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6 l Recherche en soins infirmiers n° 111 - Décembre 2012
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Pour citer l’article :
BAUDRIT A. Être aujourd’hui tuteur d’étudiants en soins inrmiers : Une mission complexe et pérenne ? Recherche en soins inrmiers,
décembre 2012 ; 111 : 6-12
Adresse de correspondance :
Alain BAUDRIT : [email protected]
ABSTRACT
RÉSUMÉ
When doing an internship in health facilities, student nurses find themselves in the hands of
caregivers who, as tutors, whose role is to accompany them and evaluate them as part of their
professional training. Are these two missions compatible ? This is the first question asked in this
paper where the role of the tutor is made clear in terms of its origins. Since then, the notion
of empathy has gradually emerged as the quality necessary for exercising that role. Quality that
can be linked to the culture of humanism that underpins the very notion of what a hospital
is, but is currently threatened by the emergence of the economic logic. Will two opposing
cultures destabilize health professionals to the point where they decide to give up all tutoring
activities ? The issues involved here concern the educational aspect of ensuring that awareness
of others’ needs remains present in our societies in general, and especially in hospitals. At stake,
it is the sustainability of the way in which nursing students are accompanied throughout their
curriculum.
Key words : Tutoring, nursing students, culture of selflessness, empathy, assessment.
Lorsqu’ils sont en stage dans les établissements de santé, les étudiants-infirmiers sont confiés à
des personnels soignants qui, en tant que tuteurs, ont pour attribution de les accompagner et de
les évaluer dans le cadre de leur formation professionnelle. A-t-on affaire à deux missions bien
compatibles ? Telle est la première question posée dans cet article le rôle de tuteur est précisé
notamment au regard de ses origines. Depuis, la notion d’« empathie » s’est progressivement
imposée en tant que qualité nécessaire à l’exercice de ce même rôle. Qualité qui peut être
mise en lien avec la culture humaniste, que l’on trouve au fondement de l’hôpital, mais qui est
actuellement menacée par l’émergence d’une logique économique. Deux cultures opposées de
nature à déstabiliser les professionnels de santé ? À les faire renoncer à toute mission tutorale ?
Il y a d’autres questions qui amènent à s’intéresser à la piste éducative pour faire en sorte que
le sens des autres reste bien présent au sein de nos sociétés en général, et du milieu hospitalier
en particulier. Il y va de la pérennité de l’accompagnement des étudiants en soins infirmiers dans
leur cursus de formation.
Mots clés : Tutorat, étudiants-infirmiers, culture du don, empathie, évaluation.
Alain BAUDRIT
Professeur des Universités, Laboratoire LACES (EA 4140)
Université Bordeaux Segalen
être aujourd’hui tuteur d’étudiants
en soins infirmiers :
une mission complexe et pérenne ?
Today, be tutor of nursing students : sustainable and complex mission ?
RENCONTRE
Recherche en soins infirmiers n° 111 - Décembre 2012 l
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L’arrêté du 31 juillet 2009 [1] fixe les conditions
d’encadrement des étudiants infirmiers en stage au cours
de leur formation professionnelle. Cette dernière, d’une
durée de six semestres, est en effet basée sur le principe
de l’alternance entre l’IFSI (Institut de Formation en Soins
Infirmiers) et les terrains de stage que sont les établissements
de santé. Des maîtres de stage sont chargés de faire le lien
entre les IFSI et les terrains de stage, mais aussi d’organiser
la présence de l’étudiant sur le terrain il a affaire à deux
types de personnels : des professionnels de proximité
chargés de l’encadrer dans sa formation clinique, d’assurer
ses apprentissages dans des services parfois différents vu les
nouveaux modes de fonctionnement de l’hôpital, la mobilité
demandée aux infirmiers pour exercer dans différents pôles ;
ceci à des fins d’optimisation des ressources correspondant
à une logique économique et un tuteur dont le rôle est
de l’accompagner, de le suivre sur le terrain. Une activité
tutorale particulièrement importante lorsque le stage n’a
pas lieu dans le même service, avec les mêmes personnels
soignants. La cohérence de la formation suivie est bien à ce
prix. Pour ce faire, le tuteur « utilise les outils d’évaluation
et notamment le portfolio afin de formaliser l’acquisition
des compétences et la réalisation des actes et activités (de
son stagiaire). Il organise des bilans intermédiaires au cours
du stage » (Lamasse, 2010, 7) [2]. Autrement dit, le tuteur
semble avoir pour principales missions d’accompagner et
d’évaluer le stagiaire. D’un té, il s’agit de lui apporter aide
et soutien sur le terrain ; de l’autre, de porter un jugement
sur lui avec les professionnels de proximité. Sommes-nous
en présence de missions bien compatibles ? Est-il possible
de les mener à bien simultanément ? Font-elles toutes deux
partie des attributions d’un tuteur. Voilà quelques questions
qui appellent des éléments de réponse.
