La question transfrontalière de l`individualité dans les sciences

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Primer Coloquio Internacional de Otoño
Centro Regional de Investigaciones Multidisciplinarias -UNAM
"De la multi a la transdisciplina o la ruptura de las fronteras imaginarias"
Ciudad de México, 27 de octubre (Auditorio de la Coordinación de Humanidades)
Cuernavaca, Morelos, 28 de octubre
11h30/12h30 (45 mn de communication)
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La question transfrontalière de l’individualité dans les sciences
sociales : en partant de Marx et Bourdieu
Par Philippe Corcuff
Introduction
L’individualité peut constituer une notion-passage alimentant un dialogue
transfrontalier au sein des différentes disciplines des sciences sociales
(sociologie, science politique, ethnologie, histoire, linguistique,
économie, etc.) comme entre les sciences sociales et la philosophie.
Parler de dialogues transfrontaliers, c’est aussi partir de lieux
autonomes, de registres ayant des spécificités, qui ensuite entrent en
dialogue. C’est ce qui permet peut-être d’échapper tant aux fermetures
disciplinaires qui disciplinent les corps spécialisés des universitaires
qu’au grand tout culturel, qu’à la nuit « post-moderne » où tous les chats
cognitifs sont gris.
Par rapport au titre initial, j’ai reformulé le titre de mon intervention : non
plus « La question du sujet ou l’émergence de l’individualité dans les
sciences sociales », mais « La question transfrontalière de l’individualité
dans les sciences sociales : en partant de Marx et de Bourdieu ».
Pourquoi ? Pour ne pas assimiler « sujet » et « individualité ». Pour
permettre à la notion d’individualité de couvrir un périmètre plus large :
pas seulement le côté souvent supposé actif, volontaire, conscient du
« sujet », mais aussi les zones d’ombre du non-conscient et des effets
des structures sociales ou les zones grises de la routine et des
habitudes. Pour échapper aussi aux effets de mode et de balancier :
pour ne pas privilégier trop rapidement « le sujet » d’aujourd’hui par
rapport aux « structures » d’hier, ou ne pas choisir le sujet individuel par
rapport au sujet collectif d’hier (du type « le peuple » ou « la classe
ouvrière »).
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« En partant de Marx et Bourdieu », car ce sont des entrées décalées
dans ce thème, habituellement considérées par les marxistes et les antimarxistes, les bourdieusistes et les anti-bourdieusistes, comme rétives,
voire hostiles à la thématisation de l’individualité, et plutôt proches du
pôle « collectif » et « structurel » des sciences sociales. Pour défiler
alors à partir d’eux et des lectures contemporaines qui en sont faites,
des questions vives dans les sciences sociales. Pour aussi envisager
leurs points aveugles, en particulier l’un par rapport à l’autre.
1 – Marx et la question de l’individualité
Si on veut lire Marx afin de donner à certaines de ses analyses un
caractère opératoire dans les débats sociologiques actuels, il faut peutêtre d’abord essayer d’essuyer ses lunettes et d’enlever l’épaisse
pellicule des lectures dites « marxistes » qui nous brouillent
fréquemment la vue. Contre les lectures « collectivistes » de nombre de
« marxistes », on peut ainsi découvrir un Marx pour une part
« individualiste ».
C’est en tout cas ce qu’ont mis en évidence, dans des directions
différentes, des auteurs plus marginaux dans la masse des
commentaires écrits sur Marx, comme le philosophe phénoménologue
Michel Henry (1976), l’anthropologue Louis Dumont (1977) ou le
politiste Jon Elster (1985).
A – Une critique du capitalisme au nom de l’individualité
a) Une approche relationnaliste de l’individualité
Tout d’abord Marx amorce, notamment dans sa critique de l’ultraindividualisme anarchiste de Max Stirner (L’unique et sa Propriété,
1844), dans L’idéologie allemande (1845-1846) avec Engels, une piste
épistémologique, distincte des deux grands pôles auxquels on a
tendance à se référer dans les manuels de sciences sociales, le holisme
méthodologique (partant du « tout » de « la société ») et l’individualisme
méthodologique (partant des unités individuelles dont la simple
agrégation produirait le collectif). Est ainsi amorcé chez Marx une
approche qui part des relations, des rapports sociaux ; ce que l’on peut
appeler un relationnalisme méthodologique. Le point de vue de Marx
apparaît ainsi celui de l’interindividualité, d’une individualité ressaisie
dans le cours de relations sociales et historiques, et non d’une monade
autosuffisante, surplombante et intemporelle à la Stirner. Marx écrit ainsi
dans la VIe Thèse sur Feuerbach (1845) :
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« l’essence humaine n’est point chose abstraite, inhérente à
l’individu isolé. Elle est, dans sa réalité, l’ensemble des relations
sociales »
b) Fragments individualistes de Marx
On peut alors saisir chez Marx toute une série de traces, de textes de
jeunesse à des textes plus tardifs, avançant une critique du capitalisme
au nom d’une individualité saisie de manière relationnelle.
