CRITIQUE ÉPISTÉMOLOGIQUE DE LA PRÉSENTATION DE

C L I N I Q U E
CRITIQUE ÉPISTÉMOLOGIQUE
DE LA PRÉSENTATION DE
MALADES, OU CLINIQUE DUNE
PRATIQUE DE LA FORCLUSION
FLORENT
GABARRON-
GARCIA
Psychanalyste
Chargé de cours en
psychopathologie à Paris VII
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« La psychanalyse, c’est comme la révolution russe, on ne sait pas quand
ça commence à mal tourner. Il faut toujours remonter plus haut. Avec
les Américains? avec la première Internationale? avec le Comisecret?
avec les premières ruptures qui marquent des renoncements de Freud
autant que des trahisons de ceux qui rompent avec lui? avec Freud lui-
même, dès la découverte d’oedipe? Oedipe c’est le tournant idéaliste. » 1
C’est bien pour renouer avec « l’inventivité première de la psycha-
nalyse » que le probme de la schizo-analyse fut formulé. À un
moment donné l’interprétation analytique semble devenir aveugle à
la micropolitique qui, pour une part essentielle, la rend possible, lui
donne son efficacité, et la constitue. C’est la raison pour laquelle peu
après la parution de l’anti-œdipe, Deleuze faisait cinq propositions
à la psychanalyse suivant le « modèle » de la psychothérapie institu-
tionnelle, pour produire une « réversion interne » de la pratique ana-
lytique:
« Nous disons qu’il faut faire exactement l’inverse (de ce que fait
la psychanalyse aujourd’hui), cest-à-dire partir des véritables
énoncés individuels, donner aux gens des conditions matérielles,
de la production de leurs énoncés individuels, pour découvrir les
agencements collectifs qui les produisent. » 2
Malheureusement, il ne semble guère que la psychanalyse ait tenu
compte de cette proposition, ni me y ait seulement p son
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oreille. C’est de l’actualité de cet aveuglement au principe de son
pouvoir, pour parler comme Castel, que nous rendrons compte dans
le présent article3.
À partir de quand les théories psy commencent-elles à proder selon
un subtil décollement du champ matériel et social qu’elles consti-
tuent et dont elles dépendent indissociablement? Pourquoi, et à par-
tir de quand, le dispositif analytique peut-il induire des effets de
réification du sujet? Il est en effet une pratique qui perdure et qui
peut illustrer ces hypothèses toujours actuelles: celle de la présenta-
tion de malade. Le consensus des analystes autour de cette dernière
est symptomatique du déni dont nous parlons.
Ce dispositif hérité du XIXesiècle ne fait l’objet, pour eux, d’aucune
problématisation autre que celle de la légitimation permanente qui
confine à la rengaine4. C’est pour remédier à cette absence que nous
souhaitons contribuer à une « épistémologie de la présentation ».
Cette dernière n’épuise pas les problèmes généraux que nous avons
soulevés qui portent sur la nature de la psychanalyse et sa possible
tâche à venir. Cependant elle permet de leur donner en partie consis-
tance, de commencer en quelque sorte par un bout et de poursuivre
l’investigation schizo-analytique.
La question ici pourrait être la suivante: comment une question de
Lacan sur la psychose (en l’occurrence « la question préliminaire à
tout traitement possible de la psychose » 5) devient-elle, dans la pra-
tique, une réponse qui vient rendre impossible tout traitement de la
psychose? Comment et quand les inventions révolutionnaires de la
psychanalyse commencent-elles par mal tourner cliniquement, c’est-
à-dire empêcher tout traitement et participer à la fermeture de
l’inconscient? À partir de quand le savoir sur l’inconscient promu
par la psychanalyse devient-il positivement un forçage de
l’inconscient du sujet?
Clinique de la présentation de malade
Nous sommes le 11 février 2006, dans un hôpital de banlieue pari-
sienne, il fait gris, c’est l’hiver. Une présentation de malade va avoir
lieu en ce début d’après-midi en présence d’un psychiatre chef de ser-
vice, qui est, par ailleurs, un psychanalyste reconnu, et d’un psycha-
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nalyste, qui est par ailleurs agrégé de philosophie, et qui lui aussi est
tout autant reconnu.
Je marche dans une allée qui longe l’immense bâtiment du XIXesiècle
qui n’en finit pas de s’étirer. Batiment J, pavillon Morel, couloir H,
salle 240, 3eétage : tel est le lieu du rendez-vous hebdomadaire.
Dehors, il ny a personne, pas un bruit, pas une âme qui vive, je ne
croise aucun humain, même à l’entrée de l’hôpital le baraquement
du gardien est vide. J’arrive enfin au pied du bâtiment J. Une petite
assemblée se tient là, un quart d’heure avant l’heure du rendez-vous.
On fume une dernière cigarette en discutant du dernier séminaire,
on s’observe en parlant poliment. Il y a des gens de tous âges, et de
plusieurs milieux professionnels. On se connaît un peu, on fréquente
les mêmes lieux, on lit les mêmes livres, on parle le même langage
avec le même sérieux. On est du même monde, du bon monde. En
tout cas, on est du bon côté du monde: celui qui n’appartient pas à
la folie. On vient voir les fous: on nous a dit quon « allait nous ensei-
gner », nous qui ne connaissons pas les fous. C’est à ça que ça sert les
« présentations cliniques », ça sert à « transmettre ». On nous a dit
que Lacan lui-même l’avait dit. Si c’est Lacan qui l’a dit… alors
L’heure tourne, il est temps de monter à l’étage et de s’installer. Il faut
en effet arriver avant le patient, il faut installer les chaises. Ce n’est
pas grand-chose pourtant : il s’agit en fait de les agencer selon un
ordonnancement… qui va de soi. Il y a d’abord : les chaises pour
nous (les étudiants de tous les âges et de toutes les professions) puis,
deux chaises excentrées sur notre droite et qui nous font face (celle
des psy), et, enfin, en position centrale (bien en face de nous cette
fois-ci) une chaise isolée (celle du patient).
