1 Primer Coloquio Internacional de Otoño Centro Regional de Investigaciones Multidisciplinarias -UNAM "De la multi a la transdisciplina o la ruptura de las fronteras imaginarias" Ciudad de México, 27 de octubre (Auditorio de la Coordinación de Humanidades) Cuernavaca, Morelos, 28 de octubre 11h30/12h30 (45 mn de communication) --------------------------------------------- La question transfrontalière de l’individualité dans les sciences sociales : en partant de Marx et Bourdieu Par Philippe Corcuff Introduction L’individualité peut constituer une notion-passage alimentant un dialogue transfrontalier au sein des différentes disciplines des sciences sociales (sociologie, science politique, ethnologie, histoire, linguistique, économie, etc.) comme entre les sciences sociales et la philosophie. Parler de dialogues transfrontaliers, c’est aussi partir de lieux autonomes, de registres ayant des spécificités, qui ensuite entrent en dialogue. C’est ce qui permet peut-être d’échapper tant aux fermetures disciplinaires qui disciplinent les corps spécialisés des universitaires qu’au grand tout culturel, qu’à la nuit « post-moderne » où tous les chats cognitifs sont gris. Par rapport au titre initial, j’ai reformulé le titre de mon intervention : non plus « La question du sujet ou l’émergence de l’individualité dans les sciences sociales », mais « La question transfrontalière de l’individualité dans les sciences sociales : en partant de Marx et de Bourdieu ». Pourquoi ? Pour ne pas assimiler « sujet » et « individualité ». Pour permettre à la notion d’individualité de couvrir un périmètre plus large : pas seulement le côté souvent supposé actif, volontaire, conscient du « sujet », mais aussi les zones d’ombre du non-conscient et des effets des structures sociales ou les zones grises de la routine et des habitudes. Pour échapper aussi aux effets de mode et de balancier : pour ne pas privilégier trop rapidement « le sujet » d’aujourd’hui par rapport aux « structures » d’hier, ou ne pas choisir le sujet individuel par rapport au sujet collectif d’hier (du type « le peuple » ou « la classe ouvrière »). 2 « En partant de Marx et Bourdieu », car ce sont des entrées décalées dans ce thème, habituellement considérées par les marxistes et les antimarxistes, les bourdieusistes et les anti-bourdieusistes, comme rétives, voire hostiles à la thématisation de l’individualité, et plutôt proches du pôle « collectif » et « structurel » des sciences sociales. Pour défiler alors à partir d’eux et des lectures contemporaines qui en sont faites, des questions vives dans les sciences sociales. Pour aussi envisager leurs points aveugles, en particulier l’un par rapport à l’autre. 1 – Marx et la question de l’individualité Si on veut lire Marx afin de donner à certaines de ses analyses un caractère opératoire dans les débats sociologiques actuels, il faut peutêtre d’abord essayer d’essuyer ses lunettes et d’enlever l’épaisse pellicule des lectures dites « marxistes » qui nous brouillent fréquemment la vue. Contre les lectures « collectivistes » de nombre de « marxistes », on peut ainsi découvrir un Marx pour une part « individualiste ». C’est en tout cas ce qu’ont mis en évidence, dans des directions différentes, des auteurs plus marginaux dans la masse des commentaires écrits sur Marx, comme le philosophe phénoménologue Michel Henry (1976), l’anthropologue Louis Dumont (1977) ou le politiste Jon Elster (1985). A – Une critique du capitalisme au nom de l’individualité a) Une approche relationnaliste de l’individualité Tout d’abord Marx amorce, notamment dans sa critique de l’ultraindividualisme anarchiste de Max Stirner (L’unique et sa Propriété, 1844), dans L’idéologie allemande (1845-1846) avec Engels, une piste épistémologique, distincte des deux grands pôles auxquels on a tendance à se référer dans les manuels de sciences sociales, le holisme méthodologique (partant du « tout » de « la société ») et l’individualisme méthodologique (partant des unités individuelles dont la simple agrégation produirait le collectif). Est ainsi amorcé chez Marx une approche qui part des relations, des rapports sociaux ; ce que l’on peut appeler un relationnalisme méthodologique. Le point de vue de Marx apparaît ainsi celui de l’interindividualité, d’une individualité ressaisie dans le cours de relations sociales et historiques, et non