Dans les Manuscrits de 1844, contre le « morcellement » de l’homme
dans l’univers marchand, c’est-à-dire un monde tendanciellement
dominé par la propriété privée et l’argent, Marx avait en tête
l’émancipation de l’individualité. « Chacun de ses rapports humains avec
le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler,
vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité », écrit-il dans
la logique d’une anthropologie sensualiste. Or, le règne de l’argent
imposerait la mesure unique de la marchandise à la singularité
incommensurable des sens et des capacités créatrices de chaque être
individuel. « À la place de tous les sens physiques et intellectuels est
apparue l’aliénation pure et simple des sens, le sens de l’avoir », ajoutet-il.
Dans le même texte, Marx avance une critique analogue de ce qu’il
appelle « le communisme vulgaire », c’est-à-dire une version égalitariste
et collectiviste du communisme. Ce « communisme vulgaire » promeut
« le nivellement » en « niant partout la personnalité de l’homme ». Il
s’appuie, comme le monde marchand, sur « l’envie » et « la cupidité », et
constitue l’antithèse du communisme de la singularité individuelle
défendu par Marx. Car il cherche à « tout ramener à un même niveau »
au lieu de créer les conditions d’un déploiement des singularités
individuelles, dans ce qu’elles ont d’irréductible les unes par rapport aux
autres, d’incommensurable. N’a-t-on pas là en germe une double critique
libertaire du capitalisme et du « communisme réellement existant » au
nom de la singularité individuelle ?
De manière convergente, Marx décrit dans le livre I du Capital (1867)
l’individu maltraité par le capitalisme comme « borné » et « incomplet »,
à travers la division du travail propre à l’usine capitaliste. D’où le constat
que le capitalisme serait une machinerie fantastique d’accroissement
des moyens collectifs (bien qu’inégalement appropriés), mais au prix de
la régression des potentialités individuelles :
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« Dans la manufacture, l’enrichissement du travailleur collectif, et
par la suite du capital, en forces productives sociales a pour
condition l’appauvrissement du travailleur en forces productives
individuelles ».
c) Une contradiction capital/individualité
Certes Marx a aussi analysé le capitalisme à travers des rapports de
classes et ce que les « marxistes » ont, par la suite, appelé « la
contradiction capital/travail ». C’est là qu’il faut réintroduire une part
importante des lectures « marxistes », non pas comme fausses, mais
comme trop partielles et exclusives par rapport à la polyphonie matériau
marxien. Il faudrait aborder le capitalisme non pas seulement à travers la
contradiction capital/travail, mais aussi d’autres contradictions, comme
ce que j’appelle la contradiction capital/individualité, en germe chez
Marx.
Qu’est-ce que serait cette contradiction capital/individualité ? Le
capitalisme contribuerait à nourrir l’individualisme contemporain, en
interaction avec d’autres logiques sociales non strictement réductibles au
capitalisme. Pourtant, stimulant d’un côté les désirs d’épanouissement
personnel, il limiterait et tronquerait au final les individualités par la
marchandisation. Il ferait naître des aspirations à la réalisation de soi et à
la reconnaissance personnelle qu’il pourrait peu satisfaire dans le cadre
de sa dynamique de profit, provoquant alors la déception. Les désirs
d’individualité frustrés deviendraient (comme les salariés dans la
contradiction capital/travail) alors des « fossoyeurs » potentiels du
capitalisme, susceptibles d’être politisés.
Cette contradiction capital/individualité se trouverait exacerbée dans le
cas du néocapitalisme, analysé notamment par Luc Boltanski et Ève
Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), car la figure de
« l’individu » y est encore davantage valorisée.