ÉVALUER QUOI ?
L’évaluation des stages prend effectivement une forme bien
particulière avec le nouveau programme de formation des
étudiants infirmiers. Auparavant basée sur une seule mise
en situation professionnelle (MSP) où il s’agissait d’« évaluer
une action à un moment donné » (Lamasse, 2010, 9) [2],
elle consiste maintenant « à vérifier que l’étudiant sait bien
mobiliser l’ensemble de ses connaissances et les utiliser à
bon escient (…). L’évaluation des compétences doit donc se
réaliser sur le terrain, au plus proche des situations de soins »
(Lamasse, 2010, 9) [2]. Le livret d’accueil et le portfolio sont
les outils utilisés à cette occasion. Le premier a pour vocation
d’informer sur les modalités pratiques du stage, mais aussi
de préciser « les possibilités d’acquisition de l’étudiant dans
un lieu de stage bien spécifique » (Lamasse, 2010, 8) [2].
D’avance, le stagiaire a ainsi la possibilité de savoir ce qui est
attendu de lui en termes d’apprentissage, de compétences à
mettre en œuvre dans le cadre de situations professionnelles
qu’il est censé rencontrer. Le second paraît « indispensable
pour l’évaluation et le suivi individuel de l’étudiant tout au
long de son cursus de formation. Il est constitué de critères
et d’indicateurs d’acquisitions pour chacune des compétences
à acquérir » (Lamasse, 2010, 8) [2]. Rempli par l’étudiant et
contrôlé par les professionnels de proximité, le portfolio
permet d’apprécier la progression du stagiaire mais aussi de
voir se situent, pour lui, les priorités d’apprentissage voire
les points faibles qu’il s’agit de travailler. En tout cas, il constitue
bien un outil d’évaluation même si la validation du stage est
maintenant confiée à un jury indépendant. Telle est la nouvelle
donne en matière de formation des étudiants infirmiers,
notamment lorsqu’il est question d’appcier leurs acquisitions
à la faveur des stages réalisés dans les établissements de santé.
Procédures d’évaluation dans lesquelles les tuteurs sont bien
sûr impliqués. Il faut maintenant voir s’ils sont bien dans leur
rôle ici ? Si le fait de porter un jugement sur autrui est en
général considéré comme normal pour des tuteurs ? Si une
telle tâche fait bien partie de leurs attributions ? Ce que nous
allons examiner maintenant.
QU’EST-CE QU’UN TUTEUR ?
Le terme « tuteur » vient du latin tueri qui signifie « prendre
soin de », « s’occuper de », « veiller à ». L’étymologie
donne ainsi à voir un rôle qui consiste à protéger les autres, à
manifester de la bienveillance à l’égard de ceux qui ont besoin
d’être aidés. Aspect que l’on retrouve chez Paul (2009, 33)
[3] dans le « don de sollicitude » qui consiste à « prendre soin
d’autrui ». D’ailleurs, n’est-ce pas ce qui anime la personne
qui s’engage dans la profession d’infirmière ? C’est bien ce que
laisse entendre Petitat (1994, 234) [4] : « Nous retrouvons
chez l’infirmière laïque l’idée de don, don qui plonge ses
racines dans la fonction traditionnelle de la femme et de la
re ». Il y aurait donc chez certains des prédispositions allant
en ce sens, un penchant naturel qui les fait s’intéresser aux
autres, notamment à ceux qui vivent des situations difficiles.
