Miradas Iguana roja A propos de Perfil de la discusión filosófica política contemporánea. Una propuesta aristotélica de Miguel Angel Pérez Pirela. Par Ximena Pérez-Gonzalez C ontrairement à ce que l’on imagine, le libéralisme n’est pas qu’économique. Il n’est pas non plus uniquement la dominante idéologique de notre époque. Non, le libéralisme met en jeu toute une philosophie, qui traite de questions aussi primordiales que celles des rapports du juste et du bien, et il véhicule surtout une conception bien particulière et unilatérale de ce qui définit l’être humain. Tel est peut-être le point crucial des analyses de Miguel Angel Pérez Pirela sur le débat libéraux/communautariens : le libéralisme n’est pas la philosophie neutre qu’il prétend être. Il n’est pas le point de vue du consensus contre celui du relativisme et de la pluralité des valeurs. Le libéralisme est l’expression d’une conception morale aussi forte que n’importe quelle autre, voire même peut-être plus forte, puisqu’elle se dissimule et se nie elle-même, en prétendant adopter un point de vue désengagé, celui d’une justice qui se présente comme délivrée de toute définition du bien. L’enjeu de l’auteur est ainsi de montrer quelles sont les valeurs qui se dissimulent derrière la prétendue neutralité du libéralisme, et surtout d’en analyser les conséquences. En effet, l’auteur ne se contente pas d’exposer un des débats majeurs de la philosophie politique de ces dernières années, il le met en scène et le fait parler à partir d’un point de vue bien particulier. Ainsi, le point de départ de l’analyse se situe en amont du débat tout en dévoilant ce qui le sous-tend. Miguel Angel Pérez Pirela dresse donc d’abord un portrait de notre époque à travers une analyse de l’individu contemporain et de ses pathologies les plus flagrantes. Pourquoi un tel point de départ ? C’est qu’en fait l’individu réel et concret est le nerf de la question, au-delà de la conception de celui-ci que les analyses tant libérales que communautariennes définissent. Voilà donc un point de départ fort original pour un essai de philosophie, qui nous situe d’entrée de jeu dans les problèmes concrets qui sont liés à la domination de l’idéologie libérale, et qui dévoile l’urgence d’une pensée alternative de l’individu, et de son insertion dans le domaine 1 Miradas Iguana roja politique, urgence à laquelle le dernier chapitre tente d’ailleurs d’apporter une réponse, avec une surprenante réactualisation des thèses d’Aristote sur la concorde. Car l’individu contemporain que Miguel Angel Pérez Pirela nous dévoile est celui de l’individualisme, celui qui vit replié sur lui-même et fermé aux autres, celui qui, comme l’avait déjà analysé Tocqueville, se recroqueville sur ses « petits et vulgaires plaisirs », en se désintéressant de plus en plus du domaine du politique dont il laisse le contrôle aux sphères politiques dominantes. C’est l’individu sans repères ni valeurs fixes, à l’identité fluctuante et changeante, pour qui les seules valeurs subsistant encore en tant que préceptes moraux sont celles de la compétitivité et de la rationalité instrumentale, valeurs qui ne parviennent pourtant pas à doter l’individu contemporain d’une réelle intériorité. A travers l’analyse de l’individu contemporain, c’est donc en fait des problèmes majeurs des démocraties occidentales dont il est question, démocraties qui ne peuvent réellement marcher qu’à partir d’une participation des individus à la sphère politique. Or cette participation ne peut être considérée comme primordiale par un individu qui se soucie finalement uniquement de luimême, et qui d’ailleurs tend de plus en plus à être débordé par les pathologies diverses qu’il se découvre, et qui marquent encore plus la distance entre ses soucis quotidiens et les préoccupations d’ordres moral et collectif. L’individu que nous présente Miguel Angel Pérez Pirela est à la fois concret et à la fois une sorte de paradigme qui nous permet d’envisager les problèmes que le libéralisme en tant qu’idéologie tend à masquer, mais qu’il produit pourtant dans la réalité. La suite de l’essai en découlera naturellement. La démarche de l’auteur est la suivante : après avoir exposé le status quo, il s’agit de comprendre pourquoi nous en sommes arrivés à une telle situation, avant de tenter de voir comment il serait