L’ordre d’arrivée est généralement le suivant: d’abord les étudiants,
qui installent la salle, puis les psychanalystes, et enfin le patient que
l’on fera entrer lorsque tout le monde sera prêt. Nous sommes ins-
tallés et nous attendons silencieusement. Au bout de quelques
minutes les psy arrivent. On nous présente succinctement le « cas »
qu’il va s’agir de « construire » ensemble, « si nous voulons bien ».
C’est Michaël aujourd’hui que l’on accueille. Le psychiatre-psycha-
nalyste nous délivre les « informations dont il dispose »:
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Le psychiatre: « Michaël est un homme d’une trentaine d’année.
Arrivé récemment dans le service, il na pas de paspsychiatrique « à
son actif », c’est la première fois qu’il est interné. En effet, Michaël
est persuadé que la mairie voulait fermer volontairement le club de
sport il travaille depuis plusieurs années comme entraîneur de
Basket. Il s’est donc mis à « harceler » de courriers la mairie en les
menaçant de mort et de « les faire sauter ». Ses courriers étant sans
réponse, et le club ayant mis la clef sous la porte, les choses se gâtent,
lorsquil interpelle le maire, et qu’il l’attrape par le col, pour lui
demander des comptes. À la suite de cela, contraint d’arrêter ses acti-
vités, il s’ensuit un épisode dépressif, Michaël se replie chez lui.
On peut noter que Michaël « n’a en fait jamais vraiment travaillé,
puisqu’il nétait animateur qu’à temps partiel dans ce club. De plus
il n’a jamais connu son père. »
Enfin, c’est sur sa « demande » qu’il a été interné depuis deux
semaines, et c’est aussi à sa « demande » qu’il passe devant nous, nous
explique-t-on.
Après, cette brève présentation, les psy demandent le plus grand
silence et la plus grande attention de notre part: il n’est pas question
qu’il y ait du bruit comme la dernière fois. Il est d’usage en effet que
nous nintervenions pas: nous « sommes les secrétaires de l’aliéné »;
et effectivement, chaque personne de l’assembe silencieuse est
armée dun stylo et dun papier afin de recueillir le plus
d’informations possible sur l’entretien qui va avoir lieu, et plus par-
ticulièrement sur ce que dira le patient. Le psychiatre-chef compose
un numéro sur un téléphone de l’hôpital et, quelques instants après,
un grand jeune homme, accompagné d’un infirmier, entre dans la
salle par la porte de devant. L’infirmier, sans dire mot, repart aussi
sec, et referme la porte derrière lui. Le psy invite Michaël à s’asseoir
sur la chaise centrale qui lui est destinée. Michaël nous regarde puis
regarde la chaise, semble étonné du dispositif… Le psy le réinvite à
s’asseoir, et finalement Michaël obtempère… Un frémissement de
soulagement parcourt la salle, l’entretien peut commencer. Il n’est
pas coutumier que les patients marquent un tel temps darrêt
lorsqu’ils entrent.
Le psy demande (sur un ton étrangement neutre): « Alors, qu’est-ce
qui vous amène? »
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Michaël répond sur un ton malicieux, et donne des signes évidents
de la conscience de notre présence: « Et bien, ce serait peut-être à
vous de me dire pourquoi je suis là! »
La salle frémit de nouveau. Normalement, les choses ne se passent
pas ainsi… Le psy lui-même semble décontenancé, un léger malaise
s’installe. Puis le psy se reprend presque aussitôt, et lui dit immédia-
tement sur un ton affecet grave: « Et bien, je nen sais rien et c’est
bien pour cela que vous êtes là… pour que l’on voie ensemble ce qui
vous a amené à être ici. »
Michaël répond alors tout de go: « Mais, c’est vous qui m’avez dit de
venir ici, en me disant que ça pouvait m’aider pour savoir ce que
j’avais! donc j’attends que vous me disiez ce que j’ai! »
Puis, se tournant vers la salle, sur un ton amusé: « En plus, vous avez
l’air assez nombreux! Y a plein de spécialistes, on dirait! » Il sourit.
Personnellement je ne peux m’empêcher d’avoir de la sympathie pour
Michaël qui, par son humour, met à jour le dispositif dans lequel on
l’a placé. Mais mon sentiment ne semble pas partagé. Au contraire,
le malaise grandit dans la salle à mesure que le psychanalyste et le
« semblant institutionnel » dont il se soutient est révé. Le psy
reprend la parole sur un ton agacé et légèrement autoritaire:
P.: « Regardez-moi, et laissez-les tranquilles! »
Il fait un geste de la main dans notre direction, comme pour nous
éloigner, puis il dit:
P.: « Ce n’est pas la question du nombre qui compte, mais ce que
vous, vous avez à me dire à propos de ce que vous pensez qu’il vous
est arrivé! »
Il insiste sur le « vous » en laissant traîner sa voix. Pendant ce temps,
l’autre psy ne dit rien : il observe, quelque peu médusé. Il est vrai
qu’un patient qui parle et qui fait preuve de recul critique et d’esprit
en nous prenant à partie cela n’arrive normalement jamais dans les
présentations cliniques. Généralement, les patients des présentations
font preuve de davantage de docilité et viennent prendre la place
qu’on leur a attribuée sans protester. C’est que, le plus souvent, ils
sont complètement délirants ou complètement abattus, du moins,
d’après l’expérience d’un an et demi que j’en ai.
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