Caractéristiques en général dénommées « idiosyncrasiques »
que l’on retrouve dans la notion de « rôle admis » présentée
par Sarbin, 1976, [5]. Cet auteur voit, dans les tuteurs, des
personnes exerçant un tel rôle non pas sur la base d’habiletés
ou compétences acquises par le biais de formations, mais au
contraire au regard de qualités qui leur sont propres. Lui aussi
prend l’exemple des mères qui adoptent des comportements
protecteurs vis-à-vis de leurs enfants. Pour indispensable
qu’elle soit, cette dimension relationnelle ne semble cependant
pas suffisante dans le cadre d’une mission tutorale. Alors que
faut-il en plus ?
Pour préparer les étudiants infirmiers à l’exercice de leur
future profession, il paraît logique qu’ils soient supervisés
par des personnels expérimentés comme l’exprime Petiot
(2010, 7) [6] : « Le soignant est aussi choisi en fonction de
l’expertise qu’il possède, en effet les tuteurs novices avec peu
d’expertise dans un service ne sont pas alors sollicités pour
encadrer les étudiants ». En la circonstance, la composante
« expertise » s’impose également. Elle est sous-entendue dans
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la notion d’« interaction de tutelle », chère au psychologue
russe Vygotski, 1985, [7] que Berzin (2009, 3) [8] définit
ainsi : « Processus d’assistance de sujets plus expérimentés à
l’égard de sujets moins expérimentés, susceptibles d’enrichir
les acquisitions de ces derniers ». Une asymétrie en termes de
connaissances et de compétences est donc tout naturellement
indispensable, toutefois il convient de distinguer un tuteur
d’un expert. Ce dernier semble intervenir différemment si
l’on se fie aux observations faites par Winnykamen (1996, 18)
[9] : « S’avisant de la moindre compétence du partenaire dans
une tâche qu’il doit mener à bien, il (l’expert) prend en charge
la planification des actions, et leur exécution, en laissant au
novice un rôle mineur ». Nous ne sommes effectivement
plus dans la relation d’aide, il y a plutôt substitution au sens
l’expert a tendance à réaliser l’activité à la place de la
personne mise en situation d’apprentissage qui, dans le
cadre de pratiques tutorales, a le statut de « tutoré ». Un
dévoiement regrettable que nous avons observé dans le cadre
du tutorat scolaire (Baudrit, 1999) [10], mais qu’il n’est pas
impossible de rencontrer dans le domaine de la santé. Que
les tuteurs soient recrutés en fonction de leur expertise pour
former professionnellement d’autres personnes, quoi de plus
normal ? Par contre, il y a lieu de s’inquiéter lorsque ceux-ci se
comportent comme des experts vis-à-vis de leurs tutorés.
La relation tutorale paraît ainsi faire appel à deux dimensions
qui, unies, donnent forme à ce que Moust, 1993, [11] nomme
la « congruence cognitive ». Une union d’ailleurs peu évidente
s’agissant de deux dimensions quasi opposées. La première,
dite « congruence sociale », marque une certaine proximité
entre le tuteur et son tutoré, d’où l’attention portée par le
premier envers le second. La deuxième, l’« expertise », révèle
au contraire une distance entre l’un et l’autre puisqu’elle est,
au moins au départ, seulement du côté du tuteur. Pour cet
auteur, il y a les conditions qui permettent au tuteur d’être
sensible aux problèmes rencontrés par son tutoré, d’être à
son écoute pour, finalement, pouvoir lui venir en aide. Tel est,
selon nous, le profil du tuteur idéal dans le domaine scolaire
et très certainement ailleurs. Il est à trouver dans l’alchimie
suivante : « L’association de compétences académiques
(l’expertise) et de qualités personnelles (la congruence
sociale). Ce savant mélange dote la personne d’une qualité
très appréciée : la congruence cognitive » (Baudrit, 2000,
51) [12]. Alors que dire du tutorat destiné aux étudiants en
soins infirmiers lorsque ceux-ci font leurs stages dans des
établissements de santé ?
L’ÉVALUATION : UN PROBLÈME ?