possible d’en sortir. Pour tenter de comprendre comment l’individu contemporain a été peu à peu forgé socialement et politiquement, Miguel Angel Pérez Pirela expose les tenants et les aboutissants des théories dites contractualistes. L’auteur montre qu’une telle analyse est un passage obligé à toute réflexion sérieuse sur les théories politiques contemporaines, en ceci que c’est à partir de celles-ci que la conception des rapports entre les hommes, et surtout de ce qui les régit, est pensée et mise en scène. Ainsi, l’objet de cette deuxième partie de l’essai est de montrer comment les conceptions du bien sont déterminantes dans la manière dont se pensent et s’établissent les rapports humains, et donc dans la manière dont se structurent les sociétés. Ce dont il s’agit c’est de savoir si, comme le pensent les libéraux, la définition du bien ou plutôt des biens est postérieure au contrat, ce qui fait que celui-ci se prétend neutre, ou si comme le montrent de manières diverses les différents auteurs dits communautariens, le bien est toujours non seulement 2 Miradas Iguana roja de fait antérieur, mais détermine tout contrat possible. C’est ici que l’auteur dévoilera un des nerfs de sa critique du libéralisme, qui comme nous l’avons dit, se présente comme neutre alors qu’il véhicule une conception du bien. Car en fait cette prétendue neutralité entraîne une conception de l’individu comme être purement rationnel, qui laisse de côté tout individu réel. Mais c’est ici que le problème se retourne sur lui-même : si les individus étaient réellement des êtres de raison, ils n’auraient pas besoin d’instituer des contrats pour régler leurs rapports. Car ce que l’auteur montre, c’est que ce qui se cache derrière cette prétendue neutralité de la raison, c’est une conception des hommes comme êtres bornés et égoïstes, qui sans la mise en place de contrats, et sans l’usage d’une force contraignante les obligeant à les respecter, ne peuvent que s’affronter entre eux. Comme si le fait d’avoir déjà un point de vue au moment d’entrer dans le débat sur l’organisation de la vie en commun, empêcherait de pouvoir se mettre d’accord. Or, une telle conception tend à vider l’individu de toute profondeur, à faire de la morale et des valeurs des options, non seulement contingentes, mais surtout susceptibles d’être dépassées par le point de vue de la raison. C’est postuler qu’entre la raison et la morale, il n’y a pas de pont. Or, de telles conceptions ressemblent étrangement à la description que l’auteur fait de l’individu contemporain. Sauf que le libéralisme veut faire croire que cet individu est l’avenir de l’homme, et que les communautariens s’efforcent de montrer en quoi un tel individu est non seulement malheureux, mais aussi malade. La maladie des temps modernes est celle des individus, mais elle est alimentée par un système de valeurs, le libéralisme, qui ne fait qu’en aggraver les points les plus sensibles. Telles sont les différentes questions traitées dans la troisième partie de l’essai. Mais la critique du libéralisme ne s’arrête pas là. L’auteur va ensuite examiner un des points les plus importants, celui du domaine à proprement parler du politique, et ce toujours en s’intéressant aux ravages qu’entraîne cette conception de l’individu. Il s’agit bien entendu du problème de la prépondérance des droits individuels comme autoaffirmation de l’individu sur toute conception du bien commun dans l’organisation pratique et politique. Car une chose est de traiter les individus comme une fin en soi, une autre est de faire de cette affirmation le précepte qui guide la vie politique en tant que précepte individualiste. L’autoaffirmation ne va malheureusement pas de paire avec l’exigence d’égalité. Ainsi dans les théories libérales les plus extrêmes – et cette idée se trouve finalement en germe dans toute conception libérale de la politique – toute redistribution sociale lèse l’individu de son droit à la liberté comme autoaffirmation souveraine. L’auteur montre que l’individu pris individuellement est la seule mesure à respecter pour le libéralisme. Or, respecter 3 Miradas Iguana roja individuellement les droits individuels, sans se soucier de la société dans sa globalité, revient à alimenter des inégalités de fait de plus en plus grandes. Ainsi, la prétendue égalité de droit, se