dossier Pourquoi faut-il une transition énergétique ? (Questions vues de l’innovation climatique) Il en va de la nécessité d’une transition énergétique comme de l’urgence d’agir contre le changement climatique. L’une comme l’autre semblent s’imposer comme une évidence, sauf à céder aux sirènes du scepticisme. Cependant, dès qu’il s’agit de passer à l’action, la complexité des facteurs en jeu, de leurs interactions, la virulence des débats scientifiques, idéologiques, une perception incertaine de l’acceptabilité des mesures à prendre génèrent trop facilement un sentiment d’impuissance chez le citoyen, une paralysie de l’action collective, un recul de la décision publique. Par Thanh-Tâm Lê Directeur Climate-Kic France L a raison la plus immédiate pour laquelle une transition énergétique est indispensable à la lutte contre le changement climatique est que 75 % des émissions de CO2 d’origine anthropique proviennent des énergies fossiles. Aucun scénario permettant de confiner la hausse globale des températures sous les 2° n’est envisageable sans réduction conséquente des émissions dues aux énergies fossiles. L’humanité a déjà utilisé les deux tiers de son « budget CO2 » total et ne pourrait plus se permettre d’utiliser que le cinquième des réserves d’énergie fossile aisément accessibles ! Si l’objectif du « facteur 4 » – division par quatre des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050, issu du Grenelle de l’en­vi­ronnement – est bien inscrit dans la loi à venir, non seulement la transition / novembre 2014 / n°446 9 dossier La transition énergétique éner­gétique sera inévitable, mais elle devra mobiliser toute la chaîne depuis la recherche fondamentale jusqu’à la ma­turation des marchés signi­ficativement impactés par le changement clima­tique, en passant par la R&D et l’accélération de l’innovation, mais aussi la formation des acteurs professionnels pour opérer les mutations. Une pomme de discorde Une étude menée par la Mission Grand Paris (Veolia) suggère que le grand public a une vision parcellaire de la transition énergétique, se limitant au « mix » éner­ gétique et à la gestion des ressources, ignorant l’efficacité énergétique des bâtiments ou la mobilité électrique. C’est dommageable pour ce sujet qui, comme le changement climatique, est de nature systémique. Par ailleurs, les protagonistes des débats sur l’énergie et le climat se basent sur des chiffres très divergents. Le « coût réel » des diverses sources d’énergie en est un exemple flagrant. La réussite de la loi sur la transition énergétique exige pourtant un éclairage complet des divers scénarios de mix énergétique, notamment en termes de coût des énergies et de prix pour le consommateur. L’efficacité énergétique est présentée comme l’indispensable complément des nou­velles énergies. Le débat sur la transi­ tion énergétique a distingué efficacité et sobriété énergétiques. On considère parfois comme acquis que l’efficacité se traduirait par une décroissance des émissions, alors que l’économie ainsi réalisée peut générer une surconsommation, paradoxe bien connu en climatisation. La sobriété éner­ gétique doit donc devenir un objectif à part entière. Cela demande une pédagogie par­ ticulière : la sobriété repose sur un travail comportemental de l’usager, au risque de voir poindre le spectre de la restriction, voire d’une « décroissance » que les tenants de l’agenda positif s’efforcent d’éloigner. Sans surprise, la relation entre transition éner­gétique et décroissance du nucléaire reste l’une des principales pommes de discorde dans les débats français. L’Allemagne a fait le choix d’une sortie relativement rapide du nucléaire, au prix d’un retour au charbon et d’une remontée des émissions de CO2. La Finlande a également accompagné sa diversification énergétique d’un retour au charbon mais 10 / novembre 2014 / n°446 est néanmoins parvenue à contenir ses ancien) et celui de l’économie circulaire, émissions en privilégiant un triptyque comprennent un volet d’adaptation mais nucléaire / hydraulique / biomasse. les retombées principales à terme sont Lequel des deux modèles se révèlera-tattendues sur l’atténuation. il plus clairvoyant à moyen terme ? Le choix de l’abandon rapide du nucléaire Économie circulaire est tributaire d’un pari sur l’innovation Lors d’une récente séance de questions techno­logique, vers un meilleur stockage au Sénat, L. Hézard, rapporteur avec J. d’énergies de source intermittente, vers Jouzel de l’avis du Cese sur le projet de une réutilisation performante et acceptable loi, soulignait que les expériences de ter­ du CO2, et sur la capacité à l’accélérer ritoires à énergie positive ne devaient pas par un investissement volontariste, pour compromettre la solidarité énergétique et la limiter la durée d’une phase de transition péréquation tarifaire au niveau national. Si durant laquelle la réduction des émissions la plupart des décideurs nationaux appellent passe au second plan. La Finlande, tout en de leurs vœux une Europe de l’énergie développant son parc nucléaire, n’en est pas forte et solidaire, prenant collectivement moins l’un des pays qui misent le plus sur des décisions essentielles pour son avenir, la recherche dans les technologies propres. le principe de solidarité et de péréquation Deux débats génériques animent la com­ entre États est moins évident encore à munauté de l’innovation climatique. implémenter dans la pratique. Le premier est classique. L’essentiel de L’Institut européen d’innovation et de l’impact visé peut-il être réalisé à partir technologie (EIT) a choisi en 2009 trois défis théma­ t iques de de technologies déjà portée sociétale