Une personne à la fois proche d’une autre, prête à la soutenir
ou à l’aider et, pour ce faire, détentrice de connaissances et
de compétences non encore présentes chez la seconde ; telle
nous semble être l’idée que l’on peut se faire actuellement
d’un tuteur. À l’évidence, ce dernier paraît être dégagé de
toute mission d’évaluation, il n’est pas pour porter un
jugement sur son tutoré mais, au contraire, il a la charge de
lui faire surmonter les difficultés rencontrées, de l’amener
à progresser dans le domaine il évolue. Par exemple,
les stages suivis par les étudiants infirmiers font maintenant
l’objet d’« un recentrage sur la clinique, notamment par le
biais des études réflexives à partir de situations de soins »
(Lamasse, 2010, 5) [2]. Faire en sorte que le stagiaire fasse
état de capacités réflexives, « qu’il sache mobiliser ses
ressources pour transférer ses connaissances en fonction
des situations » (Lamasse, 2010, 5) [2] ; voilà ce qui est entre
autres recherché à l’occasion des stages. Pour ce faire, la
technique du questionnement semble appropriée. Mise en
œuvre par le tuteur, elle devrait permettre au stagiaire de
mieux analyser ses futures pratiques professionnelles pour, à
terme, « disposer d’une autonomie de décision et d’action en
fonction d’un contexte donné » (Lamesse, 2010, 4) [2]. Mais
un tel questionnement a valeur de « critique-constructive
et non de critique-jugement » (De Ketele, 2007, 5) [13]. Le
tuteur est dans son rôle pédagogique quand, par ses questions,
il stimule la réflexion de son tutoré pour éviter qu’il agisse de
façon mécanique, qu’il réalise des actes purement répétitifs.
De la même manière, il l’aide à transférer les connaissances
acquises à l’IFSI aux réalités du terrain, à relier les cours
à la pratique. D’ailleurs, Lamasse, 2010, [2] se demande si
en France les tuteurs sont bien préparés à cet exercice,
conscients de l’intérêt de ce genre de démarche : « Comment
demander à un étudiant de s’interroger sur ses pratiques si au
quotidien il constate que les professionnels ne se remettent
pas eux-mêmes en cause ? » (Lamasse, 2010, 28) [2]. Un
problème que l’on retrouve, entre autres, en République
Démocratique du Congo où l’administration qui supervise la
formation des personnels infirmiers préconise une approche
constructiviste des apprentissages, des liens théorie/pratique,
le développement d’une démarche réflexive chez les stagiaires
(Tambwe Kabamba et al., 2005) [14]. En fait, sur le terrain les
tuteurs font ce qu’ils peuvent étant livrés à eux-mêmes et non
préparés aux méthodes d’accompagnement correspondant
à ces instructions. Toujours est-il que ces techniques de
questionnement, quelle que soit leur teneur, sont bien à
dissocier de toute entreprise d’évaluation. Elles n’ont pas pour
vocation de porter un jugement sur les étudiants mais, au
contraire, ont pour but de les aider dans leurs apprentissages.
Et l’on voit mal comment il pourrait en être autrement. Être à
la fois juge et partie, avoir simultanément à évaluer et à épauler
quelqu’un, est-ce bien possible ? Une position antinomique
que nous avons rencontrée dans le domaine de la formation
initiale des enseignants où il est parfois demandé aux tuteurs
d’évaluer les étudiants à la fin du stage (Baudrit, 2011) [15].
Une telle démarche est bien de nature à mettre à mal la
relation d’aide, la confiance réciproque qui a pu s’installer au
fil du temps entre les différents acteurs. Ce d’autant qu’une
qualité comme l’empathie semble très prisée lorsqu’il est
question de pratiques tutorales.
Voilà bien une aptitude qui se situe aux antipodes de l’optique
évaluative vu qu’il s’agit d’essayer « de comprendre le vécu de
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être aujourd’hui tuteur d’étudiants en soins infirmiers :
une mission complexe et pérenne ?
