G. Plékhanov : Essai sur le développement de la conception moniste de l’Histoire
Ch. I : Le matérialisme français du XVIII° siècle
« Si l’on rencontre aujourd’hui, dit M. Mikhaïlovskiiii, un jeune homme… qui vous déclare, voire avec quelque
précipitation superflue, qu’il est « matérialiste », cela ne signifie point qu’il soit matérialiste au sens philosophique
habituel, comme le furent chez nous, jadis, les tenants de Büchner et de Moleschott. Très souvent, votre interlocuteur
ne s’intéresse pas le moins du monde ni à l’aspect métaphysique, ni à l’aspect scientifique du matérialisme, et ne
possède même que des notions fort confuses à leur sujet. Il veut dire qu’il est un partisan du matérialisme
économique, et encore dans un sens particulier, un sens convenu(3) … »
Nous ignorons quelle sorte de jeunes gens a rencontrée M. Mikhaïlovski. Mais ce qu’il dit pourrait donner à penser que la
doctrine des tenants du « matérialisme économique » ne possède aucun rapport avec le matérialisme « au sens
philosophique habituel ». Est-ce exact ? Le « matérialisme économique » est-il vraiment aussi étriqué et aussi pauvre de
contenu qu’il le paraît à M. Mikhaïlovski ?
Un résumé succinct de l’histoire de cette doctrine va nous permettre de répondre.
Qu’est-ce que « le matérialisme au sens philosophique habituel » ?
Le matérialisme, c’est l’antithèse de l’idéalisme. L’idéalisme cherche à expliquer tous les phénomènes naturels, toutes les
propriétés de la matière, par telle ou telle propriété de l’esprit. Le matérialisme opère juste à l’inverse : il tâche d’expliquer
les phénomènes psychiques par telle ou telle propriété de la matière, telle ou telle particularité organique du corps humain
ou animal. Tous les philosophes aux yeux de qui la donnée première est matière appartiennent au camp des matérialistes,
et tous ceux qui tiennent l’esprit pour tel, au camp des idéalistes. Voilà tout ce qu’on peut dire du matérialisme en général,
du « matérialisme au sens philosophique habituel »; car le temps a édifié sur sa base des superstructures si diverses
qu’elles confèrent au matérialisme de chaque époque un aspect qui le différencie complètement du matérialisme des
autres époques.
Matérialisme et idéalisme, c’est à cela que se ramènent les grandes directions de la pensée philosophique. Il a certes
presque toujours existé parallèlement des systèmes dualistes érigeant l’esprit et la matière en substances distinctes et
indépendantes. Mais le dualisme n’a jamais pu fournir de réponse satisfaisante à une question impossible à éluder :
comment deux substances distinctes, ne possédant rien de commun entre elles, peuvent-elles exercer une influence l’une
sur l’autre ? Aussi les penseurs les plus conséquents et les plus profonds ont-ils toujours incliné au monisme, c’est-à-dire
à l’explication des phénomènes par un seul principe fondamental (« monos » en grec, veut dire unique). Tout idéaliste
conséquent est moniste, au même titre que tout matérialiste conséquent. Sous ce rapport, il n’y a aucune différence entre
Berkeley, par exemple, et d’Holbach. Le premier fut un idéaliste conséquent, le second un matérialiste non moins
conséquent, mais l’un et l’autre furent également des monistes; et, l’un comme l’autre, ils se rendaient également compte
de l’impuissance des systèmes dualistes, les plus répandus, peut-être, jusqu'à nos jours.
La première moitié de notre siècle a vu le règne du monisme idéaliste en philosophie; la seconde moitié a assisté dans le
domaine de la science — avec laquelle, pendant cette période, a fusionné la philosophie — au triomphe d’un monisme
matérialiste qui, au reste, n’est pas toujours logique ni avoué.
Nous n’avons pas à exposer ici dans son détail l’histoire du matérialisme. Il suffira à notre propos de considérer son
développement depuis la seconde moitié du dix-huitième siècle. Et, là encore, il nous importe surtout d’examiner un de
ses courants — à vrai dire le principal : le matérialisme d’Holbach, d’Helvétius et de leurs adeptes.
Les matérialistes de cette tendance ont entretenu une polémique acharnée avec les penseurs officiels de l’époque,
lesquels, invoquant Descartes sans toujours bien le comprendre, prétendaient qu’il existe chez l’homme certaines idées
innées, c’est-à-dire indépendantes de l’expérience. Dans leur réfutation de cette théorie, les matérialistes français n’ont
guère fait que reprendre la doctrine de Locke qui, dès la fin du dix-septième siècle, avait démontré qu’il n’existe pas
d’idées innées (no innate principles). Mais, en réexposant cette thèse, ils lui ont conféré un aspect plus systématique; ils
ont mis les points sur les i auxquels, en libéral anglais bien élevé, Locke n’avait pas voulu toucher. Allant jusqu’au bout de
leurs idées, ils ont été des sensualistes intrépides, c’est-à-dire qu’ils ont considéré toutes les fonctions psychiques de
l’homme comme des modifications de la sensation. Inutile de se demander ici jusqu'à quel point, dans tel ou tel cas, leurs
arguments demeurent valables au regard de la science actuelle. Il va de soi que les matérialistes français ignoraient
beaucoup de choses aujourd’hui connues de chaque écolier : qu’on se réfère plutôt aux théories physiques et chimiques
d’Holbach, pourtant fort au courant des sciences de la nature de son temps. Du moins ont-ils eu l’incontestable mérite de
mener leur pensée logiquement du point de vue de la science à leur époque; et c’est tout ce qu’on est en droit d’exiger
d’un penseur. Il n’est pas surprenant que la science contemporaine ait dépassé les matérialistes français du siècle dernier;
mais ce qui importe, c’est que les adversaires de ces philosophes retardaient par rapport à la science d’alors. Les
historiens de la philosophie ont coutume d’opposer aux conceptions des matérialistes français celles de Kant, dont on
serait assurément malvenu à nier les connaissances scientifiques. Mais cette opposition manque absolument de base. On
prouverait sans peine que Kant et les matérialistes français sont partis du même principe, mais l’ont développé de façons
différentes, aboutissant ainsi à des conclusions différentes, sous l’action des sociétés différentes dans lesquelles ils ont
vécu et pensé. L’idée, nous le savons, sera jugée paradoxale par ceux qui sont habitués à croire sur parole les historiens
de la philosophie; et il ne nous est pas loisible de l’appuyer ici d’une argumentation circonstanciée. Mais nous le ferons
volontiers, si nos adversaires en expriment le désir.
(3) Rousskoé Bogatstvo, janvier 1894, section II, p. 98.