On peut aborder les effets et les réactions au cadre néocapitaliste, et
donc les formes prises par la contradiction capital/individualité à travers
un versant négatif (des frustrations relatives par rapport à certaines
attentes socio-historiquement constituées) et un versant positif (des
imaginaires utopiques développant dans les intimités quotidiennes la
possibilité d’un ailleurs radicalement autre par rapport aux situations
existantes). J’ai pu explorer cela dans une enquête empirique portant sur
les téléspectatrices et les téléspectateurs en France d’une série
télévisée américaine, Ally McBeal.
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Comme
la
contradiction
capital/travail,
la
contradiction
capital/individualité identifierait un ensemble de contraintes structurelles
associées à la logique capitaliste mais aussi de possibilités
d’émancipation qu’il laisse ouvertes, en fonction d‘une politisation.
Resteraient à analyser les interactions entre contradiction capital/travail
et capital/individualité comme celles de leurs politisations respectives.
B – Des points aveugles
On peut pointer toutefois des points aveugles dans l’approche par Marx
de la question de l’individualité :
* Tout d’abord, centré sur la question du capitalisme, Marx apparaît peu
attentif aux formes de domination en interaction avec le capitalisme,
mais irréductibles à sa logique : oppression des femmes, dominations
culturelles, racismes et discriminations dites « postcoloniales » affectant
systématiquement les populations issues de l’immigration dans les
anciennes colonies, homophobie, etc. C’est sur ce plan notamment que
la sociologie « post-marxiste » de Pierre Bourdieu, qui se présente
comme une sociologie de la pluralité des formes de domination,
apparaît utile pour remplir des vides de Marx.
* Deuxième limite (sur laquelle je m’étendrai plus), elle se situe sur le
plan de ce qu’on peut appeler ses présupposés anthropologiques au
sens philosophique. En parlant d’anthropologies philosophiques, je ne
vise pas la branche « anthropologie » des sciences sociales, mais des
conceptions a priori des caractéristiques des humains et de la condition
humaine. Or, je fais l’hypothèse que, le plus souvent, les approches des
sciences sociales engagent implicitement, sans en être nécessairement
conscientes, des intuitions quant aux caractéristiques des humains
observés et analysés.
Une des anthropologies philosophiques de référence de Marx dans sa
critique du capitalisme, comme du « communisme vulgaire », est celle
de « l’homme complet » ou de « l’homme total ». Dans cette
anthropologie, les humains seraient dotés de désirs et de passions
infinis. Ces désirs et ces passions sont considérés comme des
potentialités créatrices. Le désir et la passion apparaissent chez Marx
comme intrinsèquement positifs et émancipateurs. Le capitalisme
comme « le communisme vulgaire » constituent des cadres sociaux
entravant, étouffant, amenuisant ces capacités humaines.
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Pour Marx, une société émancipée doit libérer les désirs humains
créateurs de leurs entraves. On pourrait parler d’une anthropologie
philosophique des désirs humains créateurs, nettement optimiste,
associée à une politique émancipatrice.
Or il apparaît intéressant de comparer ce plan anthropologique à un
autre, fort distinct qu’on trouve chez un des autres pionniers des
sciences sociales, Émile Durkheim. Une partie de l’approche
durkheimienne est nourrie par l’hypothèse selon laquelle le tourbillon
illimité des désirs individuels peut provoquer de la souffrance individuelle
et des dérèglements collectifs. Pour le Durkheim, pessimiste, du Suicide
(1897) « la nature humaine » (expression utilisée par lui) serait
caractérisée par des « besoins » potentiellement « illimités »
apparaissant « insatiables », porteurs d’angoisses et d’anomie. Le
caractère insatiable des désirs humains les rendrait frustrants. « Une soif
inextinguible est un supplice perpétuel », écrit-il. D’où une certaine
philosophie politique d’inspiration républicaine accrochée à sa
sociologie : il faudrait, au moyen notamment de l’éducation, mettre des
bornes sur lesquelles viendrait buter le caractère destructeur et autodestructeur des désirs humains. On peut donc repérer chez Durkheim
une anthropologie philosophique des désirs humains frustrants, associée
à une politique de l’éducation républicaine.