quelqu’un d’autre (…), de capter les significations personnelles
des paroles de l’autre » (Vial et Caparros-Mencacci, 2007,
250) [16]. Il y a là tout l’opposé d’un regard d’expert por
sur autrui sachant que le principal est ailleurs, dans ce que la
personne aidée ressent ou perçoit, dans l’appréhension des
difficultés qu’elle éprouve, des efforts qu’elle déploie. Une
attitude qui devrait amener les tuteurs à se mettre à la place
de leurs tutorés en évitant, comme le signalent ces auteurs,
toute relation fusionnelle s’agissant surtout d’opérer « une
sorte de dédoublement qui permet d’établir une distanciation
de manière à accueillir l’autre » (Vial et Caparros-Mencacci,
2007,250) [16]. Une posture trop complexe ? Impossible à
adopter ? Peut-être pas si, avant de se mettre à la place de
l’autre, la personne a été à la place de l’autre. Les tuteurs
« passés par » sont dans ce cas (Baudrit, 2002) [17]. Ils ont
été tutorés avant d’être tuteurs et, de la sorte, confrontés à
des problèmes que leurs actuels tutorés peuvent à leur tour
rencontrer. Ne sont-ils pas bien placés pour les aider à les
surmonter ? À leur venir en aide à cette occasion ? Mais ce
n’est pas tout. La position de tutopermet de côtoyer et de
voir un tuteur en action, de se faire une idée du rôle qui est
le sien, d’apprécier son soutien, voire sa disponibilité. N’est-
ce pas incitatif ? Fait pour rendre la pareille ? À l’instar de ces
étudiants inscrits en première année d’études de Médecine à
l’Université de Bordeaux 2 que l’on voit d’abord, à la faveur
d’un programme tutoral, profiter de l’aide fournie par d’autres
plus avancés dans le cursus et qui, quelques années après, sont
volontaires pour faire de me à l’intention de pairs butants
(Quinton, 1997) [18]. Nous l’avons déjà dit, les professions
de santé sont dans leurs fondements fortement imprégnées
par la culture du don. Don de soi, dévouement, énergie et
temps consacrés aux autres ; tout ceci fait que « les soignants
deviennent des sujets faciles à soumettre à des actes auxquels
ils adhèrent de par leurs valeurs altruistes » (Petiot, 2010,
17) [6]. Dit autrement, l’investissement tutoral semble aller
de soi chez ces personnels au regard de la relation soignant/
soigné qu’ils font reposer, comme le dit Bourgeon (2007, 4)
[19], sur le « socle de la donation ». D’où la référence à Mauss
(2003/1923-1924) [20] en matière de « don/contre-don ».
En l’occurrence, ce qui est reçu (le don) correspondrait à la
position de tutoré, ce qui est rendu (le contre-don) aurait
partie liée avec celle de tuteur. Une relation de réciprocité
bien ancrée dans le système de valeurs propre à une profession
qu’un infirmier exprime en ces termes lorsqu’il évoque son
rôle de tuteur auprès des étudiants : « C’est primordial, je
dirais même c’est une démarche altruiste, quelque part si on
encadre un étudiant correctement, on lui inculque des valeurs
qu’il va reproduire, on a à un moment donné un retour sur
investissement, c’est le don/contre-don, donner c’est recevoir
aussi, tu réfléchis en tant que tuteur à ce que tu vas donner à
l’étudiant et ce que l’étudiant lui en contrepartie donnera au
patient, c’est cela être tuteur pour moi, cela va bien au-delà
des savoir-faire, enfin moi c’est comme cela que je transmets
à l’étudiant et au patient. L’étudiant t’apporte aussi beaucoup,
il faut savoir aussi y être attentif, ce n’est pas que dans un
sens » (Petiot, 2011, 94) [21]. L’on retrouve bien ici le donné
et le reçu qui se font mutuellement écho dans un contexte
où la notion d’« hospitalité » fait que « nimbé de gratuité, le
don s’oppose à la relation marchande et véhicule un champ
sémantique axé sur la grâce, la gratitude et la reconnaissance »
(Bourgeon, 2007, 7) [19]. Tel semble être ce qui anime les
acteurs concernés par la formation des personnels infirmiers
à un moment où, pourtant, une nouvelle donne mérite d’être
prise en considération.
LE CHOC DE DEUX LOGIQUES
ET SES CONSÉQUENCES …
En effet, comme le souligne Petiot (2010, 6) [6], « l’hôpital
va glisser peu à peu vers une culture d’entreprise. Il devient
une institution qui pond à une logique de rentabilité ».
Quid du « don/contre-don » dans un tel contexte ? Que
deviennent les relations soignant/soigné, tuteur/tutoré quand,
finalement, deux conceptions antinomiques cohabitent au
sein des établissements de santé ? D’un côté, une culture
basée sur des valeurs humanistes ; de l’autre, une logique
économique profit et rentabilité sont privilégiés ; voilà
qui est de nature à stabiliser, voire à dissuader lorsqu’il
s’agit de participer à la formation des étudiants infirmiers.
