Recherche en soins infirmiers n° 111 - Décembre 2012 l
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être aujourd’hui tuteur d’étudiants en soins infirmiers :
une mission complexe et pérenne ?
quelqu’un d’autre (…), de capter les significations personnelles
des paroles de l’autre » (Vial et Caparros-Mencacci, 2007,
250) [16]. Il y a là tout l’opposé d’un regard d’expert porté
sur autrui sachant que le principal est ailleurs, dans ce que la
personne aidée ressent ou perçoit, dans l’appréhension des
difficultés qu’elle éprouve, des efforts qu’elle déploie. Une
attitude qui devrait amener les tuteurs à se mettre à la place
de leurs tutorés en évitant, comme le signalent ces auteurs,
toute relation fusionnelle s’agissant surtout d’opérer « une
sorte de dédoublement qui permet d’établir une distanciation
de manière à accueillir l’autre » (Vial et Caparros-Mencacci,
2007,250) [16]. Une posture trop complexe ? Impossible à
adopter ? Peut-être pas si, avant de se mettre à la place de
l’autre, la personne a été à la place de l’autre. Les tuteurs
« passés par là » sont dans ce cas (Baudrit, 2002) [17]. Ils ont
été tutorés avant d’être tuteurs et, de la sorte, confrontés à
des problèmes que leurs actuels tutorés peuvent à leur tour
rencontrer. Ne sont-ils pas bien placés pour les aider à les
surmonter ? À leur venir en aide à cette occasion ? Mais ce
n’est pas tout. La position de tutoré permet de côtoyer et de
voir un tuteur en action, de se faire une idée du rôle qui est
le sien, d’apprécier son soutien, voire sa disponibilité. N’est-
ce pas incitatif ? Fait pour rendre la pareille ? À l’instar de ces
étudiants inscrits en première année d’études de Médecine à
l’Université de Bordeaux 2 que l’on voit d’abord, à la faveur
d’un programme tutoral, profiter de l’aide fournie par d’autres
plus avancés dans le cursus et qui, quelques années après, sont
volontaires pour faire de même à l’intention de pairs débutants
(Quinton, 1997) [18]. Nous l’avons déjà dit, les professions
de santé sont dans leurs fondements fortement imprégnées
par la culture du don. Don de soi, dévouement, énergie et
temps consacrés aux autres ; tout ceci fait que « les soignants
deviennent des sujets faciles à soumettre à des actes auxquels
ils adhèrent de par leurs valeurs altruistes » (Petiot, 2010,
17) [6]. Dit autrement, l’investissement tutoral semble aller
de soi chez ces personnels au regard de la relation soignant/
soigné qu’ils font reposer, comme le dit Bourgeon (2007, 4)
[19], sur le « socle de la donation ». D’où la référence à Mauss
(2003/1923-1924) [20] en matière de « don/contre-don ».
En l’occurrence, ce qui est reçu (le don) correspondrait à la
position de tutoré, ce qui est rendu (le contre-don) aurait
partie liée avec celle de tuteur. Une relation de réciprocité
bien ancrée dans le système de valeurs propre à une profession
qu’un infirmier exprime en ces termes lorsqu’il évoque son
rôle de tuteur auprès des étudiants : « C’est primordial, je
dirais même c’est une démarche altruiste, quelque part si on
encadre un étudiant correctement, on lui inculque des valeurs
qu’il va reproduire, on a à un moment donné un retour sur
investissement, c’est le don/contre-don, donner c’est recevoir
aussi, tu réfléchis en tant que tuteur à ce que tu vas donner à
l’étudiant et ce que l’étudiant lui en contrepartie donnera au
patient, c’est cela être tuteur pour moi, cela va bien au-delà
des savoir-faire, enfin moi c’est comme cela que je transmets
à l’étudiant et au patient. L’étudiant t’apporte aussi beaucoup,
il faut savoir aussi y être attentif, ce n’est pas que dans un
sens » (Petiot, 2011, 94) [21]. L’on retrouve bien ici le donné
et le reçu qui se font mutuellement écho dans un contexte
où la notion d’« hospitalité » fait que « nimbé de gratuité, le
don s’oppose à la relation marchande et véhicule un champ
sémantique axé sur la grâce, la gratitude et la reconnaissance »
(Bourgeon, 2007, 7) [19]. Tel semble être ce qui anime les
acteurs concernés par la formation des personnels infirmiers
à un moment où, pourtant, une nouvelle donne mérite d’être
prise en considération.
LE CHOC DE DEUX LOGIQUES
ET SES CONSÉQUENCES …
En effet, comme le souligne Petiot (2010, 6) [6], « l’hôpital
va glisser peu à peu vers une culture d’entreprise. Il devient
une institution qui répond à une logique de rentabilité ».
Quid du « don/contre-don » dans un tel contexte ? Que
deviennent les relations soignant/soigné, tuteur/tutoré quand,
finalement, deux conceptions antinomiques cohabitent au
sein des établissements de santé ? D’un côté, une culture
basée sur des valeurs humanistes ; de l’autre, une logique
économique où profit et rentabilité sont privilégiés ; voilà
qui est de nature à déstabiliser, voire à dissuader lorsqu’il
s’agit de participer à la formation des étudiants infirmiers.
D’où cette question très actuelle posée par l’auteure :
« Pourquoi les professionnels de soins s’engagent-ils dans
le tutorat des étudiants alors que le contexte hospitalier
les place dans un paradoxe où la logique économique
s’oppose à leur logique humaniste ? » (Petiot, 2010, 11)
[6]. Une position a priori inconfortable « parce qu’ils ne
peuvent exercer le tutorat selon les valeurs auxquelles ils
adhèrent (…). Il est important de comprendre pourquoi
cette dissonance peut être générée » (Petiot, 2010, 18-19)
[6]. Pourquoi cette dissonance peut être générée mais, aussi
et surtout, comment les acteurs la vivent-ils et qu’est-ce
qui les fait ne pas se désengager en tant que tuteur ? Ne
pas renoncer à jouer ce rôle ? L’hypothèse formulée à ce
niveau est précisément qu’ils « réduisent leur dissonance
par le biais de l’engagement auprès des étudiants » (Petiot,
2010, 21) [6]. La mission tutorale pourrait ainsi se présenter
comme une opportunité, l’occasion de ne pas perdre, de
faire perdurer les valeurs humanistes en voie de disparition
dans le contexte hospitalier.
L’étude réalisée par Petiot, 2010, [6] part donc de ces
interrogations et de ce postulat. Des entretiens menés
auprès d’une population hétérogène, en termes d’expérience
professionnelle, d’exercice dans différents services de soins,
d’années de pratiques tutorales, permettent à l’auteure
d’aller dans le sens de cette hypothèse. Voici ce qu’elle dit en
conclusion à ce sujet : « Ils (les tuteurs) parlent pour certains
de mission, comme si cela répondait d’emblée à un contrat
moral. Les soignants semblent vouloir nourrir un rôle social
au sein d’une institution qui, paradoxalement, ne les reconnaît
pas dans cette mission et ne la formalise pas » (Petiot, 2010,
41-42) [6]. Acte purement gratuit que celui de s’engager