Prendre en considération, la force des arguments de Durkheim, comme
les apports diversifiés aujourd’hui des sciences humaines et sociales
(notamment la psychanalyse), nous conduirait à une plus grande
prudence anthropologique que Marx, équilibrant optimisme et
pessimisme. Cela supposerait de caler plutôt tant une sociologie critique
qu’une philosophie politique émancipatrice sur l’hypothèse d’une
ambivalence des désirs humains, potentiellement créateurs et frustrants.
2 – Bourdieu et la question de l’individualité
Pierre Bourdieu est porteur d’un renouvellement « post-marxiste » de la
critique sociale. Mais l’insisterai ici sur quelque chose de peu connu :
son approche de la singularité individuelle.
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A – Une pensée de la singularité individuelle
Anti-bourdieusisme comme bourdieusisme tendent à converger pour
rendre invisible l’approche sociologique de l’individualité de Bourdieu, qui
permet d’affiner celle de Marx. Tant une grande partie des « pour »
qu’une grande partie des « contre » font ainsi de la notion d’habitus le
bulldozer du collectif contre l’individualité. Ainsi, si l’on repère bien chez
Bourdieu des formulations affichant l’écrasement du singulier sous le
commun, on trouve aussi chez lui une amorce stimulante de lecture
sociologique de l’individualité.
Tout d’abord, cette individualité est insérée dans des relations sociales
chez Bourdieu, comme chez Marx. Ces relations sociales prennent
toutefois sens dans le cadre d’une pluralité de modes de domination,
inscrits dans différents champs autonomes (champ économique, champ
culturel, champ politique, etc.) ou dans des formes transversales aux
différents champs (comme la domination masculine).
Le sens pratique (1980) constitue une des élaborations les plus
intéressantes de la sociologie de Bourdieu, tout particulièrement pour la
notion d’habitus. Je rappelle que l’habitus y est défini à peu près comme
le système de dispositions durables et transposables acquis par un
individu au cours des différentes phases de sa socialisation (famille,
école, travail, etc.).
Un fil apparaît alors porteur de renouvellement par rapport aux débats
récurrents opposant en sciences sociales les structures collectives à la
singularité individuelle : il s’agit des différences introduites entre les
habitus de classe et les habitus individuels. Il y a des habitus de classe,
nous dit-il, car il y a des « classe(s) de conditions d'existence et de
conditionnements identiques ou semblables ». Les personnes participant
à un même groupe social ont des probabilités de faire une série
d’expériences communes. L’ensemble des expériences probablement
communes à un groupe, c’est justement l’habitus de classe de ce
groupe. Mais cet habitus de classe constitue un découpage collectif (les
expériences probablement communes à une classe d’individus) et non
pas ce que l’on retrouve dans chaque unité individuelle. D’où la
différence essentielle entre habitus de classe et habitus individuel. Car,
précise Bourdieu, « il est exclu que tous les membres de la même classe
(ou même deux d'entre eux) aient fait les mêmes expériences et dans le
même ordre ».
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L'habitus individuel devient alors porteur d'un formidable défi : penser le
collectif et le singulier, le collectif dans le singulier, à travers un véritable
singulier collectif, c'est-à-dire un assemblage singulier de morceaux
collectifs. Chacun de nous renverrait, si l'on suit cette pente théorique, à
une unicité faite de fils collectifs. On a là un approfondissement et une
radicalisation
d’intuitions
de
Marx
s’efforçant
de
penser
sociologiquement l’individualité, une individualité sociale.
Empiriquement, le défi du singulier collectif a été relativement peu
sollicité par Bourdieu. On doit noter principalement le traitement du cas
du philosophe Martin Heidegger dans L’ontologie politique de Martin
Heidegger (1988), la confrontation avec le cas Flaubert dans Les règles
de l’art (1992) et les entretiens de La misère du monde (1993) se
focalisant sur des singularités ordinaires.
B – Des points aveugles
Mais comme Marx, Bourdieu révèle des points aveugles.
a) Critique sociale et émancipation
D’abord par rapport à Marx il est parfois pris dans une tentation
scientiste (le scientisme étant la confusion entre l’autonomie effective
des sciences et leur indépendance illusoire), qui s’exprime tout
particulièrement dans Le métier de sociologue, co-écrit avec JeanClaude Passeron et Jean-Claude Chamboredon (1968). Cette
tentation scientiste, ambivalente chez Bourdieu en fonction de ses
textes, est notamment un effet du mouvement historique de
spécialisation des savoirs, et notamment d’autonomisation des
différentes sciences sociales (qui n’existait pas à l’époque de Marx).