D’où cette question très actuelle posée par l’auteure :
« Pourquoi les professionnels de soins s’engagent-ils dans
le tutorat des étudiants alors que le contexte hospitalier
les place dans un paradoxe la logique économique
s’oppose à leur logique humaniste ? » (Petiot, 2010, 11)
[6]. Une position a priori inconfortable « parce qu’ils ne
peuvent exercer le tutorat selon les valeurs auxquelles ils
adhèrent (…). Il est important de comprendre pourquoi
cette dissonance peut être générée » (Petiot, 2010, 18-19)
[6]. Pourquoi cette dissonance peut être générée mais, aussi
et surtout, comment les acteurs la vivent-ils et qu’est-ce
qui les fait ne pas se désengager en tant que tuteur ? Ne
pas renoncer à jouer ce rôle ? L’hypothèse formulée à ce
niveau est précisément qu’ils « réduisent leur dissonance
par le biais de l’engagement auprès des étudiants » (Petiot,
2010, 21) [6]. La mission tutorale pourrait ainsi se présenter
comme une opportunité, l’occasion de ne pas perdre, de
faire perdurer les valeurs humanistes en voie de disparition
dans le contexte hospitalier.
L’étude réalisée par Petiot, 2010, [6] part donc de ces
interrogations et de ce postulat. Des entretiens menés
auprès d’une populationtérogène, en termes d’expérience
professionnelle, d’exercice dans différents services de soins,
d’années de pratiques tutorales, permettent à l’auteure
d’aller dans le sens de cette hypothèse. Voici ce qu’elle dit en
conclusion à ce sujet : « Ils (les tuteurs) parlent pour certains
de mission, comme si cela répondait d’emblée à un contrat
moral. Les soignants semblent vouloir nourrir un rôle social
au sein d’une institution qui, paradoxalement, ne les reconnaît
pas dans cette mission et ne la formalise pas » (Petiot, 2010,
41-42) [6]. Acte purement gratuit que celui de s’engager
10 l Recherche en soins infirmiers n° 111 - Décembre 2012
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dans ce genre de mission ? Apparemment oui, mais il est loin
d’être anodin : « L’acte de tutorer qui conduit à l’autonomie
de l’étudiant, les valeurs qui sont véhiculées par le biais des
soignants et qui ne se limitent pas qu’aux savoirs pratiques
mais à des savoir-être, font que celui-ci revêt un caractère
singulier pour les professionnels de santé » (Petiot, 2010, 42)
[6]. Ce caractère singulier est avant tout à trouver dans le fait
qu’ils se veulent « passeurs » de valeurs (…) convaincus qu’ils
forment leurs pairs dans une logique humaniste qui s’oppose
à la logique économique » (Petiot, 2010, 42) [6]. Telle semble
être la stratégie mise en œuvre par ces personnels, à titre
collectif, afin que les valeurs humanistes restent présentes
à l’intérieur de l’hôpital mais aussi, à titre personnel, pour
réduire un état de dissonance à même de les fragiliser dans
l’exercice de leur profession. Cela dit, il convient de limiter ces
observations à la population enquêtée dont les professionnels
soignants non-tuteurs ne font pas partie, tout comme ceux qui
souhaitent ne plus l’être. Toujours est-il que ceux qui le sont
paraissent animés par une volonté bien réelle, un engagement
basé sur le volontariat pour faire que la relation médicale
évite les deux maux qui, pour Bourgeon (2007, 14) [19], la
guette actuellement, à savoir « la marchandisation du champ
thérapeutique et l’objectivation scientifique. Le don constitue
donc un enjeu majeur pour les acteurs paramédicaux car
ils peuvent, sur cette base, bâtir une relation thérapeutique
efficace ».
LE SENS DES AUTRES :
UNE DISPOSITION À
SAUVEGARDER ?