d’une monade autosuffisante, surplombante et intemporelle à la Stirner. Marx écrit ainsi dans la VIe Thèse sur Feuerbach (1845) : 3 « l’essence humaine n’est point chose abstraite, inhérente à l’individu isolé. Elle est, dans sa réalité, l’ensemble des relations sociales » b) Fragments individualistes de Marx On peut alors saisir chez Marx toute une série de traces, de textes de jeunesse à des textes plus tardifs, avançant une critique du capitalisme au nom d’une individualité saisie de manière relationnelle. Dans les Manuscrits de 1844, contre le « morcellement » de l’homme dans l’univers marchand, c’est-à-dire un monde tendanciellement dominé par la propriété privée et l’argent, Marx avait en tête l’émancipation de l’individualité. « Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref tous les actes de son individualité », écrit-il dans la logique d’une anthropologie sensualiste. Or, le règne de l’argent imposerait la mesure unique de la marchandise à la singularité incommensurable des sens et des capacités créatrices de chaque être individuel. « À la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l’aliénation pure et simple des sens, le sens de l’avoir », ajoutet-il. Dans le même texte, Marx avance une critique analogue de ce qu’il appelle « le communisme vulgaire », c’est-à-dire une version égalitariste et collectiviste du communisme. Ce « communisme vulgaire » promeut « le nivellement » en « niant partout la personnalité de l’homme ». Il s’appuie, comme le monde marchand, sur « l’envie » et « la cupidité », et constitue l’antithèse du communisme de la singularité individuelle défendu par Marx. Car il cherche à « tout ramener à un même niveau » au lieu de créer les conditions d’un déploiement des singularités individuelles, dans ce qu’elles ont d’irréductible les unes par rapport aux autres, d’incommensurable. N’a-t-on pas là en germe une double critique libertaire du capitalisme et du « communisme réellement existant » au nom de la singularité individuelle ? De manière convergente, Marx décrit dans le livre I du Capital (1867) l’individu maltraité par le capitalisme comme « borné » et « incomplet », à travers la division du travail propre à l’usine capitaliste. D’où le constat que le capitalisme serait une machinerie fantastique d’accroissement des moyens collectifs (bien qu’inégalement appropriés), mais au prix de la régression des potentialités individuelles : 4 « Dans la manufacture, l’enrichissement du travailleur collectif, et par la suite du capital, en forces productives sociales a pour condition l’appauvrissement du travailleur en forces productives individuelles ». c) Une contradiction capital/individualité Certes Marx a aussi analysé le capitalisme à travers des rapports de classes et ce que les « marxistes » ont, par la suite, appelé « la contradiction capital/travail ». C’est là qu’il faut réintroduire une part importante des lectures « marxistes », non pas comme fausses, mais comme trop partielles et exclusives par rapport à la polyphonie matériau marxien. Il faudrait aborder le capitalisme non pas seulement à travers la contradiction capital/travail, mais aussi d’autres contradictions, comme ce que j’appelle la contradiction capital/individualité, en germe chez Marx. Qu’est-ce que serait cette contradiction capital/individualité ? Le capitalisme contribuerait à nourrir l’individualisme contemporain, en interaction avec d’autres logiques sociales non strictement réductibles au capitalisme. Pourtant, stimulant d’un côté les désirs d’épanouissement personnel, il limiterait et tronquerait au final les individualités par la marchandisation. Il ferait naître des aspirations à la réalisation de soi et à la reconnaissance personnelle qu’il pourrait peu satisfaire dans le cadre de sa dynamique de profit, provoquant alors la déception. Les désirs d’individualité frustrés deviendraient (comme les salariés dans la contradiction capital/travail) alors des « fossoyeurs » potentiels du capitalisme, susceptibles d’être politisés. Cette contradiction capital/individualité se trouverait exacerbée dans le cas du néocapitalisme, analysé notamment par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (1999), car la figure de « l’individu » y est encore davantage valorisée. On peut aborder les effets et les réactions au cadre néocapitaliste, et donc les formes prises par la contradiction capital/individualité à travers un versant négatif (des frustrations relatives par rapport à certaines attentes socio-historiquement constituées) et un versant positif (des imaginaires utopiques développant dans les intimités quotidiennes la possibilité d’un ailleurs radicalement autre par rapport aux situations existantes). J’ai pu explorer cela dans une enquête empirique portant sur les téléspectatrices et les téléspectateurs en France d’une série télévisée américaine, Ally McBeal. 