Cette tentation scientiste l’amène à pas ou peu expliciter les référents
positifs à partir desquels la critique du négatif est posée. Chez Marx,
c’est plus clair, car l’analyse du monde est associée à une perspective
émancipatrice assumée. Le rapport science sociale/philosophie politique
est au cœur de l’œuvre de Marx, alors qu’il est peu visible et plus
périphérique chez Bourdieu.
Il y a certes une petite éclaircie quant au lien entre émancipation et
sociologie chez Bourdieu, mais c’est un fil ténu d’inspiration spinoziste
beaucoup moins développé que chez Marx. Á certains moments
Bourdieu part ainsi de l’approche de la liberté chez Spinoza, comme
connaissance de ses propres déterminations, et cela contre les illusions
du libre-arbitre.
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Mais c’est un fil ténu, qui de surcroît tend vraisemblablement à donner
une place trop exclusive à la connaissance dans l’émancipation (et aux
porteurs professionnels de connaissance que nous sommes), alors que
cela n’en est peut-être qu’une des composantes importantes.
Ensuite, les limites de l’approche de Bourdieu renvoient aux recherches
et aux débats contemporains dans les sciences sociales et la
philosophie. Je ne retiendrai que trois dimensions.
b) Individualité plurielle contre individualité unifiée
Bourdieu tend à donner a priori une cohérence et une unité aux
dispositions propres à un habitus individuel. Toute une série de travaux
contemporains insistent à l’inverse sur une plus grande diversité des
matériaux constitutifs des individualités, non nécessairement cohérents
entre eux, potentiellement contradictoires mêmes. C’est quelque chose
qu’on trouve de la sociologie de la pluralité des régimes d’action initiée
Luc Boltanski et Laurent Thévenot à la sociologie de la pluralité des
dispositions chez Bernard Lahire. Se profile donc, à l’écart d’un habitus
unifié, des figures plus composites de l’individualité.
c) Des compétences, pas seulement des dispositions
Bourdieu, et à sa suite Lahire, tendent à envisager les « compétences »
des individus sous l’hégémonie des « dispositions ». Or ces deux notions
permettent d’explorer des aspects différents de la réalité sociale.
Une disposition, c’est une tendance, liée à la socialisation, qui s’impose
à l’individu (par exemple, le sentiment de ne pas être tout à fait à sa
place quand on fait le trajet social d’un univers populaire à un milieu
culturellement favorisé). Cela éclaire les aspects les plus reproductifs et
les moins conscients des ordres sociaux.
La compétence, cela renvoie à l’apprentissage d’une capacité (comme
l’apprentissage du football ou du piano), c’est-à-dire quelque chose qui
nous rend « capable de », avec une autonomie plus ou moins grande
dans le maniement de cette compétence.
La sociologie pragmatiste initiée par Boltanski et Thévenot éclaire
mieux cette question de la compétence, en laissant davantage dans
l’ombre celle des dispositions.
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Cette pragmatique sociologique s’intéresse notamment à la façon dont
des compétences partagées (à la justice, à l’amour, à la stratégie, etc.)
sont activées situationnellement dans des cours d’action marqués par
une incertitude relative. Pour penser sociologiquement la singularité
individuelle, on ne pourrait se contenter du poids non-conscient des
dispositions, mais on aurait aussi à s’intéresser aux marges d’autonomie
dans l’action générées dans le maniement de compétences. Mais sans
oublier, pour autant les dispositions, comme tendent à le faire Boltanski
et Thévenot.
Sur ce double plan le sociologue britannique Anthony Giddens, dans
La constitution de la société (1984) note judicieusement que « les
structures sociales » ont une double dimension : « le structurel est
toujours à la fois contraignant et habilitant », nous contraint mais nous
rend aussi capables.
d) Michel Foucault et les limites du langage déterministe
Le langage de Bourdieu (comme celui de Lahire) apparaît principalement
déterministe, dans le sens où « les déterminations sociales » y ont une
pace centrale. Chez Bourdieu, comme souvent dans les sciences
sociales contemporaines, la notion de « déterminations » a surtout un
sens causal (A détermine B signifiant que A est la cause de B). C’est en
ce sens que les individualités seraient socialement déterminées.