convertit en une inégalité de fait, qui sépare les individus de plus en plus les uns des autres. C’est toute une conception de ce qui fait la justice qui est mise en jeu ici, et qui va à l’encontre de l’idée selon laquelle il est juste de participer et de contribuer au bien commun. De telles conceptions tendent à préconiser l’instauration d’un Etat faible au niveau économique, qui laisse les individus contracter librement entre eux. Mais un tel Etat n’est alors viable que s’il est au contraire fort en matière de sécurité et de répression. Telle est la liberté que préconisent les libéraux : liberté économique contre coercition étatique au service de la défense matérielle de tels droits individuels. C’est donc d’une liberté négative qu’il s’agit, liberté qui interdit aux autres d’intervenir dans mes décisions personnelles, tout en mandatant l’Etat pour les faire respecter. Le libre marché, seul lieu d’une liberté humaine qui est en fait une liberté de s’enrichir davantage pour les plus forts, produit ainsi de plus en plus d’inégalités, dont l’autre versant est celui de l’instauration de l’Etat fort, empêchant à toute revendication et à toute contestation sociale de voir le jour. Ainsi le libéralisme est en fait, non pas une conception défendant la liberté humaine, mais un véritable paternalisme en matière de sécurité. Or, tel est bien le chemin que prennent les démocraties occidentales. L’auteur a le mérite d’expliquer en quoi ce chemin n’est pas une fatalité, mais découle de conceptions politiques et philosophiques modernes – et non pas seulement économiques – bien précises. A ce stade de son analyse, Miguel Angel Pérez Pirela va nous montrer comment une autre conception de la justice, de la politique et de la vie en commun est possible, partant non pas de l’individu neutre, mais d’une conception de l’individu en tant qu’être d’abord et avant tout situé, possédant un point de vue sur ce qui fait le bien. Ainsi l’auteur va montrer comment une conception de la justice alternative est possible. Nous sommes à présent dans la dernière partie de l’essai, qui tente de trouver une solution aux différents problèmes qui ont été énoncés tout au long de cette réflexion sur l’individu contemporain. En introduisant Aristote à ce stade du débat, l’auteur indique la voie de son possible dépassement. La morale qui préside à la vie en commun ne peut s’élaborer sous le voile de la neutralité rawlsienne, et il ne s’agit donc pas de tomber sous le coup du relativisme. Or, l’individu relativiste prétend faire de la capacité de choisir le bien, le seul bien possible. Ce que la théorie aristotélicienne aide à penser, c’est que ce qui détermine le bien visé, ce n’est pas le fait de choisir, mais la capacité de délibération par rapport à plusieurs visions du bien. Mais la question qui surgit alors est la suivante : comment concilier l’autodermination et l’existence de bien antérieurs qui 4 Miradas Iguana roja guident la délibération au moment du choix et de la mise en pratique des jugements ? La seule solution envisageable est alors celle de l’élaboration en commun de tels choix et valeurs à partir d’une vision déterminée de ce qui fait le bien et qui guide la réflexion à l’heure de la délibération pour l’individu concret. Ainsi la justice est le fait d’un dialogue entre des biens divers dans une communauté spécifique qui a défini ce que représente pour elle le bien commun. La conclusion de cet essai est que l’exercice de la justice ne peut être que collectif, et ne peut viser le seul bien-être de l’individu. C’est dans la conception aristotélicienne de l’amitié que se trouve l’exemple d’une telle justice exercée et élaborée en commun. Car l’amitié unit les hommes à travers le lien d’un bien qui n’existe qu’en étant communiqué. Ainsi de l’idée d’amitié l’auteur passe à celle de concorde aristotélicienne qui unit cette fois-ci non pas des individus mais des groupes sociaux différents, liés pourtant entre eux par le partage de certaines valeurs, qui incluent la possibilité de leurs réélaborations en commun à travers la délibération. Telle est la réponse de Miguel Angel Pérez Pirela aux épineux problèmes qu’il a brillamment soulevés : il s’agit de penser la possibilité de l’élaboration d’un bien commun à partir de la définition du bien propre à chaque groupe qui compose la société. 5