JEAN-JACQUES AMPÈRE \(1800

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JEAN-JACQUES AMPÈRE (1800-1864)1
Voyage en Égypte et en Nubie,
M. Lévy frères, Paris, 1868, chapitre 3, p. 157 à 161
Si l'histoire véritable des pyramides est courte, leur histoire légendaire est longue. L'on
conçoit facilement que ces masses énormes et closes dont on ne savait point l'origine, et
dans l’intérieur desquelles on pouvait supposer tant de merveilles, aient parlé en tout temps
à l'imagination des hommes, depuis les voyageurs grecs jusqu'à l’italien Caviglia2, lequel, à
force de fouiller les pyramides et de vivre à leur ombre, avait fini par mettre une véritable
superstition dans ses travaux qui, du reste, ont produit des découvertes très-positives ;
depuis les Druses, qui, dans leur catéchisme, font construire les pyramides par leur messie,
jusqu'aux alchimistes, qui affirment qu'elles recèlent les tables d’Hermès. Les Hébreux et
les chrétiens inventèrent aussi des fables sur les pyramides ; ils rapportèrent la
construction de ces monuments à l’oppression des Hébreux en Égypte. C’étaient les
Hébreux qui avaient élevé les pyramides. La plus grande contenait, ce qui était difficile à
comprendre, le tombeau du Pharaon noyé dans la mer Rouge en les poursuivant ; ou bien,
donnant aux pyramides une antiquité plus digne d’elle, on en faisait les tombes de Seth et
d’ Énoch3 ; mais ce fut à Joseph que les juifs et les chrétiens rattachèrent surtout les
merveilles des pyramides. Suivant eux, Joseph avait fondé Memphis, où cependant il fut
ministre, il avait élevé les obélisques, les pyramides. Celles-ci s’appelèrent les greniers de
Joseph. Leur forme, en effet, ressemble à celle des anciens greniers égyptiens, où l'on jetait le
grain par en haut, tels que les représentent les peintures des tombes, et tels qu'on les voit
encore au bord du Nil. On croyait les pyramides creuses, et, dans cette supposition, elles eussent
pu en effet recevoir une quantité énorme de blé ; mais, massives et pleines comme elles sont,
elles ne pourraient en contenir assez pour nourrir longtemps quelques villages.
Les Arabes, grands amis des contes et des fables en tout genre, ont donné carrière à leur
imagination sur le chapitre des pyramides, qu'ils font bâtir avant la naissance d’Adam. Chose
singulière ! quelques traces de 1a vérité historique semble s’être conservées dans ces traditions
fabuleuses. Elles ont gardé une notion juste de la destination des pyramides, dans
lesquelles la plupart de ces traditions s’accordent à reconnaître des tombeaux, plus vraies
sur ce point que beaucoup de théories modernes. Le souvenir de caractères
hiéroglyphiques gravés sur les parois des pyramides demeurait dans les légendes arabes,
1
Fils du célèbre scientifique, académicien.
http://www.academie-francaise.fr/immortels/base/academiciens/fiche.asp?param=390
2
Archéologue qui fouilla à Gizeh au début du XXème siècle.
3
Il s’agit ici de personnages bibliques, tout comme Joseph.
alors que la science ne s’était pas encore expliquée la disparition de ces caractères par
celle du revêtement sur lequel ils étaient autrefois tracés. La vieille malédiction des
peuples, sur les rois qui bâtirent les pyramides subsiste encore dans la légende arabe, où
Pharaon est synonyme de tyran. C'est une grande justice que le gigantesque égoïsme de ces
princes par qui ont été élevés les plus grands monuments du monde ait attiré sur leur nom la
réprobation des siècles.
Ce qui a surtout inspiré les récits des conteurs arabes, qu'ont trop souvent recueillis les
historiens de cette nation, c’est l’idée de la solidité des pyramides et des richesses qu’elles
renfermaient dans leur sein. De là l’histoire souvent répétée du sultan qui voulut, comme l’a tenté
de nos jours Méhémet-Ali4, détruire une pyramide, mais reconnut bientôt que toutes les richesses
de son royaume ne pourraient suffire à accomplir cette destruction. De là encore le récit suivant
qui est donné par Massoudi5 comme une tradition copte. Cent ans avant le déluge, le roi Surid
eut un rêve terrible. Le globe était bouleversé, le ciel ténébreux. Il vit les étoiles fondre sur la
terre sous la forme d'oiseaux blancs qui enlevaient les mortels éperdus. Les astrologues
annoncèrent le déluge : alors le roi Surid ordonna d'élever les pyramides ; il y fit déposer ses
trésors, les corps de ses ancêtres et des livres où étaient contenues toutes les sciences. Le déluge
passa sur les pyramides, qui ne sourcillèrent pas. La coutume qui se retrouve chez plusieurs
peuples anciens de placer les trésors dans les tombeaux et l’usage d’ensevelir les objets précieux
avec les cadavres donnèrent de tout temps l’idée que les pyramides, ces tombeaux des
puissants Pharaons, devaient contenir d’immenses richesses. Il en est résulté des récits dignes des
Mille et une Nuits. En voici un qui m’a paru curieux : le calife Al-Mamoun ayant pénétré jusqu’à
un certain point dans l'intérieur de la grande pyramide, y trouva un vase plein de pièces d’or.
et cette inscription : « Un roi fils de roi, en telle année, ouvrira cette pyramide, et dans cette
entreprise dépensera une certaine somme. Nous voulons bien lui rembourser la dépense qu’il
aura faite ; mais, s'il continue ses recherches, il aura des frais énormes à supporter et n’obtiendra
plus rien. » Le calife fut grandement étonné, il ordonna qu'on fît un compte exact de ce que
l'excavation avait coûté, et, à sa grande surprise, la somme trouvée égalait tout juste l'argent
dépensé. A ce sujet, il admira combien les hommes d’autrefois étaient sages, et comme ils
avaient une connaissance à laquelle personne autre ne saurait parvenir. M. Wilkinson6 suppose
que le calife Al-Mamoun fit placer là cette somme pour pouvoir renoncer de bonne grâce à son
entreprise, et fermer la bouche aux critiques en montrant qu’elle n’avait rien coûté.
Après les rêves de l’imagination viennent ceux de la science.
4
gouverneur de l’Égypte de 1805 à 1848, souvent considéré comme le fondateur de l’ Égypte moderne.
Ecrivain arabe du Xème siècle.
6
Egyptologue du XIXème siècle, qui s’intéressa aux déchiffrement des hiéroglyphes, à la religion et à la
mythologie égyptiennes.
5
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