Plus largement, c’est le « sens des autres » qui est interrogé
par ce genre d’étude, c’est-à-dire « l’ensemble des rapports
symbolisés, institués ou vécus entre les uns et les autres
à l’intérieur d’une collectivité que cet ensemble permet
d’identifier comme telle » (Augé, 1994, 10) [22]. Le caractère
social de ce sens-là transparaît dans cette définition au
niveau de deux aspects. D’abord, au plan interindividuel
s’agissant des relations que les personnes entretiennent
entre elles, des formes qu’elles leur donnent explicitement
ou implicitement. Ensuite, dans la notion de collectivité
considérée comme un ensemble de personnes regroupées,
naturellement ou artificiellement, au regard d’intérêts ou
de buts communs. Deux aspects intimement liés dans la
mesure où la collectivité se structure à partir des relations
interindividuelles, tout comme ces dernières sont à situer
dans l’espace constitué par la première. Il y a donc lieu de
voir dans le « sens des autres », ce « sens que les hommes
peuvent donner à leurs relations réciproques » (Augé, 1994,
186) [22], ceci dans le contexte collectif les mêmes
hommes évoluent et interagissent. D’une société à l’autre,
d’une culture à l’autre, ce sens varie donc immanquablement
mais « il n’y a pas de sociétés qui n’aient, de manière plus
ou moins stricte, défini une série de rapports « normaux »
(institués ou symbolisés) entre générations, entre aînés et
cadets, entre hommes et femmes, entre alliés, entre lignages,
entre classes d’âge, entre hommes libres et captifs, indigènes
ou étrangers, etc. » (Augé, 1994, 10) [22].
Cela dit, le même auteur parle bien de « crise du sens »
au sein des sociétés modernes, crise qu’il attribue à la
substitution « des médias aux médiations » (Augé, 1994, 186)
[22]. De la sorte, les personnes sont plus ou moins amenées
à délaisser ce qui donne corps à leur existence, à savoir
les liens de réciprocité ou les relations interindividuelles.
Pourquoi ? Parce que les médias ont tendance à les distancier
les unes des autres, à mettre à mal la dimension présentielle
seule garantie du lien direct avec autrui. Certains auteurs
s’interrogent d’ailleurs sur le bien-fondé du tutorat à distance
se référant, en la matière, à Holmberg, 2003, [23] qui « insiste
beaucoup sur l’importance des facteurs socio-affectifs dans
l’apprentissage en plaçant le sentiment d’empathie au centre
de la relation pédagogique ainsi que sur le rôle déterminant
joué par le tuteur dans l’émergence d’un climat relationnel
favorable à l’apprentissage » (Depover et Quintin, 2011,
25) [24]. Que deviennent effectivement l’empathie et le
climat relationnel en pareilles circonstances ? Que dire
du « don/contre-don » quand les acteurs sont éloignés les
uns et les autres ? Voilà une nouvelle dérive possible qui,
associée à la logique économique, pourrait encore plus
contrarier la transmission des valeurs humanistes auxquelles
les personnes enquêtées par Petiot, 2010, [6] semblent
attachées. Et l’on ne voit pas comment la crise du « sens des
autres » pourrait épargner l’hôpital à l’heure où l’ensemble
des sociétés modernes semble touché par ce mouvement.
Une raison de plus pour accroître l’état de dissonance vécu
par nombre de professionnels de santé ? Il y a bien lieu de le
penser. Alors que peut bien devenir le rôle de tuteur dans
de telles conditions ? Certainement plus difficile à exercer,
est-il voué à disparaître dans quelque temps ? Trouvera-t-on
encore des volontaires pour aider les étudiants infirmiers
dans leurs apprentissages ? Si le « sens des autres » n’est plus
là, le fait de s’occuper d’autrui n’a plus lieu d’être. Voilà des
perspectives peu encourageantes qui, toujours selon Augé,
1994, [22] n’interdisent pas d’envisager des procédures de
constitution ou, plus exactement, de reconstitution. Alors
comment réhabiliter le « sens des autres » à l’heure celui-
ci paraît faire de plus en plus défaut ?
La piste éducative a été étudiée dans cette perspective
(Baudrit, 2010) [25]. Elle peut effectivement présenter quelque
intérêt au cas où, demain, les prétendants à la fonction de
tuteur se feraient plus rares et une démobilisation gagnerait
les acteurs. Il s’agit de ranimer des dispositions comme, par
exemple, l’altruisme représentatif d’un état motivationnel dont
le but est d’accroître le bien-être d’autrui (Batson, 1991) [26].
Il y a bien matière à donner l’envie d’aider et, peut-être
aussi, à voir dans les jeunes ainsi formés des tuteurs potentiels,
éventuellement prêts à soutenir ou s’occuper des autres.
Plusieurs investigations ont été réalisées en ce sens (Gilles &
Ashman, 1996) [27] ; (Gilles & Ashman, 1996) [28] ; (Gilles,
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