et éco­ disponibles, l’effort portant nomique majeure, et sur leur identification à L’efficacité sélectionné pour chacun partir des besoins de mar­ énergétique est chés avérés ou pres­sentis, d’eux la « commu­nauté de la connaissance et sur leur valo­risation et présentée comme de l’innovation » (Kic) leur déploiement ? Fautl’indispensable la plus apte, selon lui, à il considérer, à l’inverse, complément des réunir et à accélérer en que ces techno­logies ont nou­velles énergies été pensées dans un péri­ syner­gie le meilleur des mètre sectoriel précis, réponses européennes et que la nature systé­ in­no­vantes à ces défis. mique du changement climatique rend La Kic InnoEnergy se définit comme la ino­pérante leur utilisation sans les repenser compagnie européenne pour l’innovation, dans un environnement plus complexe et la création de business et l’enseignement contradictoire ? La prise en compte de dans le domaine des énergies durables. Elle l’accepta­bilité, des comportements indi­ est donc naturellement impliquée dans la viduels et collectifs, mais aussi des outils recherche de solutions pour la transition finan­ciers et économiques, de l’architecture énergétique. réglementaire, est-elle suffisamment Climate-KIC est également concernée par la intégrée ? tran­sition énergétique sur la majeure partie Le second concerne le juste équilibre de son spectre d’activités. Néanmoins, elle entre atténuation et adaptation. Au sein a choisi dès l’origine de ne pas adopter un de Climate-KIC, les par­tenaires industriels décou­page sectoriel. Un défi initial difficile dé­ve­loppent plus de 75 % des activités sur à relever : accélérer l’in­novation et stimuler le volet atténuation alors que l’adaptation la création de valeur autour du climat, qui paraît plus porteuse de résultats à court parais­saient n’impliquer que des marchés terme. Outre le dé­ploiement souvent local de niche im­matures, épars, s’est révélé des activités d’adaptation, cette répartition être le catalyseur de synergies originales. illustre le potentiel de croissance des Climate-Kic réunit plus de 120 entreprises, marchés de l’atténuation tels que les dont environ 60 % de PME et 40 % de entreprises concernées l’anticipent. Deux GE et Eti. domaines mis en avant dans le projet de Le projet de loi sur la transition énergétique loi, celui de l’environnement bâti (neuf et entérine la notion d’économie circulaire. Si dossier celle-ci constitue un de nos axes prioritaires pour ses bénéfices climatiques, elle répond à un besoin de vigilance sur l’ensemble des ressources. Après avoir montré que le CO2 pouvait être utilisé comme matière première de polymères, le programme en CO2RE organise le passage à l’échelle industrielle, constituant une chaîne de valeur climatique complète : CO2 traité et purifié, transformable en polymères puis en produits finaux (mousses isolantes…), avec des sous-produits intermédiaires (méthanol, éthanol…), les produits étant recyclables en fin de vie. Il s’agit bien de dissocier l’énergie et la consommation des ressources de la croissance industrielle. Diversités de solutions Agir sur le secteur du bâti, autre enjeu majeur de la transition énergétique, se heurte aux durées de rénovation d’un parc existant, mais aussi à des questions d’usage réel, d’acceptabilité sociale, de capacité financière. Le programme Building Technologies Accelerator (BTA) travaille sur l’intégration effective des technologies dans cinq living labs, à travers les zones climatiques, une variété d’usages et d’époques de construction. La chaîne de valeur part ici des technologies bas carbone élaborées au sein de la Kic vers les services de distribution et de transformation du bâti, puis le déploiement à grande échelle et le suivi continu des impacts climatiques réalisés. Les partenaires industriels du pro­ gramme s’intéressent particulièrement aux barrières réglementaires et com­merciales. BTA travaille à la fois sur des technologies de pointe, implémentables sur 15-20% du parc, et sur des solutions de moindre per­formance, mais susceptibles d’être déployées dans des quartiers financièrement plus contraints. Le danger de créer une nou­velle fracture sociale, écologique cette fois, doit à tout prix être évité. Climate-Kic soutient aussi des start-up par­ ticulièrement prometteuses, comme Qarnot Computing, qui répond à une explo­sion des besoins en calculs haute per­formance avec des gains considéra­bles d’effica­cité énergétique tout en fournissant un chauffage doux aux particuliers, ou Evolution Energie qui permet à des groupes industriels parmi les plus gourmands en électricité au niveau mondial une connaissance détaillée de la consommation à travers leurs sites et, par ce moyen, leur autorise jusqu’à 20 % d’éco­ nomies d’énergie. Les défis liés de la transition énergétique et de la lutte contre le changement climatique impressionnent par leur complexité intrin­ sèque et par la difficulté de déployer des plans d’action cohérents, efficaces, résilients et durables. Il existe pourtant une diversité de solutions en capacité d’être déployées et un potentiel considérable d’impact par une compréhension des marchés émergents, une analyse systémique et intégrée des besoins, un développement plus lucide et orienté des technologies et une mise en contact plus précoce des scientifiques, des acteurs industriels et de « déve­loppeurs d’in­novation ». Une politique publique am­ bitieuse et sa mise en œuvre effective sont donc désormais possibles, et elles sont urgentes. ■ Au sein de Climate-KIC, les par­tenaires industriels dé­ve­loppent plus de 75 % des activités sur le volet atténuation / novembre 2014 / n°446 11