Des ressources puisées dans Michel Foucault peuvent nous aider à
déplacer certaines limites du vocabulaire déterministe de Bourdieu dans
l’approche de l’individualité. On oppose souvent au moins « deux
Foucault » (parfois plus) : un Foucault critique de normes sociales
oppressives au sein de configurations de savoirs/pouvoirs (d’Histoire de
la folie à l’âge classique de 1961 à Surveiller et punir de 1975) et un
Foucault philosophe d’une « subjectivation » plus autonome et inventive
(notamment dans Le souci de soi de 1984). Sur la question de
l’individualité, le 1er Foucault parle d’« individualité disciplinaire »
(expression de Surveiller et punir) et le 2ème Foucault donc de
« subjectivation ». Certains établissent un mur entre les deux Foucault,
d’autres font complètement dépendre le 2ème Foucault du 1er : la
subjectivation devenant le jouet des normes sociales.
Des suggestions du philosophe Mathieu Potte-Bonneville (Michel
Foucault, l’inquiétude de l’histoire, 2004) nous orientent sur une autre
piste. On trouve ainsi une 3ème piste plus stimulante dans une formule de
Foucault extraite du Souci de soi.
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Ainsi, quand Foucault, analyse l’accentuation de « la culture de soi » au
cours des deux premiers siècles de notre ère en lien avec une série de
modifications des normes sociales, il écrit :
« Elle constituerait par rapport à elles une réponse originale sous la
forme d’une nouvelle stylistique de l’existence ».
Or, la « réponse à » n’est pas la seule « détermination par », au sens
causal, sans pour autant abolir la contrainte sociale. Dans cette
perspective, la subjectivation serait dépendante des normes dominantes,
tout en autorisant un espace d’autonomisation. La subjectivation serait
une « réponse aux » normes et aux contraintes sociales. On peut ainsi
concevoir des contraintes sociales, intériorisées par les personnes et
extérieures à elles, auxquelles peut « répondre » une autonomisation
subjective. On émanciperait ainsi la pensée des contraintes sociales du
seul langage déterministe des « déterminations sociales » au sens
causal, en la connectant à la prise en compte de formes subjectives
d’autonomisation, dans la production de « styles personnels ». On s’est
ainsi un peu déplacé par rapport à Bourdieu, sans le quitter tout à fait.
En guise de conclusion
La notion-passage d’individualité, en partant de Marx et de Bourdieu,
nous a donc permis de cheminer à travers certains problèmes actuels
des sciences sociales, et même de formuler des pistes renouvelées.
Cela a supposé d’envisager des dialogues transfrontaliers avec la
philosophie, tant du côté des anthropologies philosophiques que de la
philosophie politique.
Par exemple, le concept d’inspiration marxienne que j’ai proposé de
contradiction capital/individualité nous a permis d’envisager sous un
nouveau jour une palette de problèmes théoriques, épistémologiques,
méthodologiques et empiriques. Car ce concept révèle quelques
caractéristiques heuristiques. Il relève d’une extériorisation critique, à
partir d’un cadre global, car les notions mêmes de « capitalisme » et de
« contradiction du capitalisme » pointent des contraintes pesant sur les
acteurs mais débordant leur conscience en situation. Mais il intègre
aussi de manière compréhensive les capacités des personnes à générer
des « imaginaires utopiques » en situation. C’est une façon de ne pas
réduire, de façon misérabiliste (au sens des analyses de Claude
Grignon et Jean-Claude Passeron), les opprimés à la frustration, à la
souffrance et/ou à la domination, comme on le voit trop souvent dans les
sciences sociales critiques aujourd’hui.
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C’est un concept donc critique et compréhensif qui a aussi des
dimensions politiques : 1) il est adossé à un horizon émancipateur, noncapitaliste (il renoue donc un lien fort entre théorie critique et
émancipation posé par Marx, et auquel Bourdieu n’avait donné qu’un
rôle beaucoup plus secondaire) ; et 2) il ouvre sur la possibilité d’une
politisation. Mais cela demeure un concept principalement analytique, un
outil scientifique d’analyse de la réalité, qui ne réduit pas cette analyse à
des fins politiques. Il s’efforce donc, tout en assumant ses composantes
éthiques et politiques, de préserver une autonomie du travail scientifique.
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