5 Comme la contradiction capital/travail, la contradiction capital/individualité identifierait un ensemble de contraintes structurelles associées à la logique capitaliste mais aussi de possibilités d’émancipation qu’il laisse ouvertes, en fonction d‘une politisation. Resteraient à analyser les interactions entre contradiction capital/travail et capital/individualité comme celles de leurs politisations respectives. B – Des points aveugles On peut pointer toutefois des points aveugles dans l’approche par Marx de la question de l’individualité : * Tout d’abord, centré sur la question du capitalisme, Marx apparaît peu attentif aux formes de domination en interaction avec le capitalisme, mais irréductibles à sa logique : oppression des femmes, dominations culturelles, racismes et discriminations dites « postcoloniales » affectant systématiquement les populations issues de l’immigration dans les anciennes colonies, homophobie, etc. C’est sur ce plan notamment que la sociologie « post-marxiste » de Pierre Bourdieu, qui se présente comme une sociologie de la pluralité des formes de domination, apparaît utile pour remplir des vides de Marx. * Deuxième limite (sur laquelle je m’étendrai plus), elle se situe sur le plan de ce qu’on peut appeler ses présupposés anthropologiques au sens philosophique. En parlant d’anthropologies philosophiques, je ne vise pas la branche « anthropologie » des sciences sociales, mais des conceptions a priori des caractéristiques des humains et de la condition humaine. Or, je fais l’hypothèse que, le plus souvent, les approches des sciences sociales engagent implicitement, sans en être nécessairement conscientes, des intuitions quant aux caractéristiques des humains observés et analysés. Une des anthropologies philosophiques de référence de Marx dans sa critique du capitalisme, comme du « communisme vulgaire », est celle de « l’homme complet » ou de « l’homme total ». Dans cette anthropologie, les humains seraient dotés de désirs et de passions infinis. Ces désirs et ces passions sont considérés comme des potentialités créatrices. Le désir et la passion apparaissent chez Marx comme intrinsèquement positifs et émancipateurs. Le capitalisme comme « le communisme vulgaire » constituent des cadres sociaux entravant, étouffant, amenuisant ces capacités humaines. 6 Pour Marx, une société émancipée doit libérer les désirs humains créateurs de leurs entraves. On pourrait parler d’une anthropologie philosophique des désirs humains créateurs, nettement optimiste, associée à une politique émancipatrice. Or il apparaît intéressant de comparer ce plan anthropologique à un autre, fort distinct qu’on trouve chez un des autres pionniers des sciences sociales, Émile Durkheim. Une partie de l’approche durkheimienne est nourrie par l’hypothèse selon laquelle le tourbillon illimité des désirs individuels peut provoquer de la souffrance individuelle et des dérèglements collectifs. Pour le Durkheim, pessimiste, du Suicide (1897) « la nature humaine » (expression utilisée par lui) serait caractérisée par des « besoins » potentiellement « illimités » apparaissant « insatiables », porteurs d’angoisses et d’anomie. Le caractère insatiable des désirs humains les rendrait frustrants. « Une soif inextinguible est un supplice perpétuel », écrit-il. D’où une certaine philosophie politique d’inspiration républicaine accrochée à sa sociologie : il faudrait, au moyen notamment de l’éducation, mettre des bornes sur lesquelles viendrait buter le caractère destructeur et autodestructeur des désirs humains. On peut donc repérer chez Durkheim une anthropologie philosophique des désirs humains frustrants, associée à une politique de l’éducation républicaine. Prendre en considération, la force des arguments de Durkheim, comme les apports diversifiés aujourd’hui des sciences humaines et sociales (notamment la psychanalyse), nous conduirait à une plus grande prudence anthropologique que Marx, équilibrant optimisme et pessimisme. Cela supposerait de caler plutôt tant une sociologie critique qu’une philosophie politique émancipatrice sur l’hypothèse d’une ambivalence des désirs humains, potentiellement créateurs et frustrants. 