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« l’essence humaine n’est point chose abstraite, inhérente à
l’individu isolé. Elle est, dans sa réalité, l’ensemble des relations
sociales »
b) Fragments individualistes de Marx
On peut alors saisir chez Marx toute une série de traces, de textes de
jeunesse à des textes plus tardifs, avançant une critique du capitalisme
au nom d’une individualité saisie de manière relationnelle.
Dans les Manuscrits de 1844, contre le « morcellement » de l’homme
dans l’univers marchand, c’est-à-dire un monde tendanciellement
dominé par la propriété privée et l’argent, Marx avait en tête
l’émancipation de l’individualité. « Chacun de ses rapports humains avec
le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler,
vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité », écrit-il dans
la logique d’une anthropologie sensualiste. Or, le règne de l’argent
imposerait la mesure unique de la marchandise à la singularité
incommensurable des sens et des capacités créatrices de chaque être
individuel. « À la place de tous les sens physiques et intellectuels est
apparue l’aliénation pure et simple des sens, le sens de l’avoir », ajoute-
t-il.
Dans le même texte, Marx avance une critique analogue de ce qu’il
appelle « le communisme vulgaire », c’est-à-dire une version égalitariste
et collectiviste du communisme. Ce « communisme vulgaire » promeut
« le nivellement » en « niant partout la personnalité de l’homme ». Il
s’appuie, comme le monde marchand, sur « l’envie » et « la cupidité », et
constitue l’antithèse du communisme de la singularité individuelle
défendu par Marx. Car il cherche à « tout ramener à un même niveau »
au lieu de créer les conditions d’un déploiement des singularités
individuelles, dans ce qu’elles ont d’irréductible les unes par rapport aux
autres, d’incommensurable. N’a-t-on pas là en germe une double critique
libertaire du capitalisme et du « communisme réellement existant » au
nom de la singularité individuelle ?
De manière convergente, Marx décrit dans le livre I du Capital (1867)
l’individu maltraité par le capitalisme comme « borné » et « incomplet »,
à travers la division du travail propre à l’usine capitaliste. D’où le constat
que le capitalisme serait une machinerie fantastique d’accroissement
des moyens collectifs (bien qu’inégalement appropriés), mais au prix de
la régression des potentialités individuelles :