
une limite d’ordre qualitatif. En imaginant que l’on puisse représenter avec précision
le corps humain dans le monde virtuel, la limite sera toujours que ce qui y est figuré
n’est qu’un modèle du corps.
A ces différentes limites s’ajoutent celles qui proviennent du peu de variété des infor-
mations sensorielles utilisées. En particulier, la modalité auditive est pauvrement ex-
ploitée par les dispositifs de réalité virtuelle. Le plus souvent, dans les environnements
virtuels, l’audition est uniquement sollicitée de manière associative : un événement vi-
suel donné déclenche un son donné qui n’est pas spatialisé en 3D. Pourtant, le système
auditif exploite simultanément des indices binauraux (perception directionnelle hori-
zontale) et des indices monauraux (perception directionnelle verticale et distance) qui
peuvent être synthétisés pour créer des scènes sonores virtuelles. Parallèlement, la per-
ception auditive interprète la signature acoustique de la salle, liée aux réflexions et à la
réverbération sur les parois, pour compléter la représentation spatiale de l’espace.
L’exposition à un environnement virtuel qui n’est que visuel manque donc d’une com-
posante essentielle de notre monde réel, puisque la modalité auditive nous fournit
constamment des informations sur notre monde environnant et la façon dont nous y
évoluons. Elle est en effet la seule modalité à nous permettre de scanner l’espace à
360 degrés autour de nous, ce qui représente un espace perçu bien plus large que celui
offert par le champ de vision. Il est donc important de tenter d’intégrer à un dispositif
de réalité virtuelle des outils de synthèse de scènes sonores gérant la restitution de la
localisation statique ou dynamique des sources dans l’espace ainsi que la création d’un
effet de salle associé (par exemple le Spatialisateur développé par l’équipe d’Acous-
tique des salles de l’Ircam [Jot e.a., 1995] ). Un outil tel que le Spatialisateur, couplé à
un système de réalité virtuelle, permet d’obtenir une réelle interaction sensorielle entre
les mouvements du sujet et le retour auditif fourni par l’environnement virtuel (voir
[Delerue e.a., 2002] pour une application à la réalité augmentée). Une étude récente a
démontré l’intérêt de l’ajout de la modalité auditive interactive lors du travail avec des
patients anxieux, puisque le sentiment de présence exprimé par les patients était supé-
rieur dans ce contexte [Viaud-Delmon e.a., 2005]. Cependant, cette étude a également
révélé que des problèmes pouvaient survenir par l’ajout d’une nouvelle modalité sen-
sorielle. En effet, non seulement les patients démontraient plus de signes de cinétose
(symptômes du mal des transports) dans cette condition, mais encore la cohérence sub-
jective des signaux sonores et visuels était difficile à obtenir. Ainsi, l’ajout de nouvelles
modalités sensorielles pose néanmoins la question de la construction d’environnements
virtuels multimodaux. Il n’est pas facile, aussi bien au plan technique que conceptuel,
d’envisager des environnements artificiels dans lesquels chaque modalité sensorielle
vient enrichir l’intégration plutôt que de générer un canal d’information supplémen-
taire pouvant de fait créer une surcharge cognitive.
Quoiqu’il en soit, l’interaction avec un environnement virtuel ne pourra sans doute
jamais fournir la même richesse sensorielle que l’interaction avec le monde réel. Si
notre relation au monde est principalement médiatisée par des informations visuelles, il
n’en reste pas moins que l’ensemble de nos systèmes sensoriels y contribue; la variété
de ces systèmes sensoriels est actuellement peu représentée dans les mondes virtuels
qui sont essentiellement des mondes visuels.
1 / 38 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !