Pryen nous montre aussi que
la prostituée est capable de
garder une certaine distance
par rapport à ces rôles. Si elle
veille à manifester au client qu’elle
s’engage réellement dans la rela-
tion affective et sexuelle avec lui,
dans le même temps, elle parvient
àmaintenirunecoupure entre
ses rôles professionnels et ceux
qu’elle joue sur une autre scène,
celle de la vie privée. En effet, elle
évite de parler de questions qui lui
sont plus personnelles, elle
s’attribue un autre nom que celui
qu’elle porte dans le privé, elle
adopte une autre manière de
s’habiller, de se comporter.
Outre les règles qui y sont à
l’œuvre, outre les rôles qui y sont
joués, une autre manière de voir la
relation des prostituées avec leurs
clients consiste à y repérer des stra-
tégies de pouvoir. Elles reposent
essentiellement sur les informations
compromettantes dont les profes-
sionnelles disposent par rapport à
ceux qui leur rendent visite. Le
simple fait de la visite des clients,
tout comme les confidences qu’ils
livrent, dotent les prostituées d’une
marge de manœuvre qui leur
permettent de se protéger, et en
particulier de dissuader leurs clients
de porter atteinte à leur intégrité
physique, à leur réputation.
D’autres regards sont encore
possibles sur les relations des prosti-
tuées avec leurs clients. C’est ainsi
que Pryen met en relief l’image que
les professionnelles cherchent à
donner d’elles-mêmes, l’identité
positive qu’elles essaient de
construire aux yeux de leurs clients
d’abord, mais également au regard
de la société dans son ensemble.
Cette image est centrée sur le
respect : respect d’elles-mêmes
—n’offrant qu’un accès partiel,
régulé, à leur corps —, respect du
client — marqué par la discrétion,
la loyauté à son égard, leur rôle de
confidente —, leur permettant de
revendiquer la reconnaissance due à
l’exercice d’un métier relevant
d’une mission sociale.
Ainsi présentée, la sociologie de Goffman semble répondre
à une intention claire et, qui plus est, à un projet poursuivi
de manière constante tout au cours de la carrière de l’auteur.
A-t-on dès lors affaire à une œuvre simple, d’un accès facile ?
Il n’en est rien. À y regarder de plus près, la production de
Goffman est diversifiée, voire disparate.
Certes, la plupart des ouvrages qu’il a publiés prennent
effectivement les interactions comme objet d’analyse, mais
ils les abordent sous des angles très variés, renvoyant à
plusieurs métaphores [Branaman, 1997]. En regardant les
interactions comme des représentations théâtrales,Goffman
nous rend attentif au « décor » dans lequel les acteurs
évoluent, au « masque » qu’ils portent, au « rôle » qu’ils
INTRODUCTION 5