2 – Bourdieu et la question de l’individualité Pierre Bourdieu est porteur d’un renouvellement « post-marxiste » de la critique sociale. Mais l’insisterai ici sur quelque chose de peu connu : son approche de la singularité individuelle. 7 A – Une pensée de la singularité individuelle Anti-bourdieusisme comme bourdieusisme tendent à converger pour rendre invisible l’approche sociologique de l’individualité de Bourdieu, qui permet d’affiner celle de Marx. Tant une grande partie des « pour » qu’une grande partie des « contre » font ainsi de la notion d’habitus le bulldozer du collectif contre l’individualité. Ainsi, si l’on repère bien chez Bourdieu des formulations affichant l’écrasement du singulier sous le commun, on trouve aussi chez lui une amorce stimulante de lecture sociologique de l’individualité. Tout d’abord, cette individualité est insérée dans des relations sociales chez Bourdieu, comme chez Marx. Ces relations sociales prennent toutefois sens dans le cadre d’une pluralité de modes de domination, inscrits dans différents champs autonomes (champ économique, champ culturel, champ politique, etc.) ou dans des formes transversales aux différents champs (comme la domination masculine). Le sens pratique (1980) constitue une des élaborations les plus intéressantes de la sociologie de Bourdieu, tout particulièrement pour la notion d’habitus. Je rappelle que l’habitus y est défini à peu près comme le système de dispositions durables et transposables acquis par un individu au cours des différentes phases de sa socialisation (famille, école, travail, etc.). Un fil apparaît alors porteur de renouvellement par rapport aux débats récurrents opposant en sciences sociales les structures collectives à la singularité individuelle : il s’agit des différences introduites entre les habitus de classe et les habitus individuels. Il y a des habitus de classe, nous dit-il, car il y a des « classe(s) de conditions d'existence et de conditionnements identiques ou semblables ». Les personnes participant à un même groupe social ont des probabilités de faire une série d’expériences communes. L’ensemble des expériences probablement communes à un groupe, c’est justement l’habitus de classe de ce groupe. Mais cet habitus de classe constitue un découpage collectif (les expériences probablement communes à une classe d’individus) et non pas ce que l’on retrouve dans chaque unité individuelle. D’où la différence essentielle entre habitus de classe et habitus individuel. Car, précise Bourdieu, « il est exclu que tous les membres de la même classe (ou même deux d'entre eux) aient fait les mêmes expériences et dans le même ordre ». 8 L'habitus individuel devient alors porteur d'un formidable défi : penser le collectif et le singulier, le collectif dans le singulier, à travers un véritable singulier collectif, c'est-à-dire un assemblage singulier de morceaux collectifs. Chacun de nous renverrait, si l'on suit cette pente théorique, à une unicité faite de fils collectifs. On a là un approfondissement et une radicalisation d’intuitions de Marx s’efforçant de penser sociologiquement l’individualité, une individualité sociale. Empiriquement, le défi du singulier collectif a été relativement peu sollicité par Bourdieu. On doit noter principalement le traitement du cas du philosophe Martin Heidegger dans L’ontologie politique de Martin Heidegger (1988), la confrontation avec le cas Flaubert dans Les règles de l’art (1992) et les entretiens de La misère du monde (1993) se focalisant sur des singularités ordinaires. B – Des points aveugles Mais comme Marx, Bourdieu révèle des points aveugles. a) Critique sociale et émancipation D’abord par rapport à Marx il est parfois pris dans une tentation scientiste (le scientisme étant la confusion entre l’autonomie effective des sciences et leur indépendance illusoire), qui s’exprime tout particulièrement dans Le métier de sociologue, co-écrit avec JeanClaude Passeron et Jean-Claude Chamboredon (1968). Cette tentation scientiste, ambivalente chez Bourdieu en fonction