La dimension synagogique du beau
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Les Cahiers du CEIMA, 7
Il reste toutefois à déterminer quel est ce beau qui à ce point interpelle,
ou encore de quelle façon demande à être entendue la beauté pour qu’elle soit
à même, selon le mot de Dostoïevski, de «sauver le monde».
An d’y voir plus clair et d’entrer plus avant dans cette dimension, sans
doute faut-il partir de là où nous (en) sommes, de la manière de se rapporter
au beau qui prévaut aujourd’hui. Du beau, on dit volontiers qu’il est relatif,
voire «très relatif», ce qui revient à clore la discussion avant même de l’avoir
ouverte et même à couper court à la discussion au lieu de consentir à l’enga-
ger – sauf si l’on entend simplement par là souligner, à juste titre, une cer-
taine historicité des critères et des canons de la beauté, ce qu’illustre fort bien
la gurine en ivoire de mammouth découverte en 1922 en Haute-Garonne
et répertoriée sous le nom de «Vénus de Lespugue». Face à cette célèbre
représentation féminine préhistorique, qui daterait d’environ 25000 ans av.
J.-C., on peut en eet se demander si tout n’aurait pas, en eet, «commencé
par la beauté», comme on peut être ému par ce vestige d’une époque si loin-
taine qui à sa façon atteste que, dès qu’il y a de l’humain, il y a du beau. Que
l’humain se rapporte au beau de façon immémoriale. Il n’en reste pas moins
que si nous ne pouvons qu’être en admiration devant cette gure aux formes
opulentes, aux seins et aux fesses très volumineux, pratiquement sphériques,
qui, à bien y regarder, s’inscrit en deux losanges, celui du contour général
externe et celui du volume central qui regroupe les seins et le ventre, elle ne
correspond guère aux actuels canons de la beauté féminine – à supposer que
le sculpteur de l’époque ait voulu la faire correspondre aux canons alors en
vigueur de la beauté féminine, à supposer encore l’existence en tout temps
et en tout lieu de «canons de la beauté féminine» – deux suppositions aussi
naïves peut-être l’une que l’autre – et à supposer enn que la gurine nous
montre une mortelle plutôt que, par exemple, une déesse de la fécondité8.
Que le beau soit relatif, c’est donc là sans doute une conviction
aujourd’hui assez répandue, une «conviction» en eet, au sens du commen-
taire que Paul Valéry a donné de ce mot: «Mot qui permet de mettre, avec
une bonne conscience, le ton de la force au service de l’incertitude9». Dire
le beau relatif revient d’une façon à peine déguisée à le dire au fond inexis-
tant, à le faire basculer dans le non-être. Or le beau, tout simplement, est. Il
est, quand bien même il demeurerait empiriquement inassignable de manière
parfaitement consensuelle. Le beau est, avant même d’être dit relatif ou non
– il est, il déploie son être à la mesure d’un certain rayonnement, d’un cer-
tain resplendissement, en brillant de tout son éclat. C’est le sens en anglais
de l’adjectif sheen, «luisant, brillant», auquel correspond l’allemand schön,
«beau». Cet être du beau est même ce qui a tenu en haleine la pensée et
l’art grecs antiques, le monde grec antique pour autant qu’il a entendu fon-
der un «empire du beau». Aucune esthétique – puisque telle est aujourd’hui