de ses textes, est notamment un effet du mouvement historique de spécialisation des savoirs, et notamment d’autonomisation des différentes sciences sociales (qui n’existait pas à l’époque de Marx). Cette tentation scientiste l’amène à pas ou peu expliciter les référents positifs à partir desquels la critique du négatif est posée. Chez Marx, c’est plus clair, car l’analyse du monde est associée à une perspective émancipatrice assumée. Le rapport science sociale/philosophie politique est au cœur de l’œuvre de Marx, alors qu’il est peu visible et plus périphérique chez Bourdieu. Il y a certes une petite éclaircie quant au lien entre émancipation et sociologie chez Bourdieu, mais c’est un fil ténu d’inspiration spinoziste beaucoup moins développé que chez Marx. Á certains moments Bourdieu part ainsi de l’approche de la liberté chez Spinoza, comme connaissance de ses propres déterminations, et cela contre les illusions du libre-arbitre. 9 Mais c’est un fil ténu, qui de surcroît tend vraisemblablement à donner une place trop exclusive à la connaissance dans l’émancipation (et aux porteurs professionnels de connaissance que nous sommes), alors que cela n’en est peut-être qu’une des composantes importantes. Ensuite, les limites de l’approche de Bourdieu renvoient aux recherches et aux débats contemporains dans les sciences sociales et la philosophie. Je ne retiendrai que trois dimensions. b) Individualité plurielle contre individualité unifiée Bourdieu tend à donner a priori une cohérence et une unité aux dispositions propres à un habitus individuel. Toute une série de travaux contemporains insistent à l’inverse sur une plus grande diversité des matériaux constitutifs des individualités, non nécessairement cohérents entre eux, potentiellement contradictoires mêmes. C’est quelque chose qu’on trouve de la sociologie de la pluralité des régimes d’action initiée Luc Boltanski et Laurent Thévenot à la sociologie de la pluralité des dispositions chez Bernard Lahire. Se profile donc, à l’écart d’un habitus unifié, des figures plus composites de l’individualité. c) Des compétences, pas seulement des dispositions Bourdieu, et à sa suite Lahire, tendent à envisager les « compétences » des individus sous l’hégémonie des « dispositions ». Or ces deux notions permettent d’explorer des aspects différents de la réalité sociale. Une disposition, c’est une tendance, liée à la socialisation, qui s’impose à l’individu (par exemple, le sentiment de ne pas être tout à fait à sa place quand on fait le trajet social d’un univers populaire à un milieu culturellement favorisé). Cela éclaire les aspects les plus reproductifs et les moins conscients des ordres sociaux. La compétence, cela renvoie à l’apprentissage d’une capacité (comme l’apprentissage du football ou du piano), c’est-à-dire quelque chose qui nous rend « capable de », avec une autonomie plus ou moins grande dans le maniement de cette compétence. La sociologie pragmatiste initiée par Boltanski et Thévenot éclaire mieux cette question de la compétence, en laissant davantage dans l’ombre celle des dispositions. 10 Cette pragmatique sociologique s’intéresse notamment à la façon dont des compétences partagées (à la justice, à l’amour, à la stratégie, etc.) sont activées situationnellement dans des cours d’action marqués par une incertitude relative. Pour penser sociologiquement la singularité individuelle, on ne pourrait se contenter du poids non-conscient des dispositions, mais on aurait aussi à s’intéresser aux marges d’autonomie dans l’action générées dans le maniement de compétences. Mais sans oublier, pour autant les dispositions, comme tendent à le faire Boltanski et Thévenot. Sur ce double plan le sociologue britannique Anthony Giddens, dans La constitution de la société (1984) note judicieusement que « les structures sociales » ont une double dimension : « le structurel est toujours à la fois contraignant et habilitant », nous contraint mais nous rend aussi capables. d) Michel Foucault et les limites du langage déterministe Le langage de Bourdieu (comme celui de Lahire) apparaît principalement déterministe, dans le sens où « les déterminations sociales » y ont une pace centrale. Chez Bourdieu, comme souvent dans les sciences sociales contemporaines, la notion de « déterminations » a surtout un sens causal (A détermine B signifiant que A est la cause de B). C’est en ce sens que les individualités seraient socialement déterminées. Des ressources puisées dans Michel Foucault peuvent nous aider à déplacer certaines limites du vocabulaire déterministe de Bourdieu dans l’approche de l’individualité. On oppose souvent au moins « deux Foucault » (parfois plus) : un Foucault critique de normes sociales oppressives au sein de configurations de savoirs/pouvoirs (d’Histoire de la folie à l’âge classique de 1961 à Surveiller et punir de 1975) et un Foucault philosophe d’une « subjectivation » plus autonome et inventive (notamment dans Le souci de soi de 1984). Sur la question de l’individualité, le 1er Foucault parle d’« individualité disciplinaire » (expression de Surveiller et punir) et le 2ème Foucault donc de « subjectivation ». Certains établissent un mur entre les deux Foucault, d’autres font complètement dépendre le 2ème Foucault du 1er : la subjectivation devenant le jouet des normes sociales. Des suggestions du philosophe Mathieu Potte-Bonneville (Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, 2004) nous orientent sur une autre piste. On trouve ainsi une 3ème piste plus stimulante dans une formule de Foucault extraite du Souci de soi. 11 Ainsi, quand Foucault, analyse l’accentuation de « la culture de soi » au cours des deux premiers siècles de notre ère en lien avec une série de modifications des normes sociales, il écrit : « Elle constituerait par rapport à elles une réponse originale sous la forme d’une nouvelle stylistique de l’existence ». Or, la « réponse à » n’est pas la seule « détermination par », au sens causal, sans pour autant abolir la contrainte sociale. Dans cette perspective, la subjectivation serait dépendante des normes dominantes, tout en autorisant un espace d’autonomisation. La subjectivation serait une « réponse aux » normes et aux contraintes sociales. On peut ainsi concevoir des contraintes sociales, intériorisées par les personnes et extérieures à elles, auxquelles peut « répondre » une autonomisation subjective. On émanciperait ainsi la pensée des contraintes sociales du seul langage déterministe des « déterminations sociales » au sens causal, en la connectant à la prise en compte de formes subjectives d’autonomisation, dans la production de « styles personnels ». On s’est ainsi un peu déplacé par rapport à Bourdieu, sans le quitter tout à fait. En guise de conclusion La notion-passage d’individualité, en partant de Marx et de Bourdieu, nous a donc permis de cheminer à travers certains problèmes actuels des sciences sociales, et même de formuler des pistes renouvelées. Cela a supposé d’envisager des dialogues transfrontaliers avec la philosophie, tant du côté des anthropologies philosophiques que de la philosophie politique. Par exemple, le concept d’inspiration marxienne que j’ai proposé de contradiction capital/individualité nous a permis d’envisager sous un nouveau jour une palette de problèmes théoriques, épistémologiques, méthodologiques et empiriques. Car ce concept révèle quelques caractéristiques heuristiques. Il relève d’une extériorisation critique, à partir d’un cadre global, car les notions mêmes de « capitalisme » et de « contradiction du capitalisme » pointent des contraintes pesant sur les acteurs mais débordant leur conscience en situation. Mais il intègre aussi de manière compréhensive les capacités des personnes à générer des « imaginaires utopiques » en situation. C’est une façon de ne pas réduire, de façon misérabiliste (au sens des analyses de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron), les opprimés à la frustration, à la souffrance et/ou à la domination, comme on le voit trop souvent dans les sciences sociales critiques aujourd’hui. 12 C’est un concept donc critique et compréhensif qui a aussi des dimensions politiques : 1) il est adossé à un horizon émancipateur, noncapitaliste (il renoue donc un lien fort entre théorie critique et émancipation posé par Marx, et auquel Bourdieu n’avait donné qu’un rôle beaucoup plus secondaire) ; et 2) il ouvre sur la possibilité d’une politisation. Mais cela demeure un concept principalement analytique, un outil scientifique d’analyse de la réalité, qui ne réduit pas cette analyse à des fins politiques. Il s’efforce donc, tout en assumant ses composantes éthiques et politiques, de préserver une autonomie du travail scientifique.